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L’Europe politique, une étoile morte ?

Éditorial du n°116 de Politique, juin 2021.

Les négociations commerciales menées par la Commission européenne pour obtenir les vaccins contre le covid-19, l’action en justice menée par cette dernière contre Astra Zeneca qui n’a pas fourni les doses annoncées, la condamnation ferme par le Conseil européen du détournement d’avion commis par les autorités biélorusses pour récupérer l’opposant Roman Protassevitch, les sanctions européennes adoptées contre la Biélorussie et la fermeture de l’espace aérien européen aux avions de ce pays. Des exemples récents de position et d’action européennes finalement saluées par les États, institutions et médias. Ah le retour d’une Europe politique forte, on l’attendait… enfin ? Après la très longue crise, à la fois interne et externe, que le départ des Britanniques a ouverte – et surtout révélée –, l’Union, pensait-on, avait survécu au pire. Face au risque de désunion, une forme de solidarité entre les 27 États membres s’était manifestée à l’égard de l’ancien partenaire anglo-saxon. À bien y regarder pourtant, le Brexit s’inscrit dans une séquence bien plus large de perte des illusions politiques européennes. À l’instar d’une étoile morte qui brillerait encore plusieurs années-lumières après, l’Europe politique n’est plus.

On m’objectera une pléthore d’exemples où les institutions européennes ont un impact politique – au sens de « gestion de la cité » – des plus évidents : créer du droit, (dés)organiser l’économie, défendre les valeurs européennes à l’international… Voilà qui ressemble désormais plutôt à un repli stratégique sur le plus petit dénominateur commun, sur ce qui ne fait plus débat entre les différents gouvernements. Force est de constater que, hors de ses institutions, le politique européen n’est plus. Car il est ici question d’un mal profond, l’un de ceux qui constituent les soubassements d’une société. Je parle de la construction d’une conscience, à défaut d’une identité, et d’une confiance européennes basées sur des relations de solidarité entre États et entre citoyens d’une même Union (et envers les migrants débarqués sur les côtes méditerranéennes). Cette solidarité européenne qu’on a parée de toutes les vertus et qu’on a surtout rêvée dans les valeurs fondamentales et certaines politiques européennes – fonds structurels, « Europe sociale », aide au développement… Cette solidarité européenne, fondée sur une conscience et confiance européennes réciproques, où est-elle ?

Mars 2020. L’Italie sombre la première dans la pandémie. Seule, isolée. Les Italiens appellent à l’aide. L’Union mettra plusieurs semaines à réagir. Une simple question de timing mal négocié ? Non. Un traumatisme de solidarité pour la société italienne. Comme celui subi en 2011 par la population grecque – et l’ensemble des
mouvements sociaux de soutien partout en Europe. Crise de la zone euro ; pas de solidarité. Crise de la pandémie ; pas de solidarité. À deux moments charnières, de l’ordre de ceux qui structurent l’avenir d’une génération, l’Union européenne – ses institutions et ses États membres – a choisi de ne pas soutenir pleinement et directement deux de ses membres en difficulté. Malgré des différences en causes et conséquences, ce sont les deux faces d’une même polycrise européenne où les capacités du politique européen à fonder société sont remises en question.

En 2014, prenant les rênes de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker s’était donné pour mission de rendre l’institution « plus politique » et perpétuait une erreur européenne historique en confondant la politique et le politique. La première est florissante, le second brille à des années-lumières.