Retour aux articles →

Lettres ouvertes. Pour mettre la Belgique à jour

800px-Carte_Belgique_1843
800px-Carte_Belgique_1843
Face à la crise du Covid-19, le personnel politique, dépassé par les évènements, a pu compter sur l’assistance de professionnels de la santé. Pour aider à sortir de la crise rampante de l’État belge, il y a aussi des intellectuels, de diverses disciplines, capables de lever le nez du guidon et de se projeter au-delà des péripéties de l’actualité. Les trois que nous avons sollicités sont parmi les plus créatifs. Ils ont de nombreux points de convergence, ce qui leur permet de dialoguer utilement. Mais leurs désaccords ne sont pas minces. Philippe Destatte et Philippe Van Parijs sont des partisans résolus d’une Belgique fédérale simplifiée à quatre Régions qui se passerait des Communautés. Hugues Dumont, quant à lui, tient à conserver des Communautés recentrées sur l’enseignement et la culture, mais il rejoint Philippe Van Parijs dans son refus du confédéralisme que ne craint pas Philippe Destatte. À la demande de Politique, ils ont accepté de se prêter à un exercice de démocratie délibérative : rédiger une « lettre ouverte » développant leur point de vue à l’attention particulière de leurs discutants ; ensuite, dans une « réplique », commenter les autres propositions en affinant la leur.

Cet article a paru dans le n°113 de Politique (septembre 2020). NB : ces contributions ont été rédigées entre la mi-mai et la mi-août 2020.

Lettre ouverte aux régionalistes tentés par le confédéralisme

Philippe Van Parijs

L’espérance de vie de la Belgique est bien plus longue que celle des Belges, y compris celle de ma quatrième petite-fille, née la nuit dernière. Sur ce point, je pense, nous sommes d’accord. Nous sommes en outre d’avis, vous comme moi, que la vie de cette Belgique ne sera pas facile mais que des réformes institutionnelles sont susceptibles de la rendre moins inconfortable, plus sereine et même, oui, plus agréable. Mais nous différons sur la direction dans laquelle les conditions institutionnelles de cette vie meilleure doivent être recherchées.

Avant d’essayer d’expliciter ce qui nous oppose, un mot sur nos prémisses communes. La raison décisive de la robustesse de la Belgique n’a rien de glorieux : ni la Flandre ni la Wallonie ne veulent ni ne voudront laisser filer Bruxelles avec l’autre Région, et ce refus recueillera sans difficulté l’appui des Bruxellois comme des « Européens ». Les raisons de ce refus ne sont pas les mêmes de part et d’autre et elles diffèrent quelque peu selon les variantes des scénarios séparatistes. Ce n’est pas ici le lieu d’explorer celles-ci une à une[1.Je me suis efforcé de le faire, y compris pour les variantes rattachistes, dans le premier chapitre de Belgium. Une utopie pour notre temps, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2018.]. Mais la conclusion est claire. Sauf cataclysme local ou global, la Belgique existera encore au XXIIe siècle.

N’a-t-on cependant pas frôlé une majorité séparatiste en Flandre aux dernières élections ? Pas du tout. D’une part, la N-VA, par la voix de son président, fait désormais de l’indépendance de la Flandre un horizon aussi nébuleux que la nationalisation des moyens de production pour les partis socialistes. Selon Bart De Wever, qui avoue avoir changé d’avis sur ce point, il ne faut plus compter sur l’Union européenne pour tirer à elle les compétences de l’État belge qui ne peuvent pas être décentralisées. Par la suite, résignée à renoncer à l’évaporation complète de la Belgique, la N-VA propose désormais le confédéralisme comme une solution pérenne. Quant au Vlaams Belang, il rejette catégoriquement le modèle confédéral et ne jure que par l’indépendance totale de la Flandre avec Bruxelles comme capitale. Mais il se garde bien d’en faire un thème de campagne. S’il a sérieusement mordu sur l’électorat de la N-VA, c’est pour en avoir pourfendu la politique sociale néolibérale et la mollesse face à l’immigration, pas en vertu d’un scénario séparatiste dans lequel personne ne croit.

Quatre « peuples »

Au-delà de notre accord sur la longévité de la Belgique – bien suffisante pour que nous fassions l’effort de tenter d’en améliorer les institutions –, nous croyons vous comme moi que cette amélioration passe par la reconnaissance de quatre « peuples » habitant des territoires qui continueront de correspondre essentiellement aux périmètres actuels des trois Régions et de la Communauté germanophone. Même si un jour les six communes périphériques à facilités lui étaient rattachées, Bruxelles n’annexera jamais son hinterland brabançon et restera donc confinée à bien moins d’un pour cent de la superficie du pays. On ne peut en effet attendre ni de la Flandre, ni de la Wallonie qu’elles abandonnent volontairement leur province la plus riche ni de l’État belge qu’il trouve la force de les y contraindre. Il est non seulement légitime mais il est hautement souhaitable que ces quatre « peuples » développent chacun une identité distincte et forte, articulée dans chaque cas sur un régime linguistique spécifique qui consacre en même temps une relation privilégiée avec un pays voisin dans le cas de trois d’entre eux et avec la communauté internationale dans le cas de Bruxelles multilingue, capitale de l’Union européenne.

Jusqu’ici, je pense que nous ne divergeons guère. Là où je pense que nous commençons à nous séparer, c’est sur l’ampleur du rôle que l’entité Belgique devra continuer à jouer. À mes yeux, ce rôle devra rester et restera considérable pour deux raisons principales.

La première est que c’est l’entité Belgique qui est et restera État membre de l’Union européenne et qui, à ce titre, devra prendre position, via le Conseil européen et le Conseil des ministres, sur d’innombrables questions de la plus grande importance pour notre bien-être et sa répartition, notamment en tant que « gardienne des Traités », en tant que membre de l’Union monétaire et en tant que liées par des engagements en matière de lutte contre le changement climatique.

La seconde raison est que la Région bruxelloise est très petite et le restera, et que donc la zone métropolitaine centrale du pays continuera d’être partagée entre les trois Régions. Il en résulte non seulement un volume considérable de déplacements interrégionaux quotidiens – la moitié des personnes travaillant à Bruxelles n’y résident pas – mais aussi un volume considérable de déménagements interrégionaux – depuis 2000, plus de 400 000 personnes ont emménagé à Bruxelles en provenance des deux autres Régions (en plus de 800 000 personnes arrivées de l’étranger) et 600 000 personnes l’ont quittée pour s’installer ailleurs en Belgique (outre les 500 000 qui sont [re]parties à l’étranger). De cette porosité des frontières de la Région bruxelloise découlent d’innombrables externalités positives et négatives. Ce qui se fait à Bruxelles, par exemple en matière de mobilité, de santé publique ou d’enseignement impacte directement sa périphérie flamande et wallonne et inversement. De toutes les externalités, celles qui importent le plus à long terme sont les externalités fiscales. Confier aux Régions l’essentiel des instruments redistributifs, ce ne serait pas seulement compromettre la solidarité entre Régions plus riches et plus pauvres. Lorsque des Régions se partagent la métropole centrale du pays, ce serait aussi induire une concurrence fiscale et sociale qui réduirait fortement la capacité de chacune d’elles d’adopter les politiques que requiert la justice sociale au sein de sa propre population.

Pour ces raisons, il importe qu’au sein de l’entité Belgique la dynamique démocratique ne se cantonne pas au niveau de ses quatre Régions. Les décisions de l’entité Belgique elle-même ne peuvent pas être laissées aux aléas des marchandages entre des gouvernements régionaux qui n’ont de comptes à rendre qu’à leur propre électorat. Elles doivent être le produit d’une dynamique démocratique couvrant l’ensemble du pays. Quelles qu’en soient les modalités spécifiques, en particulier quant à la répartition des compétences entre les deux niveaux, c’est là que se trouve la différence fondamentale entre un modèle confédéral et un modèle fédéral. Pour les matières qui exigent une décision commune, un modèle confédéral est un modèle de négociation entre composantes qui accorde un droit de veto à chacune d’entre elles. Ce modèle est déjà – fût-ce partiellement et informellement – présent dans notre fonctionnement actuel. Il le serait systématiquement dans le dispositif confédéral binational proposé par la N-VA. La « vétocratie » qu’il implique serait bien entendu encore plus paralysante dans un dispositif à quatre composantes – le seul qui ne se disqualifierait pas d’emblée en refusant aux Bruxellois et aux Ostbelgier le respect dû à leur « peuple ». Ce blocage permanent est exactement l’imbecillity de la Belgic Confederacy dénoncée il y a plus de deux siècles par James Madison pour établir, à la lumière de son analyse de l’expérience des Provinces-Unies, la supériorité décisive du modèle fédéral sur le modèle confédéral[2. La carte blanche cadrant le débat public organisé le 12 décembre 2019 par l’initiative Re-Bel sur le modèle confédéral de la N-VA y relevait trois problèmes majeurs : la paralysie et donc l’instabilité inhérentes à tout modèle confédéral ; l’exclusion de Bruxelles dans le confédéralisme binaire de la N-VA ; la faillite de la Wallonie impliquée par la défédéralisation intégrale de la sécurité sociale et de la dette publique fédérale en 25 ans et la réduction du mécanisme de solidarité inter-régionale. Voir P. De Grauwe et Ph. Van Parijs, « Confédéralisme : trois difficultés fatales ? », « Confederalisme: leg uit, N-VA », Le Soir et De Standaard, 12 décembre 2019.].

Pour que ce modèle fédéral puisse mieux fonctionner en Belgique, il importe de renforcer son demos, de revigorer le « peuple belge » non en tant que nation mais en tant que conversation. Pour ce faire, il importe d’abord de rendre cette conversation plus fluide en exploitant à la fois la qualité sans cesse améliorée de la traduction automatisée de la parole écrite et la compétence de plus en plus largement partagée de ce mélange de néerlandais et de français qu’est l’anglais, devenu aujourd’hui, de plus en plus nettement, la deuxième langue dans chacune des trois Régions. Il importe en outre d’intensifier la conversation constitutive du demos belge en transformant les deux chambres du Parlement fédéral : élection d’un dixième des députés dans une circonscription couvrant l’ensemble du pays et remplacement des sénateurs par des assemblées citoyennes mandatées par la Chambre pour faire des propositions sur des questions d’importance majeure pour l’avenir du pays, avec referendum fédéral à la clé si ces propositions ne sont pas suivies par la Chambre[3.Ces propositions visant à créer « un demos belge pour le XXIe siècle » sont développées dans le chapitre 3 de Belgium. Une utopie pour notre temps (op.cit.).].

Une démocratie sans langue commune ?

Au-delà du service qu’il est susceptible de rendre à l’intérêt matériel de la Flandre, ce qui inspire et justifie philosophiquement le modèle confédéral de la N-VA, c’est la double conviction – qu’elle partage notamment avec les « souverainistes » français – que la démocratie et la justice distributive ne sont durablement possibles qu’au niveau d’une nation et qu’il n’y a pas de nation sans langue commune. On peut reconnaître qu’il est plus difficile de faire fonctionner une démocratie multilingue qu’une démocratie unilingue sans pour autant se laisser piéger par ce dogme nationaliste. À Bruxelles, en Belgique et en Europe, la cohabitation et l’interdépendance de citoyens que rien ne destine à converger vers une même langue maternelle rendent nécessaire de prendre des décisions à un niveau irréductiblement multilingue. Pour pouvoir espérer que ces décisions soient justes et efficaces, il faut pouvoir compter sur une dynamique démocratique commune qui parvienne à surmonter cette difficulté – et non se résigner au marchandage qu’implique le modèle confédéral.

C’est pourquoi, à chacun de ces niveaux, il faut que soient préservées, renforcées ou créées des conditions linguistiques et institutionnelles qui favorisent l’écoute mutuelle et la délibération commune au sein de populations qui, à défaut de partager une même langue et une même culture, partagent un même destin. Aussi longtemps que j’en aurai la force, je ferai ce que je pourrai pour y contribuer.


Lettre ouverte à celles et ceux qui auraient peur du confédéralisme

Philippe Destatte

Parce que je défends avec conviction le fédéralisme belge, voire le confédéralisme qui, à mon sens, n’en est ici qu’une forme avancée, certains observateurs finiraient par croire que je suis fondamentalement attaché à la Belgique.

Le hasard a fait que j’aie vu le jour dans cet État fondé en 1831. Je ne cultive aucune relation affective particulière avec la Belgique. Elle ne représente pour moi qu’un espace territorial où des populations s’efforcent de vivre pacifiquement, dans le respect social et culturel de voisins proches et plus lointains : « Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie ; personne n’est obligé de mentir pour elle », écrivait déjà Montesquieu. Je porte à peine plus d’affection à la Wallonie tant la terre et les morts, certes objets d’études intéressantes pour l’historien, m’ont toujours moins intéressé que les vivantes et les vivants. L’Europe, par contre, c’est différent. Comme la France, et malgré les avatars et vicissitudes, elle reste un grand espoir de dépassement, sinon de renouveau. Ce qui m’importe ainsi politiquement, c’est de savoir si et comment des relations de qualité peuvent naître, se maintenir, se développer, subsister avec mes contemporains sur l’espace où nous vivons.

En Belgique, rien n’est simple. Ceux qui vivent au centre comme ceux qui sont à la périphérie, ceux qui vivent au Nord comme ceux qui vivent au Sud connaissent des difficultés similaires à celles que l’on rencontre dans tous les pays. Ici s’ajoute une frontière plus que millénaire des langues, des cultures, des manières de penser et de vivre. Ces identités, à leur tour, ont généré des valeurs, des comportements, des attentes sociales, des projets politiques, non par elles-mêmes, mais par les ouvertures et affinités qu’elles ont cultivées. Même s’ils l’ont parfois nié, les politiques et les intellectuels qui ont fondé la Belgique voici presque deux siècles étaient conscients qu’ils avaient affaire à deux peuples, et ils se sont efforcés, consciemment, d’en faire une nation. En cela, ils ont échoué. Par contre, de compromis en déchirures, d’accords et de promesses en réformes de l’État, ils ont réussi à maintenir un espace commun sous la forme d’un État en renouvellement constant.

Cette Belgique de 2020 est unique dans sa construction. Alors que subsistent de fortes traces d’unitarisme, on y relève des traits de fédéralisme et des traits de confédéralisme. Elle n’est plus bipolaire. Elle s’est complexifiée culturellement, socialement, politiquement, institutionnellement. Bruxelles, cité des métis flamands et wallons, comme l’écrivait Jules Destrée, est devenue davantage non seulement multiculturelle et fondamentalement internationale, mais a aussi été officiellement reconnue depuis les années 1930 comme le lieu de rencontre multilingue des Belges. De surcroît, elle est parvenue à occuper la position enviée de constituer l’une des capitales de l’Europe, voire LA capitale de l’Union. À la surprise de beaucoup, Bruxelles en tant que Région – on disait que les Flamands n’en voudraient jamais – a émergé en 1989. À l’Est de la Belgique, les guerres mondiales ont laissé des traces par l’intégration de populations allemandes qui se sont affirmées dans les réformes comme troisième Communauté, presque déjà quatrième Région par la nature des compétences acquises.

Le confédéralisme qui est aujourd’hui sur la table des partis politiques constitue assurément une idée controversée. Revendiqué avec force par les socialistes, les libéraux et les communistes wallons après la Seconde Guerre mondiale, prôné par des intellectuels francophones jusque dans les années 1980, le terme a été diabolisé par les libéraux francophones en 1988 et en 1993 parce qu’ils étaient mécontents de ne pas avoir été associés aux deux réformes de l’État de l’époque. Comme il constituait un élargissement du fédéralisme, le mot fut repris à partir de 1994 et revendiqué à des moments différents de la vie politique par tous les ténors des grands partis flamands : Luc Van den Brande, Louis Tobback, Norbert de Batselier, Bert Anciaux, Stefaan De Clerck, Karel De Gucht, Yves Leterme, Alexander De Croo, etc. Seuls – et pour des raisons différentes – les écologistes, les fascistes et les communistes ne le revendiquent pas au nord de la Belgique, mais ne le dénoncent guère. De manière constante, les partis politiques francophones s’insurgent contre l’idée, en affirmant que le confédéralisme mène au séparatisme, à la séparation de la Belgique, à l’indépendance de la Flandre.

Le confédéralisme contre la Belgique  ?

Y mène-t-il vraiment ? En organisant l’État en entités autonomes, de plus en plus autonomes, le risque séparatiste augmente sans aucun doute. On utilisait déjà le même argument dans les années 1890, à l’égard du fédéralisme. On oublie cependant de préciser que, en procédant de la sorte, on réduit également le risque de scission, d’éclatement de la Belgique. En donnant de la liberté, de l’autonomie, du self-government aux entités fédérées, le fédéralisme a assuré le maintien de l’État belge, en laissant émerger les aspirations de la Flandre, de la Wallonie, de Bruxelles et de l’OstBelgien. Sans aucun doute, le fédéralisme a empêché un éclatement que d’autres pays n’ont pu éviter.

Ma conviction est que le confédéralisme, ce fédéralisme avancé, plus construit, mutant, voire d’une autre nature, a vocation à maintenir un espace belge politique et social. La Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) a décidé de s’y rallier en 2010, comme position de repli, comme pause plus ou moins longue sur la voie de l’indépendance de la Flandre, alors que, jusque-là, l’indépendance constituait précisément sa seule revendication. La N-VA est consciente que cette souveraineté n’est pas si simple à mettre en œuvre.

J’ai dit ne pas avoir d’affection particulière pour la Belgique. Je n’en ai pas davantage pour le confédéralisme. Néanmoins, après avoir décrypté le programme de la N-VA et ses propositions en la matière, j’ai observé, comme d’autres d’ailleurs – juristes, politologues ou journalistes – que le confédéralisme du parti présidé par Bart De Wever n’est pas la caricature que beaucoup en ont faite du côté francophone[4.Ph. Destatte, « Le confédéralisme, spectre institutionnel », Blog PhD2050, Institut Destrée, Working Paper, 31 p.]. Ce projet N-VA auquel je n’adhère pas peut constituer une base de discussion pour un projet auquel je pourrais adhérer : un schéma simplifié construit sur quatre Communautés-Régions aux mêmes compétences et aux mêmes droits, un projet dans lequel Bruxelles, véritablement bilingue, aussi flamande que francophone, assumerait son rôle de capitale de l’État belge et de l’Europe dans ses 19 communes. Dans ce schéma, la Flandre placerait sa capitale dans sa propre Région-Communauté, la Wallonie, qui aurait comme Bruxelles absorbé les compétences communautaires, accorderait sa liberté à la Région germanophone et renoncerait progressivement aux transferts flamands en redressant son économie. Dans ce schéma, ce qui reste de sécurité sociale resterait fédéral ou confédéral avant, peut-être, de devenir européen.

De toute évidence, ce qui tuera la Belgique, c’est moins le confédéralisme que l’absence de dialogue entre les responsables de ces quatre Régions…

J’ai dit que je n’avais peur ni du confédéralisme ni de la fin de la Belgique. Mais je regretterais que des femmes et des hommes vivant sur un territoire au cœur de l’Europe aient été incapables de maintenir, au-delà des institutions, ces relations qui doivent fonder les sociétés et l’humanité.


Lettre ouverte aux belges qui souhaitent se réapproprier les cadres de leur vie démocratique

Hugues Dumont

Commençons par un constat. Son évidence ne doit pas masquer la profondeur de ses conséquences. La plupart des Wallons et des Bruxellois francophones sont largement dépassés par la complexité de l’édifice institutionnel qui abrite leur vie publique. Dira-t‑on que c’est le cas dans tous les États contemporains, à commencer par ceux qui sont membres de l’Union européenne ? Ou que la force corrosive de l’individualisme qui conduit à se désintéresser des structures de la vie politique n’est en rien propre à la Belgique francophone ? Sans doute, mais il y a chez nous un phénomène d’aliénation plus lourd et plus inquiétant pour la qualité de la vie démocratique. Au cœur de celle-ci et sous la condition du respect des droits de l’Homme, je persévère à placer l’idéal de l’autonomie collective. Cet idéal passe par la délimitation d’une communauté politique que l’on peut définir, à la manière de Raymond Aron, comme « une collectivité humaine consciente de son originalité et résolue à l’affirmer face aux autres collectivités ». Ce qui fait l’intérêt de cette collectivité pour la démocratie, c’est qu’elle est unie par un désir de délibérer ensemble pour prendre des décisions dans l’intérêt général.

Le temps des souverainetés étatiques exclusives qui ne peut concevoir qu’une seule communauté politique de référence selon le modèle de l’État-nation est heureusement révolu. Les États de droit démocratiques peuvent s’éloigner de ce modèle en « pluralisant » leur communauté politique. Ils peuvent s’intégrer, sans disparaître pour autant, dans une Fédération plurinationale comme l’Union européenne. Ils peuvent aussi inclure en leur sein des nations infra-étatiques dès lors qu’elles évitent de verser dans un nationalisme de type ethnique et exclusif incompatible avec un statut de collectivité fédérée. L’État belge a suivi les deux chemins à la fois. Mais si ses élites ont apporté à la construction européenne une certaine vision, dans les limites du consensus permissif de ses citoyens, les révisions constitutionnelles relatives à sa structure interne n’ont, pour leur part, jamais reposé sur un véritable projet à long terme. Elles ont toujours relevé d’un mode de pacification pragmatique à court terme qui faisait suite à des crises qu’il fallait bien résoudre par des dispositifs de plus en plus baroques et imposés top-down à la faveur de procédures foncièrement particratiques.

Résultat : nombreux sont les Wallons et les Bruxellois qui n’habitent pas dans leur État. Ils en subissent le compartimentage, étant placés par les hasards de la vie dans une case qui ne fait pas sens pour eux, leur Communauté et leurs Régions ne faisant pas beaucoup plus sens que leur État dont on leur explique bizarrement qu’il se fédéralise par des défédéralisations. Certes, ils peuvent se rabattre sur leur commune. Maigre consolation tout de même quand on sait combien l’État demeure un maillon incontournable dans le réseau des gouvernances. Ceux qui prennent la peine de prendre conscience de leur malaise sont alors nombreux à rêver d’un ailleurs totalement utopique, qu’il s’agisse de l’utopie rétrograde du retour à la Belgique unitaire d’avant 1970 ou de l’utopie-fuite en avant du rattachement à la France.

Une autre façon de vivre ce sentiment d’aliénation largement répandu consiste à le refouler ou à se convaincre qu’il est sage de s’accommoder des maux qui l’alimentent. L’on mise alors sur un phénomène de maturation dont bénéficiera naturellement ce fédéralisme complexe dont on peut être fier, après tout, puisqu’il a pacifié des conflits qui, sous d’autres cieux, font couler le sang. Les dégâts du millefeuille institutionnel ne seraient que des maladies de jeunesse. Nombreux sont les responsables politiques les plus aguerris qui ont une propension à se mettre ainsi la tête dans le sable. Ce sont les mêmes qui s’offusquent aujourd’hui, en pleine pandémie, avec une naïveté confondante, de l’aberration de la répartition des compétences en matière de gestion de la santé publique consécutive à la sixième réforme de l’État.

Il est urgent de délivrer nos compatriotes wallons et bruxellois de ce sentiment d’aliénation et il faut leur rendre la parole. Cette réappropriation des cadres de la vie démocratique ne me semble pas moins nécessaire pour nos concitoyens flamands. Qu’ils soient bien plus nombreux à vivre positivement la construction politique de leur nation n’est pas douteux, et c’est heureux. Mais leur rapport à l’État belge et à la capitale de celui-ci est lesté d’une ambivalence aussi lourde que peu constructive.

Qu’il me soit alors permis de dire aux uns comme aux autres : de deux choses l’une, ou bien faisons enfin du fédéralisme un projet politique, nécessairement original, mais fidèle à son étymologie (foedus = lien), et non le cache sexe d’un séparatisme à crans d’arrêt ; ou bien accentuons la dynamique centrifuge et les traits confédéraux que notre système institutionnel comporte d’ores et déjà, mais en assumant alors délibérément la logique séparatiste qui va de pair. C’est l’un ou l’autre. L’art de ne pas choisir n’est plus une option. Autrement dit, voulons-nous encore délibérer ensemble, éprouvons-nous encore ce désir ? Il est temps de s’expliquer les yeux dans les yeux à ce sujet. L’incapacité que manifestent depuis les élections du 26 mai 2019 les deux principaux partis du pays de s’entendre minimalement pour entrer dans une coalition gouvernementale pose cette question, on ne peut pas le nier.

Un projet vraiment fédéral

Ma première option est celle du projet fédéral. Paradoxalement ou par l’effet d’un cercle vertueux, ce projet présuppose que l’on veuille se donner les moyens d’avoir encore envie de délibérer ensemble. Il passe concrètement par des réformes substantielles. J’en retiens ici cinq, non sans m’excuser pour le schématisme et le ton un peu impérieux auxquels les limites de cette contribution me condamnent.

Un : simplifions le millefeuille institutionnel en faisant le choix des Régions sans supprimer les Communautés, mais en resserrant les attributions de ces dernières autour de l’enseignement et de la culture. Cela signifie que l’on ne va pas demander aux responsables politiques flamands ni non plus aux responsables politiques francophones de supprimer leur Communauté respective dans les domaines de l’enseignement, de la recherche scientifique, de l’audiovisuel et des institutions culturelles dont le rayonnement dépasse les frontières régionales. Ce scénario est d’ailleurs unanimement rejeté du côté flamand. Mais une régionalisation pure et simple des matières personnalisables (santé, maisons de retraite, personnes handicapées, etc.), en tout cas celles que la Communauté française a transférées à la Commission communautaire française (Cocof), est hautement recommandable afin de garantir que dans ces domaines, il n’y ait qu’une politique publique menée à l’échelon bruxellois plutôt que l’actuelle fragmentation, aussi illisible que dysfonctionnelle, des responsabilités entre la Communauté flamande, la Communauté française, la Commission communautaire commune et la Cocof.

Deux : renforçons la cohérence des paquets de compétences attribuées tantôt à l’autorité fédérale, tantôt aux autorités fédérées, sans présupposer que cette cohérence ne peut se gagner que par des défédéralisations. Une analyse objective et sans a priori ne peut pas exclure que des refédéralisations puissent concourir à cet objectif. Selon la logique de la solidarité interpersonnelle, toute nouvelle défédéralisation dans les matières relevant de la sécurité sociale est à exclure.

Trois : créons une circonscription électorale fédérale pour faire émerger une catégorie de responsables politiques aptes à dialoguer non seulement avec les citoyens de leur propre Communauté, mais aussi avec ceux de l’autre Communauté, ainsi qu’à rendre des comptes aux uns et aux autres à l’issue de leur mandat.

Quatre : allouons des incitants financiers aux médias des deux Communautés pour qu’ils s’ouvrent beaucoup plus généreusement à l’actualité et aux débats politiques de l’autre Communauté.

Cinq : imposons l’obligation à toutes les écoles des trois Communautés de dispenser quelques heures de cours portant sur l’histoire de la Belgique, ce cours étant conçu à la manière d’un dialogue entre des historiens et des politistes des deux côtés de la frontière linguistique pour désenclaver les mémoires sub-nationales dans un esprit d’éthique reconstructive (que l’on ne confondra pas avec le projet aussi détestable qu’insensé qui consisterait à fabriquer de toute pièce un nouveau narratif national). Et faisons du néerlandais la deuxième langue obligatoire dans les écoles wallonnes.

Un projet confédéral alternatif

Pour s’inscrire aux antipodes de la première, l’option alternative ne justifie pas moins l’attention. Elle présuppose que le désir de délibérer ensemble s’est évaporé au point que la poursuite du mouvement en cours de réduction de l’État à une coquille vide s’impose comme la voie la plus rationnelle. L’horizon qui se dessine alors à terme, on peut l’imaginer en consultant le projet confédéral de la N-VA qui a le grand mérite d’exister. Je résume ce projet en six traits.

Un : à la place de l’actuelle Constitution, un « traité fondamental » entre « la Flandre et la Wallonie », mais rien n’est dit sur la procédure permettant de basculer de notre Constitution à ce « traité ».

Deux : la Flandre et la Wallonie détiennent sur leur territoire « toutes les compétences hormis celles qu’elles cèdent à la Confédération de Belgique », à savoir en tout cas la TVA et les accises pour financer l’apurement de la dette publique belge et notre participation à l’Union européenne, le droit pénal matériel, la lutte contre la criminalité à grande échelle, en attendant que l’Union européenne se l’approprie entièrement, les éléments non territoriaux du code civil, la défense, en attendant une armée européenne, et l’acquisition de la nationalité.

Trois : pour gérer ces matières confédérales, 50 députés issus du Parlement flamand et 50 députés issus du Parlement wallon se réunissent pour former le Parlement belge, tandis que deux ministres élus par le Parlement flamand et deux ministres élus par le Parlement wallon forment le Gouvernement belge avec le concours, à titre consultatif, d’un ministre issu du Gouvernement flamand et d’un ministre issu du Gouvernement wallon. S’y ajoute un organe de concertation, nommé Conseil belge, composé du ministre-président du Gouvernement flamand et du ministre-président du Gouvernement wallon. Peuvent se joindre à ce Conseil, en fonction de l’ordre du jour, d’autres ministres issus de ces mêmes gouvernements confédérés. Élargi de la sorte, le Conseil belge porte alors le nom de « Conseil des ministres belges ».

Quatre : les actuels transferts financiers nord-sud seraient remplacés par un mécanisme de solidarité réversible moyennant une phase transitoire de « solidarité temporaire ».

Cinq : « Bruxelles et la Région germanophone possèdent un statut particulier ». Si les matières « territoriales » relèvent des organes de la Région bruxelloise, toutes les « affaires liées aux personnes » (sécurité sociale, aide sociale, enseignement, culture) donnent lieu à une obligation pour les Bruxellois de faire le choix de s’affilier soit au « régime flamand », soit au « régime wallon » (c’est le gemeenschapskeuze).

Six : jusqu’ici ce programme institutionnel est indubitablement confédéral, mais s’agissant de la participation de la Belgique à l’Union européenne, il doit bien faire une concession majeure à la logique étatique. L’Union exige en effet que chacun de ses membres parlent d’une seule voix. Ce serait au Conseil belge ou à l’une ou l’autre des formations du Conseil des ministres belges qu’il reviendrait d’arrêter une position commune.

Ce projet dont on ne peut ignorer qu’il est porté par le premier parti dans le groupe linguistique néerlandais de la Chambre des représentants et celui du Sénat justifie bien des commentaires critiques, mais il mérite le débat. Tout donne à penser qu’ayant perdu l’habitude de délibérer ensemble de la plupart des matières qui, à l’échelle européenne, relèvent des organes de l’Union, ce Conseil belge sera obligé de s’abstenir faute d’être capable de s’entendre sur cette indispensable position commune. Il restera alors à demander à nos partenaires européens d’accepter, de très mauvaise grâce certainement, que le fait est là : la Belgique n’étant décidément plus un État, deux États distincts prendront sa place. Chacun de ceux-ci rejoignant son club de pays amis préférés et chacun de ces clubs y trouvant donc son intérêt, il pourrait y avoir un consensus sur cet épilogue. Quant à la question bruxelloise, la solution du district fédéral sur le modèle de Washington DC n’ayant pas l’ombre d’une quelconque plausibilité, les deux États indépendant conviendront d’un condominium sur Bruxelles qui ne ferait que prolonger le gemeenschapskeuze du modèle confédéral.

Si l’on fait abstraction de plusieurs dégâts collatéraux assez probables, notamment sur le plan économique et social, et aussi des risques d’une dérive dans un nationalisme de type ethnique et exclusif, cette option séparatiste procure à la Région flamande et à la Région wallonne les avantages pour le fonctionnement démocratique qui sont inhérents au modèle de l’État-nation : pour faire vite, force de la congruence relative entre identités politique et culturelle ; adieu les interminables négociations d’une démocratie consociative vouée à des compromis frustrants et souvent médiocres ; et vivent les décisions présumées cohérentes des démocraties compétitives qui acceptent la saine dialectique majorité – opposition ! En revanche, pour les Bruxellois, le condominium inflige à leur métier de citoyen un rétrécissement peu enviable, sinon révoltant. Il devrait être accompagné de modalités inédites pour être à peu près supportable. Du côté wallon, on peut parier que le scénario du rattachement à la France monterait en puissance.

Une proposition audacieuse

La question essentielle à mes yeux est alors de mettre les Belges en mesure de choisir en pleine conscience entre ces deux options ou de se mettre en quête d’une alternative intelligente qui reste à inventer. J’avance à cet égard une dernière proposition. Elle sera jugée audacieuse, mais elle me semble appropriée pour sortir des impasses où notre régime est en train de s’enfoncer. Concrètement, il s’agirait de mettre en place une procédure qui autoriserait l’organisation d’une élection exceptionnelle dans l’unique but de composer une assemblée spécialement habilitée à statuer sur ce que l’État belge doit devenir. En dehors du Parlement chargé de légiférer et de contrôler le gouvernement sur les questions ordinaires de la vie publique, cette assemblée constituante débattrait de toutes les hypothèses sans tabou. Au terme de ce débat, elle serait habilitée à prendre en toute souveraineté les décisions jugées praticables et légitimes, en ce compris les plus radicales qui peuvent aller jusqu’à la « déconstitution » de l’État ou sa « reconstitution » sur des bases nouvelles.

J’ai répondu dans une étude à laquelle je me permets de renvoyer aux objections juridiques qui peuvent être avancées contre la licéité de cette procédure par définition exceptionnelle[5.Cfr H. Dumont, « Ouvrir à révision l’article 195 et réveiller le pouvoir constituant originaire : possibilité, risques et opportunités », à paraître dans Chroniques de Droit Public – Publiekrechtelijke Kronieken.]. Enfin, je lance un appel au Sénat pour qu’il mène à bien le travail qui permettrait de préparer les esprits à ce nouvel exercice de la fonction constituante originaire. Il devrait se charger de la rédaction d’un rapport d’information approfondi sur les différents scénarios d’un avenir possible pour l’État belge.

Il me semble en tout cas qu’entrer dans une septième réforme de l’État en poursuivant dans la voie des compromis opaques et provisoires, à supposer que l’on en soit encore capable, ce serait priver les citoyens du pouvoir de délibérer en toute conscience de l’avenir de leur communauté politique. Ce serait alimenter la thèse que cet État est voué à un phénomène d’évaporation sans que l’on sache si la majorité de ses citoyens, d’un côté comme de l’autre de la frontière linguistique, est disposée à s’en accommoder. Au moins depuis 1991, à chaque élection, l’on entend des électeurs qui ont voté pour des partis séparatistes justifier leurs votes en fonction d’un motif étranger à cet objectif indépendantiste. Un jour, ne faudrait-il pas leur demander d’élire des représentants dont l’unique mandat sera de délibérer et de statuer en toute conscience sur les structures de l’État, leur pouvoir comprenant celui d’organiser un « bon » divorce – ou le moins mauvais des divorces possibles ? Refuser d’envisager très sérieusement cette piste au nom d’un acte de foi dans le pragmatisme légendaire des Belges qui ne ferait qu’occulter la stratégie de l’évaporation, ne serait-ce pas une imprudence et une faute contre la démocratie ?


Réplique 1 – Peut-on vraiment se passer des communautés ?

Philippe Van Parijs

Face au confédéralisme binational de la N-VA, que nous rejetons tous trois, je partage le « projet fédéral » esquissé par Hugues Dumont bien plus que l’idée d’un confé­déralisme quadripartite suggérée par Philippe Destatte. Les moyens que je propose dans Belgium. Une utopie pour notre temps pour renforcer notre demos fédéral diffèrent partiellement de ceux que Dumont propose, et je ne crois pas au big bang qu’il espère d’« une assemblée spécialement habilitée à statuer sur ce que l’État belge doit devenir ». Mais je partage entièrement son souci de (re)créer les conditions qui doivent permettre aux citoyens belges de « délibérer ensemble pour prendre des décisions dans l’intérêt général » et sa conviction que, pour y arriver, il faut se mettre en quête d’une méthode qui échappe aux marchandages coutumiers entre présidents de partis. Si l’on veut vraiment, comme semble aussi le souhaiter Destatte, « maintenir un espace belge politique et social », c’est la voie demos-cratique balisée par Dumont qu’il s’agit d’investir, plutôt que la demoi-cratie à laquelle Destatte nous invite à nous résigner : quatre démocraties juxtaposées que des négociations entre leurs dirigeants doivent constamment tenter de concilier.

Et pourtant, sur une autre dimension cruciale, c’est sur la position de Destatte que je m’aligne, et c’est à explorer sommairement les principales difficultés que cette position soulève que je consacrerai l’essentiel de cette réplique. « Simplifions le millefeuille institutionnel en faisant le choix des Régions sans supprimer les Communautés, mais en resserrant les attributions de ces dernières autour de l’enseignement et de la culture », nous enjoint Dumont. D’accord pour le suivre dans cette voie mais aussi pour aller beaucoup plus loin et plaider, avec Destatte, pour « un schéma simplifié construit sur quatre Communautés-Régions aux mêmes compétences et aux mêmes droits ». Notre fédéralisme ne pourra prétendre à la limpidité que lorsque ne subsisteront, au sein de l’État fédéral belge, que quatre entités territorialement circonscrites, avec chacune son gouvernement et son parlement, son régime linguistique distinct et une identité qu’elle pourra enfin développer sans entraves inutiles. Pour y arriver, il faudra procéder à d‘importants transferts de compétences et de budgets vers les trois Régions et vers la Communauté germanophone. Mais si l’on ne se contente pas d’une idée belle et simple et passe en revue les divers secteurs affectés, ne se heurte-t-on pas à des difficultés insurmontables ?

Pas de problème sérieux du côté de la culture : que chaque Région, libérée de tout carcan linguistique, détermine en toute autonomie sa politique culturelle, sans que rien ne doive l’empêcher d’organiser des activités, voire de financer des institutions, sur le territoire d’une autre. Pas de problème spécifique non plus du côté des médias. Ce secteur va continuer à subir d’énormes bouleversements : indifférencia­tion croissante des médias audiovisuels et imprimés, prolifération des médias sociaux, internationalisation de l’offre. Ce sera à chaque Région de déterminer quels médias elle souhaite soutenir – séparément ou conjointement, intégralement ou partiellement – et à quelles conditions.

Comme les médias, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique continueront de connaître des transformations profondes, notamment suite à la croissance des parts relatives de la formation continuée, de l’enseignement à distance, des étudiants internationaux, des financements européens et des programmes d’enseignement et de recherche en anglais. Ces tendances lourdes ne tarderont pas à faire prendre au sérieux l’idée de financer les universités en fonction du domicile des étudiants plutôt que de la localisation des institutions et même celle de refédéraliser une part de l’enseignement universitaire et de la recherche scientifique – à l’instar de la Suisse et de l’Allemagne et dans la foulée des joint ventures ULB-VUB et KULeuven-UCLouvain. En attendant que de telles réformes facilitent un fonctionnement transrégional, l’Ares et le FNRS[6. Ares : coupole des institutions de l’enseignement supérieur francophone. FNRS : Fonds (anciennement national) de la recherche scientifique. (NDLR)] et leurs équivalents néerlandophones peuvent fonctionner comme des organes birégionaux semi-autonomes avec une répartition des deniers et du pouvoir reflétant le poids respectif des Régions impliquées.

Le nœud gordien de l’enseignement

Reste le plus important : l’enseignement obligatoire. L’école est un instrument-clé pour l’instruction d’une population et sa constitution en une communauté humaine. Mais il l’est aussi pour la mobilité, l’aménagement du territoire, l’ordre public, la santé publique, la lutte contre la pauvreté, l’accueil des primo-arrivants, la formation professionnelle, la politique de l’emploi, etc. Dans la situation présente, le gouvernement bruxellois est privé du plein usage de cet instrument, qui est à 80 % sous le contrôle d’une majorité wallonne et à 20 % sous celui d’une majorité flamande. La suppression des Communautés lui transférerait ce plein usage et le financement fédéral qui doit le permettre, sans pour autant devoir empêcher les réseaux francophones et néerlandophones d’enjamber les frontières régionales, de manière à préserver d’indispensables synergies. Tant à Bruxelles qu’en Wallonie, un exécutif unique disposerait désormais d’un ensemble cohérent de compétences complémentaires et pourrait infléchir le curriculum scolaire de manière à mieux tenir compte des besoins spécifiques des élèves de chaque Région.

Voilà donc un scénario dont personne ne peut nier qu’il présente de sérieux avantages du côté francophone. Mais attention, avertit Dumont, « ce scénario est unanimement rejeté du côté flamand. » « Unanimement » est trop fort, mais il est vrai qu’il crée, pour les néerlandophones, deux problèmes pour lesquels il n’existe pas de symétrique francophone.

D’abord, il faut reconnaître que l’école néerlando­phone bruxelloise est une prouesse permanente : elle accueille et forme chaque jour des enfants dont l’immense majorité n’a pas le néerlandais pour langue maternelle, et cela dans un environnement principalement francophone. Grâce à la qualité qui lui est reconnue, elle stabilise à Bruxelles une minorité significative mais précaire de familles néerlandophones et elle équipe de nombreux non-néerlandophones d’une compétence en néerlandais que l’école francophone, en huit années d’étude, échoue presque totalement à fournir à ses propres élèves[7.Pour une analyse plus détaillée des défis linguistiques auxquels est confronté l’enseignement bruxellois (francophone et néerlandophone), voir les chapitres « Enseignement : préparer 2040 » et « Langues : mobilisation générale ! » dans Aula Magna, Demain Bruxsels. Une vision pour libérer notre ville, Bruxelles, petite collection Politique, 2019.]. Si ce n’est pas de Flandre que l’enseignement néerlandophone bruxellois est piloté et financé, quelle garantie peut‑on avoir qu’il conserve cette qualité ? Une condition nécessaire est une attitude résolument positive à l’égard du néerlandais de la part de l’ensemble du monde politique bruxellois. Le gouvernement bruxellois actuel comprend pour la première fois un ministre pour la promotion du multilinguisme et sa « note d’orientation » a reçu, au parlement bruxellois, un accueil unanimement favorable. Il reste du chemin à parcourir, mais on est sur la bonne voie[8.« Bruxelles véritablement bilingue » fait partie du schéma de Destatte. Et Dumont recommande de « fai[re] du néerlandais la deuxième langue obligatoire dans les écoles wallonnes ». Ce sont là deux manifestations bienvenues de l’attitude plus positive à l’égard du néerlandais qui prévaut désormais dans l’élite francophone. Mais elles sont incompatibles : exaucer la recommandation de Dumont, c’est condamner ce volet du projet de Destatte. L’enseignement francophone bruxellois est aujourd’hui incapable de recruter suffisamment d’enseignants ayant la motivation et la compétence pour enseigner le et/ou en néerlandais. Qu’en serait-il s’il était décidé d’enseigner le néerlandais dès la troisième primaire dans toute la Wallonie ?].

Deuxième problème : l’existence des Communautés fournit à la Flandre le prétexte formel dont elle a besoin pour pouvoir faire de Bruxelles sa capitale. Ce n’est pas vraiment un problème pour Destatte : « La Flandre placerait sa capitale dans sa propre Région-Communauté ». Elle ne ferait alors pas autre chose que ce que le Land de Basse-Autriche, qui entoure Vienne, a fait en déplaçant sa capitale de Vienne à Sankt Pölten en 1966. Mais la Région flamande a des raisons plus nombreuses et plus fortes de vouloir localiser à Bruxelles ses institutions politiques centrales. Et la Région de Bruxelles-Capitale n’a pas de bonne raison de lui refuser cette faveur, sans avoir pour cela à camoufler indéfiniment celle-ci sous l’artifice d’une entité politique non territoriale.

Avancer du côté francophone

En attendant que ces deux problèmes spécifiques au versant néerlandophone trouvent une solution suffisamment satisfaisante pour permettre la suppression symétrique des Communautés, rien ne doit empêcher d’avancer du côté francophone. Après tout, ce que feront ainsi les Wallons et les Bruxellois n’est rien d’autre que ce que les Flamands ont eu la sagesse de faire d’emblée : permettre à leurs gouvernements régionaux respectifs d’exercer sur leur territoire toute la gamme des compétences défédéralisées. Peut-être la « fédération Wallonie-Bruxelles » pourrait-elle se muer discrètement en confédération – condamnant irréversiblement de ce fait tout projet de confédéralisme binational pour la Belgique –, son gouvernement devenant un comité de concertation entre ministres régionaux alternativement présidé par chacun des deux ministres-présidents. À cette difficulté comme aux autres que j’ai évoquées, il existe peut-être des solutions plus élégantes que celles que j’ai esquissées. Mais pour qui ne veut pas se contenter de rêves et de vœux pieux, il importe de les aborder de front, sans complexe ni complaisance.


Réplique 2 – La liberté doit prévaloir

Philippe Destatte

La proposition faite par Hugues Dumont d’une mise à plat des idées et ambitions institutionnelles, d’une nouvelle interrogation citoyenne et politique du système belge, constitue sans nul doute une innovation. Dès que je l’ai découverte en novembre 2019 dans Le Vif, j’y ai adhéré. Je l’ai défendue lors du débat que j’ai eu avec l’économiste flamand Geert Noels à l’occasion des Entretiens de Val Duchesse, organisés début mars 2020 par les quotidiens L’Écho et De Tijd[9. Quelques semaines plus tard, j’ai essayé d’en prolonger l’idée dans un papier publié sur mon blog : Ph. Destatte, Un Congrès national pour se construire un nouvel avenir, Hour-en-Famenne, le 28 mars 2020.].

En effet, je pense que l’élection d’un congrès national en 2020 ou 2021 aurait beaucoup de sens pour appréhender d’une manière nouvelle la réforme de l’État, indépendamment du fait d’ailleurs que cette initiative pourrait contribuer à ce nouveau formatage de notre société que certains appellent de leurs vœux dans un monde post-Covid-19. Davantage qu’une nouvelle échéance électorale que beaucoup pensent inéluctable, mais que les partis politiques fuient comme la peste, la préparation et la tenue d’un Congrès national apparaissent porteuses d’un surcroît de légitimité et d’innovation. À l’instar du Gouvernement provisoire de 1830, le Gouvernement Wilmès-Geens, provisoire lui aussi, pourrait préparer les élections d’un Congrès national de 200 membres. Pour ce faire, il pourrait, à défaut d’y avoir désigné d’emblée deux vice-Premiers ministres PS et N-VA, s’associer, comme dans le Conseil national (ou fédéral ?) de Sécurité, les ministres-présidents des entités fédérées. Il s’agirait de rédiger, sur des bases innovantes, une loi électorale permettant d’élire un congrès national (ou fédéral ?) comme en 1830 et d’en déterminer les règles (protection des minorités, votes à majorité qualifiée, etc.). Le mode de scrutin pourrait être aussi innovant que lorsque le jeune Jean-Baptiste Nothomb l’avait préparé en 1830… Ainsi, pourrait-on, par exemple, établir le droit vote à l’âge de 16 ans le jour de l’élection – les lycéennes et lycéens n’ont-ils pas montré dans la rue qu’ils se sentaient concernés par les affaires publiques ? –, de tous les résidents européens ou non européens en séjour légal dans le royaume depuis cinq ans. Il serait également possible de modifier les circonscriptions et de permettre, d’une manière ou d’une autre, un renouvellement et une mobilité plus grandes des candidats, etc. Tout cela peut être largement débattu et peut mobiliser beaucoup d’intelligence collective et de créativité citoyenne.

Parallèlement, le gouvernement fédéral pourrait lui aussi mettre en place une Commission de la Constitution pour plancher de manière indépendante et libre sur des principes et un projet, préparer le terrain de la réforme comme a pu le faire dans les années 1950 le Centre de recherche pour la solution nationale des problèmes sociaux et juridiques en Régions wallonnes et flamandes, dit Centre Harmel. Hugues Dumont préconise que le Sénat prépare le travail institutionnel en explorant les scénarios d’évolutions possibles de nos institutions. J’adhère aussi à cette idée, tout en me disant que le cadre sénatorial pourrait être élargi à des citoyennes et citoyens tirés au sort (avec un devoir de la même nature que celui des jurys d’assises), ce qui favoriserait à la fois l’innovation et l’appropriation des résultats de ce travail. Quinze jours après les élections du Congrès national, ses 200 membres se réuniraient pour écrire la nouvelle Constitution de la Belgique – néofédérale, confédérale ou autre. Ils auraient six mois pour faire aboutir leur travail et l’obligation de le mener à bien. La démarche elle-même serait porteuse de transparence et d’un large débat public pour l’alimenter tout au long de son parcours.

Vers une démocratie de concordance ?

Parmi les modèles qui pourraient être éclairants, je placerais également celui généralement considéré comme fédéraliste de la Confédération helvétique[10.Voir J. Bannenberg, « Suisse : entre autonomie cantonale et sentiment national » dans ce dossier.]. Ce qu’on a appelé là-bas la démocratie de concordance, par opposition à un système dit majoritaire ou de concurrence, représente une manière de résoudre le problème de la formation d’un exécutif fédéral. Dans ce système, que nous préconisons avec Geert Noels, les élus recherchent des accords à l’amiable et des compromis largement acceptés. Depuis près d’un siècle, tous les partis suisses importants sont impliqués dans le processus démocratique et se voient attribuer des fonctions politiques et des postes à responsabilité dans l’administration, l’armée et la justice, proportionnellement à leur force électorale. Ainsi, le gouvernement fédéral suisse, appelé Conseil fédéral, est-il pluraliste. Il est composé de sept membres élus par le Parlement (l’Assemblée fédérale) après chaque renouvellement intégral de la Chambre (le Conseil national) ou à l’occasion de la démission d’un conseiller fédéral. Choisis parmi les citoyennes et citoyens éligibles au Conseil national, les membres du Conseil fédéral y sont élus au bulletin secret et à titre individuel pour quatre ans. N’importe quel candidat peut recevoir des voix durant les deux premiers tours du scrutin. Chaque année, un nouveau président de la Confédération est élu par l’Assemblée fédérale au sein du Conseil fédéral. C’est lui qui préside le gouvernement. Son mandat, ainsi que celui du vice-président du Conseil fédéral, n’est pas renouvelable l’année suivante. Dans son fonctionnement, le Conseil fédéral qui représente les grandes forces politiques du pays prend ses décisions de manière collégiale. Ce mécanisme réunit une assez large adhésion d’autant plus qu’un exécutif qui se fonderait sur une courte majorité perdrait en efficacité face aux recours aux référendums populaires que ne manquerait pas d’activer un puissant parti de l’opposition.

Il nous semble en effet que la Belgique pourrait adopter une formule de ce type en déterminant une répartition satisfaisante des sièges au Conseil des ministres. Il s’agirait, tout en maintenant le prescrit constitutionnel de la parité linguistique entre membres d’expression néerlandaise et française au Conseil des ministres (article 99 de la Constitution) et en y ajoutant un équilibre des genres, de permettre l’élection par la Chambre de sept ministres constituant un gouvernement fédéral. Les quatre Régions-Communautés y seraient représentées : Flandre, Wallonie, Bruxelles et OstBelgien, de même que les grandes forces politiques. Du reste, avant même de faire de lourdes modifications constitutionnelles, l’expérience pourrait être menée par des mécanismes provisoires et transitoires comme on les a connus avec la loi Perin-Vandekerkhove du 1er août 1974.

À boire et à manger…

Tant les idées de démos en tant que conversation, espace public, avancées par Philippe Van Parijs, que de collectivité humaine consciente portée par Hugues Dumont me paraissent centrales et salutaires. Bien sûr, je n’aime pas la référence à l’« affirmation face aux autres collectivités » avancée par Raymond Aron, ayant toujours défendu l’idée que l’identité pouvait exister sans altérité. J’ai d’ailleurs toujours préféré le concept de « communauté des citoyens », cher à la fille de l’auteur de l’Introduction à la philosophie de l’histoire, Dominique Schnapper, ce qui constitue une manière d’aborder l’idée moderne de nation.

À plusieurs reprises, j’ai déjà dit ma dette à l’égard de la communication faite par le professeur Francis Delperée à un colloque de l’Institut Destrée le 26 février 1976 à Charleroi – je n’y étais pas… – lorsqu’il a souligné l’importance de « faire comprendre aux hommes et aux femmes de Wallonie qu’ils sont à même de constituer une collectivité politique ». Le constitutionnaliste avait précisé qu’il comprenait la Wallonie comme « autre chose qu’une population de trois millions et demi d’habitants disséminés sur un territoire qui irait de Virton à Louvain-la-Neuve et d’Eupen à Comines. La Wallonie est plus que cela, affirmait-il. Elle est collectivité d’hommes – on dirait aujourd’hui d’hommes et de femmes –, c’est-à-dire qu’elle regroupe un peuple qui peut se réclamer de traditions particulières et qui est à même de poursuivre des objectifs qui lui sont spécifiques[11. F. Delpérée, Histoire des Mouvements wallons et avenir de la Wallonie, p. 90 et sv dans J. Lanotte éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1978.] ». Ces traditions et objectifs étaient, pour le professeur de l’Université catholique de Louvain, et à l’instar de l’historien liégeois Léon-E. Halkin, ceux qui se résument dans le mot « liberté ».

Liberté, autonomie, objectifs spécifiques. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend ni la Flandre, ni la Wallonie, ni peut-être l’OstBelgien et le Bruxelles d’aujourd’hui. Et c’est là que je diverge avec mes collègues. La dynamique fédérale ou confédérale belge ne m’intéresse que par son efficacité et son efficience, au profit des citoyennes et citoyens – au sens le plus large possible – c’est-à-dire des habitants des quatre Régions. La finalité que je donne au fédéral est celle-là. La liberté, fondée par et pour la démocratie, c’est au niveau des entités fédérées que je souhaite la voir exercée, dans le cadre de valeurs et de visions plus globales portées par l’Europe, avec toutes les difficultés que cela induit. Et c’est pour ces raisons que certaines des propositions de Hugues Dumont me sont aussi insupportables que d’autres, je l’ai dit, recueillent mon enthousiasme. Garder la Communauté française, y maintenir la culture et l’enseignement, ces compétences que la si mal nommée Fédération Wallonie-Bruxelles gère si mal depuis si longtemps ? Insupportable. Je signale d’ailleurs que, dans le modèle à quatre Régions que je préconise avec Jacques Brassinne, il n’est nullement demandé aux Flamands ni d’ailleurs aux OstBelgier, de supprimer leur Communauté pour autant que celles-ci n’exercent leur compétence que sur leur région linguistique. Dans ce projet, la Région de Bruxelles assumerait alors pleinement son bilinguisme, dans la culture, comme dans l’enseignement. Refédéraliser des compétences ? Insupportable. C’est au nom de la liberté que je refuse que des compétences en matière de climat, d’environnement, d’énergie et de soins de santé, qui ont été transférées en 2014 ou avant, soient demain gérées à nouveau par des ministres flamands qui n’ont pas les mêmes conceptions que les Wallonnes et les Wallons en ces matières.

Une circonscription électorale fédérale ? Aussi séduisante théoriquement que l’idée puisse être, je suis plus que circonspect sur la création d’un espace politique dont le débat échappera à la plupart des citoyennes et citoyens et qui voteront, comme ces baromètres politiques mesurant la popularité des élus publiés dans les organes de presse le montrent, pour des hommes et femmes politiques des autres Régions qu’ils ne connaissent ni d’Ève ni d’Adam. Si je salue l’effort des médias qui vont à la rencontre des autres Régions, j’aimerais davantage qu’ils couvrent, surtout lorsqu’ils sont publics, les Régions qui sont dans leur cahier des charges. Je suis un farouche partisan de la régionalisation de la RTBF qui n’a cessé depuis trente ans de déserter ses centres régionaux pour se centraliser Place Meiser. Quant à l’idée de développer des cours d’histoire de Belgique dans l’enseignement secondaire, l’idée m’étonne. Ces cours existent, sont au programme et dans les manuels scolaires. Hugues Dumont observe peut-être comme moi la faiblesse des étudiants qui arrivent à l’Université dans ce domaine. Mais les carences – comme dans d’autres matières – me paraissent davantage un des symptômes de déliquescence de l’institution qui, de surcroît, n’est jamais parvenue depuis 1989 à réellement motiver la majeure partie des enseignantes et des enseignants qui y travaillent. L’enseignement du néerlandais en Wallonie est bien sûr important et nécessaire. L’est-il moins que l’allemand ? Moins que l’anglais ? Je ne le crois pas. À nouveau, la liberté doit prévaloir.

Et demain ?

Le monde me paraît trop incertain pour émettre des conjectures sur la durée de vie de la Belgique. Habitué à écrire puis à évaluer des scénarios, je n’ignore évidemment pas que les inerties sont souvent plus fortes que les dynamiques de transformation. La Belgique survivra-t-elle au XXIe puis au XXIIe siècle comme Philippe Van Parijs le pense ? Je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est que, en mouvement constant, elle n’aura assurément plus la même configuration qu’aujourd’hui. Qu’elle survive, se reconfigure ou renaisse, cela dépendra sans aucun doute des efforts qui seront menés à cet effet. Ni la Flandre, ni l’OstBelgien, ni Bruxelles, ni la Wallonie ne se dissoudront dans l’État belge. Ils en sont les composantes essentielles. Si chacune et chacun ne comprend pas cette réalité, la Belgique restera dans l’impasse qui est la sienne aujourd’hui.


Réplique 3 – Une communauté  française qui fait sens

Hugues Dumont

1. Je ne peux pas suivre Philippe De­statte quand il présente le confédéralisme comme « une forme avancée » du fédéralisme. Certes, les acteurs politiques flamands ont été nombreux à le présenter de façon aussi floue, tantôt par l’effet d’un manque de connaissance du vocabulaire juridique, tantôt pour entretenir délibérément un discours très ambigu sur l’avenir de l’État. Est-ce une raison pour leur emboîter le pas ? Sous réserve des conflits d’interprétation auxquels elles peuvent évidemment donner lieu – et c’est le cas du confédéralisme, mais dans certaines limites –, les catégories juridiques favorisent la compréhension mutuelle en ce sens qu’elles aident à s’accorder sur les termes des désaccords qui sont inhérents à la vie de toute société démocratique.

Selon la théorie classique des confédérations d’États, celles-ci désignent des alliances entre États qui mettent en commun quelques compétences, mais en conservant chacun leur souveraineté : ils peuvent s’opposer à toute révision du pacte confédératif ; comme Philippe Van Parijs le rappelle, ils disposent d’un droit de veto sur toute décision importante et ils peuvent se retirer unilatéralement de la confédération. Olivier Beaud a revu récemment cette définition classique à la faveur d’importants travaux en histoire du droit. Mais la confédération revue et corrigée à leur lumière apparaît encore comme radicalement différente d’un État fédéral. Il y va d’une union volontaire et durable, mais précaire, d’États qui gèrent en commun certaines matières, en laissant en suspens la question de savoir qui, de la confédération ou des États confédérés, détient la souveraineté. Dans un État fédéral, les entités fédérées doivent renoncer à la souveraineté : ils ne disposent ni du droit de veto ni du droit unilatéral de faire sécession.

Que l’État belge actuel présente des traits confédéraux est bien vrai. Encore faut-il en cerner la portée exacte. La règle de la parité linguistique qui régit la composition du conseil des ministres et celle du consensus qui s’applique à son processus décisionnel conduisent ce conseil à présenter une analogie avec un organe confédéral quand celui-ci décide à l’unanimité. Cette ressemblance sur le plan politique ne doit toutefois pas faire oublier trois différences décisives sur les plans à la fois juridique et politique : c’est que, contrairement au schéma confédéral de la N-VA, les ministres du gouvernement fédéral ne sont pas issus des gouvernements fédérés ; ils ne les représentent pas ; et ils ne sont responsables que devant la Chambre des représentants. S’il devait être adopté, le mode de fonctionnement du gouvernement belge prévu dans le plan de la N-VA nous ferait basculer dans une tout autre structure qui ne peut pas être présentée comme le simple approfondissement du modèle fédéral. Je suis bien d’accord avec Philippe Van Parijs sur ce point, ainsi que sur les deux raisons qu’il avance pour justifier le rôle considérable que l’État belge devrait encore exercer dans un monde idéal.

2. Je ne comprends pas l’analyse que Philippe De­statte fait du schéma institutionnel de la N-VA. Ce schéma n’est pas « construit sur quatre Communautés-Régions aux mêmes compétences et aux mêmes droits », mais bien sur les deux grandes Communautés actuelles, la Communauté flamande et la Communauté française, chacune transformée en quasi-État. La Région bruxelloise et la Communauté germanophone n’occupent qu’un second rang. La N-VA ne prévoit pas non plus « l’absorption » des compétences communautaires par la Région bruxelloise. Au contraire, ces compétences auxquelles devrait s’ajouter toute la sécurité sociale demeureraient gérées par les deux Communautés, les Bruxellois devant choisir un rattachement à l’une ou l’autre selon une logique de sous-nationalité.

3. Philippe Destatte nous confie son affection pour la France et pour l’Europe. Je ne suis pas sûr que le programme de N-VA puisse offrir, en ce qui concerne la seconde, une « base de discussion pour un projet auquel » il pourrait « adhérer ». Comme je l’ai montré, tout est fait dans ce programme pour que l’unique représentant de la Belgique à la table du Conseil européen et du Conseil des ministres de l’Union soit régulièrement enfermé dans le plus parfait mutisme faute d’accord pour défendre une position commune aux deux États confédérés que deviendraient « la Flandre et la Wallonie ».

4. En revanche, je suis mille fois d’accord avec Philippe Destatte pour considérer que ce qui tue la Belgique, c’est l’absence de dialogue. Mais il met l’accent sur le dialogue entre les responsables des quatre entités territoriales qui composent l’État fédéral. Je le mettrais tout autant sur le dialogue entre les citoyens qu’une circonscription fédérale et les instruments d’une éthique reconstructive favoriseraient. Là aussi, je suis tout à fait sur la même longueur d’onde que Philippe Van Parijs.

5. Mes seules divergences avec ce dernier se concentrent sur deux points. Premièrement, comme je l’ai suggéré dans la deuxième branche de mon alternative, l’impossibilité pour les Flamands et les Wallons de se séparer de Bruxelles, combinée avec l’impossibilité pour chacun d’eux de s’en emparer seuls, ne suffit pas tout à fait pour se rassurer sur la pérennité de l’État belge. Ce n’est malheureusement pas parce que le scénario du condominium sur Bruxelles relèverait d’une « tutelle coloniale » qu’il est voué à ne jamais se réaliser.

Deux collectivités fédérées dérivées

Deuxièmement, comme mes interlocuteurs, je suis favorable à l’architecture d’une Belgique composée essentiellement de quatre collectivités fédérées de nature territoriale – la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et la Région germanophone –, mais j’y ajoute deux collectivités fédérées dérivées ou de second degré compétentes pour la gestion des matières culturelles et éducatives communes, l’une aux Flamands de Flandre et de Bruxelles et l’autre aux francophones de Wallonie et de Bruxelles.

S’il y a manifestement une identité wallonne et une identité bruxelloise – en tout cas émergente – qui justifient pleinement l’existence de deux Régions à part entière, de là à considérer que ces identités se substituent entièrement à l’identité francophone, il y a un pas que je ne peux pas franchir. L’espace Wallonie-Bruxelles ne correspond pas seulement à une réalité linguistique et culturelle. Il correspond à une réalité démographique, celle de familles éparpillées entre les deux Régions, et à une réalité sociopolitique, celle de partis politiques communs, celle d’un espace public partagé, tout ce qu’une langue commune peut unir. Côté flamand, cette dimension est essentielle : dans aucun scénario institutionnel crédible, les responsables politiques flamands n’accepteraient d’abandonner les garanties essentielles à l’intégrité culturelle des Flamands de Bruxelles que sont les écoles, les universités, les centres culturels flamands situés dans la Capitale.

Au-delà de ces considérations, la régionalisation de l’enseignement et de la culture signifierait la scission d’institutions dépassant les frontières régionales : les universités, le Fonds national de la recherche scientifique, la RTBF, le Théâtre National, le Botanique et les autres établissements culturels, ainsi que les mouvements d’éducation permanente de rayonnement suprarégional. L’obligation dans laquelle on se trouverait de dédoubler l’administration de l’enseignement et le risque élevé de créer des obstacles à la mobilité des élèves d’une Région à l’autre ne confineraient-ils pas à l’absurde ? Philippe Van Parijs me dira qu’il suffit de conclure des accords de coopération. Je n’en suis pas convaincu du tout : l’expérience du droit public belge est riche en accords de coopération dont la conclusion est obligatoire, mais qui ne sont pas conclus, ou conclus trop tardivement, ou conclus mais non appliqués, ou encore conclus, mais nécessitant des modifications sur lesquelles on ne se met jamais d’accord. Une solidarité conventionnelle est beaucoup plus fragile qu’une solidarité institutionnelle. N’est-il pas paradoxal, cher Philippe Van Parijs, que tu reconnaisses ce fait juridique dans tes arguments contre le schéma confédéral à l’échelle de la Belgique, mais que tu l’ignores quand il s’agit des innombrables interdépendances entre la Région bruxelloise et ses voisines dont les Communautés flamande et française sont l’expression ?

La suppression de la Communauté française va de pair dans ton esprit avec le remplacement du français par l’anglais en tant que lingua franca à Bruxelles. Ce projet peut séduire une certaine élite cosmopolite qui a une conception purement utilitariste de la langue, réduisant celle-ci à un moyen de communication valorisable sur le marché de l’emploi, et négligeant les enjeux culturels d’une langue, ainsi que les représentations du monde dont elle est le vecteur. Je crois au contraire qu’il faut combattre la dictature du « globish ». Or le statut actuel du français, à Bruxelles précisément, est un moyen précieux pour contribuer à ce combat. Enfin, je ne suis pas sûr du tout que l’anglicisation de Bruxelles soit compatible avec l’urgence d’un combat non moins important : celui d’y réduire la fracture scolaire. Bon nombre de jeunes Bruxellois « allophones », d’origine turque ou marocaine, n’éprouvent-ils pas déjà assez de difficultés à maîtriser la langue véhiculaire de Bruxelles ?

Post-scriptum, 18 août 2020

À l’heure où il m’est offert de reprendre la plume pour réagir à l’actualité politique, il me semble permis de voir dans l’interminable quête d’un gouvernement majoritaire depuis les élections du 26 mai 2019 la nécessité de dissocier la formation de ce gouvernement et les discussions institutionnelles pour confier celles-ci à un forum distinct. Aussi longtemps que les partis francophones accepteront la stratégie des partis flamands les plus puissants qui consiste à conditionner la formation du gouvernement fédéral à de nouveaux transferts de compétences au profit des entités fédérées pour forcer leurs interlocuteurs francophones à accepter ces transferts, on alimentera la dérive vers le confédéralisme. On peut très bien choisir d’entrer dans cette voie, mais il faut le faire en toute lucidité, à l’abri du chantage à l’instabilité politique et au terme d’un débat démocratique qui appelle le forum ad hoc dont je suggère la constitution.

(Image de la vignette et de l’article, carte de la Belgique dressée par le géographe Alexandre Vuillemin en 1843 pour l’Atlas universel de géographie ancienne et moderne à l’usage des pensionnats, domaine public, via Wikimedia Commons.)