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L’Europe face au poids des erreurs passées

Il aura fallu un microscopique virus pour enfin frapper les esprits les plus europhiles : où est donc la solidarité européenne ? La réaction très tardive de la Commission et les mesures de relance finalement adoptées par le Conseil européen n’auront pas aidé à répondre à la question. Face à cette polycrise, l’Union européenne doit s’interroger sur ses fondements.

Fin mars 2020, un peu plus d’un mois après l’émergence de la pandémie de covid-19 en Europe, Jacques Delors, qui fut président de la Commission européenne de 1985 à 1995, sortait de sa réserve pour annoncer que le « manque de solidarité [faisait] courir un danger mortel à l’Union européenne ». Ce type de mise en garde est loin d’être isolé. De nombreux médias ont également souligné à quel point l’identité de l’Union européenne se trouvait à un tournant de son histoire, face aux divisions sur la solidarité financière entre ses États membres. Le journaliste italien Lorenzo Consoli, européen convaincu, prédisait dans la foulée : « C’est ainsi que se termine le rêve européen. Et ils ne s’en rendent même pas compte.[1.www.bruxelles2.eu, 29 mars 2020.] »

L’Union face à une polycrise

Alors qu’avec le Brexit, on avait pu penser que l’Union européenne avait été confrontée à sa plus grande crise existentielle, la pandémie de covid-19 paraît bel et bien avoir pris le relais en générant une polycrise dont on ne mesure encore guère l’ampleur. S’il est sans doute trop tôt pour évaluer les réponses apportées par l’Union européenne pour faire face à la crise économique et sociale provoquée par la pandémie, nous souhaitons ici les envisager à la lumière du rôle joué par l’Union entre 2010 et 2013 face à la crise des dettes souveraines.

Si la crise des dettes souveraines et la crise économique provoquée par le covid-19 sont de nature différente, elles ont toutes deux engendré une multiplicité de crises – économique, sociale, politique, sanitaire… – au niveau européen, mais aussi mondial. Elles ont également toutes deux mis en exergue les tensions qu’engendrent l’intégration économique et monétaire européenne et les divergences quant aux principes qui doivent gouverner cette intégration. Alors que l’Italie affrontait en primeur le coronavirus sur son territoire dès la fin février, il a fallu attendre le 9 avril 2020, soit plus d’un mois, pour que les États de la zone euro trouvent un accord au sein de l’Eurogroupe[2.L’Eurogroupe est un organe informel, sans véritable statut juridique, au sein duquel les ministres de l’Économie et des Finances des 19 États de la zone euro élaborent la politique monétaire de la zone (NDLR).] sur les moyens à mettre en œuvre pour atténuer les dégâts économiques de la pandémie.

Les difficultés à trouver un accord s’expliquent par plusieurs facteurs, dont deux s’avèrent particulièrement pertinents. Premièrement, les États membres ont de grandes difficultés à s’accorder sur la mise en œuvre d’une véritable solidarité européenne, notamment quant à la forme que celle-ci devrait prendre. Pourtant, la solidarité revêt une place fondamentale au sein de l’Union européenne et elle est réaffirmée, à de nombreuses occasions, dans les traités européens. Les traités contiennent ainsi une clause de solidarité prévoyant que « l’Union et ses États membres agissent conjointement dans un esprit de solidarité si un État membre est l’objet d’une attaque terroriste ou la victime d’une catastrophe naturelle ou d’origine humaine[3.Article 222 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).] ». Deuxièmement, les instruments développés au cours de la crise des dettes souveraines, en particulier les mécanismes d’assistance financière, reposent sur l’idée que les difficultés financières éprouvées par certains États résultent d’une mauvaise gestion budgétaire. Ces mécanismes – en particulier la conditionnalité qu’ils imposent en contrepartie de l’assistance financière – ne paraissent guère appropriés pour venir en aide à des États frappés par une pandémie dont ils ne peuvent en aucun cas être responsables.

Les mesures de relance de l’Union européenne

Le 9 avril 2020, un premier accord a été dégagé par les ministres des Finances de la zone euro, réunis au sein de l’Eurogroupe, sur les réponses économiques à apporter à la crise du covid-19. Cet accord a ensuite été approuvé par le Conseil européen[4. Le Conseil européen est l’institution de l’UE qui rassemble les chefs d’État et de gouvernement des États membres (NDLR).] du 23 avril et ses modalités ont été précisées lors de la réunion de l’Eurogroupe du 15 mai. Quoique bienvenu, il s’agit, sans surprise, d’un accord a minima, qui est loin de trancher des questions débattues de longue date, comme la mutualisation des dettes souveraines (Eurobonds récemment rebaptisés Coronabonds). Cet accord s’ajoute aux nombreuses mesures adoptées par les institutions européennes, en particulier par la Commission (comme l’activation de la clause dérogatoire du Pacte de stabilité et de croissance[5.Cette clause permet de déroger provisoirement aux règles du « plafond de 3 % du PIB » pour le déficit budgétaire et du « plafond de 60 % du PIB » pour l’endettement public des États (NDLR).] ou l’adaptation du régime des aides d’État) et la Banque centrale européenne (comme le Programme temporaire d’achats d’urgence).

L’accord de l’Eurogroupe prévoit un plan d’action en trois volets, qui est opérationnel depuis le mois de juin. Le premier volet repose sur un « soutien temporaire pour atténuer les risques de chômage en situation d’urgence » (SURE ou Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency) porté par la Commission européenne[6.Règlement n° 2020/672 du Conseil, du 19 mai 2020.]. Ce mécanisme permet de fournir aux États membres des prêts à hauteur de 100 milliards d’euros, afin de leur permettre de faire face à l’augmentation soudaine des dépenses publiques destinées à préserver l’emploi. Il serait, suivant la Commission, « l’expression forte de la solidarité entre les États membres à travers l’Union européenne pour protéger les emplois ». Le deuxième volet implique un financement à hauteur de 200 milliards d’euros, via la création par la Banque européenne d’investissement d’un Fonds de garantie paneuropéen, afin de soutenir les entreprises, en particulier les PME. Le dernier volet fait appel au Mécanisme européen de stabilité (ou MES), une institution financière internationale créée en 2012 pour fournir un soutien conditionné aux États membres de la zone euro durement touchés par la crise des dettes souveraines. Jusqu’à 2 % du PIB des États de la zone euro pourrait être mobilisé dans le cadre du MES, soit approximativement 240 milliards d’euros. Les États non membres de la zone euro pourront, quant à eux, se tourner vers le Mécanisme de soutien financier à moyen terme des balances de paiements, établi par l’Union dans un règlement de 2002.

Sur cette base, le président de l’Eurogroupe, Mário Centeno, a affirmé que l’Eurogroupe a « répondu à l’appel des citoyens pour une Europe qui protège » grâce à des « propositions ambitieuses qui auraient été impensables quelques semaines auparavant ». Cette utilisation de superlatifs pour qualifier l’accord de l’Eurogroupe ne masque pas l’ironie de la situation : la réponse de cet organe informel de la zone euro à la crise économique du covid-19 repose, en grande partie, sur des instruments utilisés lors de la crise des dettes souveraines de 2010-2013 et qui ont contribué à l’ampleur de la crise actuelle. En effet, ces instruments ont exigé, durant la crise des dettes souveraines, le respect de conditions de politique économique par les États membres en difficultés financières. Et c’est bien cette conditionnalité qui a laissé exsangue le système de soins de santé – pour ne mentionner que cet aspect – des pays « bénéficiaires » de l’aide du MES et de l’Union européenne. Cette conditionnalité s’inscrivait pleinement dans la stratégie globale de l’Union pour sortir de la crise des dettes souveraines, une stratégie qui prônait et prône toujours, à travers le fameux Semestre européen[7.Le « Semestre européen de coordination des politiques économiques » est un système de coordination des politiques économiques et budgétaires des États membres, qui vise à synchroniser les politiques nationales en matière de budget, de croissance et d’emploi (NDLR).], des politiques de dévaluation interne et d’assainissement draconien des finances publiques. Les soins de santé y sont analysés comme des variables d’ajustement budgétaire : les États membres sont censés développer des systèmes efficients tout en diminuant les coûts. Et dans cette approche, l’être humain est totalement absent. C’est ainsi que l’Italie a été poussée par l’Union à réformer en profondeur son système de soins de santé, en diminuant sa qualité et son accessibilité. Cela n’est pas sans lien avec le drame humain qui s’est joué dans ce pays, où la propagation du covid-19 a mis à genoux le système hospitalier.

De multiples projets de relance

L’accord du 9 avril évoquait également un « Fonds de relance » temporaire. Le Conseil européen du 23 avril précise que ce Fonds « devra avoir une envergure suffisante, viser les secteurs et zones géographiques européens les plus touchés et être consacré à la gestion de cette crise sans précédent ». Pour le surplus, il renvoyait à la Commission le soin d’en proposer les modalités précises. C’est ainsi que le 27 mai, la Commission a présenté une ambitieuse proposition sous la forme d’un nouvel instrument pour la relance, dénommé Next Generation EU[8.Commission européenne, « L’heure de l’Europe : réparer les dommages et préparer l’avenir pour la prochaine génération », COM(2020) 456 final, Bruxelles, 27 mai 2020. Voir aussi : Communication de la Commission, « Le budget de l’Union : moteur du plan de relance pour l’Europe », COM(2020) 442 final, Bruxelles, 27 mai 2020.] et doté d’une enveloppe de 750 milliards d’euros, mais dont la négociation s’annonce d’ores et déjà difficile. Le plan de la Commission avait été précédé par une proposition de la France et de l’Allemagne de créer un fonds de relance à hauteur de 500 milliards d’euros, dans le cadre duquel la Commission pourrait emprunter sur les marchés au nom de l’Union. Cette proposition n’a toutefois pas convaincu certains États membres, comme l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède.

Le projet Next Generation EU comporte lui-même trois volets. Un premier volet devrait fournir un soutien aux États membres afin de réparer les conséquences de la crise du covid-19. Il repose principalement sur une « facilité pour la reprise et la résilience » qui, bien que mise à la disposition de tous les États membres, ciblera les parties de l’Union les plus touchées économiquement par la pandémie. Via cette facilité, les États membres seront encouragés à réaliser des investissements et à mettre en œuvre des réformes, selon les priorités fixées par le Semestre européen. Le deuxième volet devrait se concentrer sur les entreprises. Il s’appuiera sur la création d’un instrument de soutien à la solvabilité – qui permettra d’apporter une aide d’urgence aux entreprises présentant, à la suite de la crise, des problèmes de liquidité et de solvabilité – ainsi que sur le renforcement du programme InvestEU[9. Programme qui rassemble une série d’instruments financiers de l’Union. Il s’étendra de 2021 à 2027 et promet de susciter 650 milliards d’euros d’investissements supplémentaires, privés et publics, dans des secteurs stratégiques (NDLR).]. Enfin, un dernier volet concerne, entre autres, la mise en place d’un programme EU4Health pour renforcer la sécurité et la coopération dans le domaine de la santé.

Le plan de relance de la Commission repose ainsi sur une multiplicité de programmes, qui prendront la forme de subventions (à hauteur de 500 milliards d’euros) et de prêts aux États membres (pour 250 milliards d’euros). Ces montants seront financés par l’Union en empruntant sur les marchés financiers. Elle les rembourserait progressivement, à partir de 2028, grâce à la création de nouvelles ressources propres. Outre le projet Next Generation EU, la Commission a également proposé une refonte du budget de l’Union, entre 2021 et 2027, pour un montant de 1100 milliards d’euros.

Une crise de la solidarité européenne ?

Outre le débat légitime autour du caractère approprié et suffisant des solutions retenues, la gestion actuelle de la crise du covid-19 appelle trois réflexions plus fondamentales autour du fonctionnement de l’Union économique et monétaire.

Premièrement, cette crise relève de la responsabilité collective de l’Union européenne et de ses États membres. Il y a plus de dix ans, une crise initialement provoquée par un secteur bancaire et financier sous-régulé et avide de profits a été ingénieusement présentée comme résultant du laxisme budgétaire de certains États membres, les « mauvais élèves », tels que la Grèce. C’est leur laxisme qui aurait mis en péril toute la zone euro. Certaines responsabilités ont été minimisées, comme le déséquilibre provoqué par les excédents commerciaux de l’Allemagne. Cette situation a conduit à stigmatiser ces pays en difficulté et à faire peser sur leur population les coûts de dysfonctionnements communs.

Ainsi, la solidarité peine à s’imposer au sein de la zone euro. Elle se trouve régulièrement neutralisée par le spectre de l’aléa moral. Ce concept repose sur une déconnexion entre celui qui prend une décision et celui qui en supporte les coûts. Au sein de l’Union économique et monétaire, le risque d’aléa moral renvoie, par exemple, à la situation où ce n’est pas l’État responsable d’un déficit qui en supporte les coûts. Durant la crise des dettes souveraines, la conditionnalité de l’assistance financière avait vocation à rétablir la discipline budgétaire et à priver l’assistance de toute attractivité pour les créanciers et les États. Ce risque d’aléa moral repose sur l’idée que les difficultés éprouvées par un État ont été causées par son propre comportement. On comprend l’indignation de l’Italie lorsque certains États membres, comme les Pays-Bas, ont estimé qu’un soutien européen créerait un risque d’aléa moral. C’est également ce risque qui explique les divisions européennes sur les modalités d’intervention du futur Fonds de relance, entre les États membres qui souhaitent un système de subventions et ceux qui plaident pour un système basé sur des prêts. Aucun État membre ne devrait assumer seul les conséquences de décisions pourtant prises en commun. L’euro n’est pas uniquement un projet monétaire : c’est avant tout un projet politique, qui exige une solidarité forte.

Deuxièmement, il est temps que les « dogmes » fondateurs de l’Union économique et monétaire soient remis en question. Par exemple, les traités européens et le Pacte de stabilité et de croissance exigent des États membres un déficit public inférieur à 3 % de leur PIB et un endettement public inférieur à 60 % de leur PIB. Or la crédibilité scientifique de ces pourcentages a toujours fait débat et elle est fortement remise en cause aujourd’hui. Les politiques de dévaluation interne et d’assainissement des finances publiques sont une autre illustration de l’absence de renouveau. Mises en avant par l’Union européenne pour sortir de la crise des dettes souveraines, ces politiques sont présentées par l’Union comme un véritable succès, bien qu’elles aient durablement affecté les droits des citoyens européens, accentué les inégalités et entravé la reprise. Même le Fonds monétaire international (FMI) les dénonce ! Comment comprendre, dans ces circonstances, que l’Union persiste à apporter le même type de réponses aujourd’hui ?

Troisièmement, la question de la protection des droits fondamentaux des citoyens européens, notamment leurs droits économiques et sociaux, est, à l’instar de la précédente crise, éludée du débat. L’accord du 9 avril s’intéresse aux travailleurs, aux entreprises et aux États, en vue de relancer la croissance. Le projet de la Commission Next Generation EU mentionne la nécessité de s’attaquer à la dimension sociale de la crise en recourant au Socle européen des droits sociaux[10.Série de 20 principes censés garantir à tous les citoyens de l’Union européenne un minimum de droits sociaux en matière, notamment, de formation, d’égalité hommes-femmes, de conditions de travail, de salaire, de chômage, de retraite, etc. (NDLR).], mais sans fournir davantage de précisions. L’Union se concentre excessivement sur les indicateurs liés notamment au PIB ou au taux d’emploi. Elle marginalise ainsi les questions qui touchent à la dignité humaine, aux droits fondamentaux, aux inégalités et au bien-être des citoyens. Les crises permettraient une « mise au frigo » de ces questions pourtant essentielles. Que l’on se rassure, cette situation ne serait que temporaire, justifiée par l’urgence et la gravité de la situation que nos responsables politiques ont eux-mêmes contribué à créer. Pourtant, c’est précisément en période de crise que les droits fondamentaux devraient être mis au centre du débat et protégés avec vigilance, pour éviter des atteintes qui soient irréversibles.

L’Europe à la croisée des chemins

Alors que les réunions du Conseil européen par visioconférence se succèdent et qu’un embryon de coordination semble émerger, il devient crucial pour l’Union européenne de démontrer sa valeur ajoutée, afin d’être en mesure d’enrayer les vagues d’euroscepticismes générées par le manque de solidarité face à la crise sanitaire, économique et sociale liée à la pandémie de covid-19.

Cette crise est sans précédent et les réponses que l’Union européenne y apportera laisseront des traces sur la viabilité du projet européen. Relisons les premiers articles du Traité sur l’Union européenne : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples[11.Article 3.1 du Traité sur l’Union européenne, dit traité de Maastricht (7 février 1992).] » ; « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.[12.Article 2 du Traité sur l’Union européenne.] » Ces mots ne peuvent rester vides de sens. Des voies créatives, démocratiques et solidaires de sortie de crise doivent être imaginées pour éviter les ornières du passé.


Cette contribution est une version raccourcie, remaniée et mise à jour d’un texte initialement paru le 29 mai 2020 sur blogdroiteuropeen.com sous l’intitulé « Ce que nous dit la crise du covid-19 sur l’état de l’Union » et, le 2 juin 2020, sur theconversation.com sous l’intitulé « Union européenne et covid-19 : chronique d’une polycrise annoncée ».