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L’exception chilienne

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L’expérience qui fut menée au Chili entre 1970 et 1973 par l’Unité populaire sous la conduite de Salvador Allende eut un énorme impact en Europe : elle rompait avec l’imagerie romantique de la guérilla castriste pour risquer une sortie du capitalisme avec les armes de la démocratie élective. Une piste pour l’Europe ?

Cet article a paru dans le n°100 de Politique (mai 2017). Nous le publions à l’occasion de la victoire à l’élection présidentielle chilienne de Gabriel Boric, candidat d’une coalition de gauche, face au candidat d’extrême droite José Antonio Kast. Le nouveau président est présenté comme le plus à gauche depuis Salvador Allende.

 

L’expérience chilienne – que François Mitterrand, alors premier secrétaire du Parti socialiste, définit, après une visite à Santiago en 1971, comme « une synthèse, un changement profond de la société mais à condition de ne pas tomber dans la barbarie, le Guépéou ou l’arbitraire » – reste, 44 ans après sa fin tragique, une référence historique et centrale dans la casuistique anticapitaliste. Elle se singularise par trois dynamiques fondamentales :

  • Une transition pacifique et légaliste. Arrivé au pouvoir par le suffrage universel en septembre 1970, Salvador Allende ne dispose pas de majorité parlementaire, mais il use des larges prérogatives que la constitution chilienne offre au président de la République.
  • Une convergence des luttes entre les partis politiques de la coalition « allendiste » (l’UP), le syndicat (la CUT) et un foisonnement de mouvements populaires informels et spontanés.
  • Un projet politique porté par une volonté de transformation radicale vers le socialisme qui ne se limite pas à la création d’un État social « à l’européenne ».

Pour y parvenir, l’Unité populaire s’appuie sur un programme décliné en quatre axes fondamentaux :

– Une nationalisation des secteurs stratégiques qui entend créer une aire de propriété sociale structurant l’économie, tout en maintenant une aire privée (limitée à la « petite propriété ») et des secteurs mixtes.
– La mise en place d’une démocratie sociale dans les entreprises et les secteurs publics.
– Une politique économique soutenant la demande par une augmentation des salaires et des investissements publics massifs, notamment dans le secteur du logement.
– Une réforme agraire dans un pays où la propriété terrienne reste une puissante fabrique d’inégalités.

Le programme de nationalisation sera limité. Contraint – volontairement – par sa logique légaliste, Allende ne peut nationaliser qu’au cas par cas, grâce à des décrets présidentiels qui s’appuient sur des constructions juridiques complexes, ou par une politique coûteuse de rachat d’actions par l’intermédiaire de la Cofro, la puissante société publique d’investissement et de crédit. Seule la nationalisation complète du secteur du cuivre sera votée à l’unanimité des députés et sénateurs. Fin 1972, l’aire de propriété sociale englobera essentiellement les secteurs énergétiques, bancaires, des travaux publics et du textile, des secteurs qui représentent environ 35 % de l’économie chilienne. Un résultat honorable, mais bien éloigné des 80 % que l’Unité populaire espérait atteindre.

Passée l’euphorie de la première année, marquée par une augmentation massive des salaires, une maîtrise de l’inflation et des bons résultats économiques globaux, l’expérience chilienne apparait de plus en plus fragile. Minoritaire au Parlement et dans les corps organisés de la société chilienne, Allende fait face à une large coalition d’opposants, qui va de la démocratie chrétienne à l’extrême droite. Dans ce contexte, les États-Unis, encore plus hostiles au développement d’une démocratie socialiste dans le cône sud de l’Amérique latine qu’à l’émergence des expériences castro-guévaristes dans leur pré carré, jouent un rôle central dans la fragilisation de l’Unité populaire et plus tard dans sa disparition.

La guerre d’usure commence avant même l’investiture d’Allende, avec l’assassinat du chef légaliste des forces armées, René Schneider, par un commando d’extrême droite soutenu par la CIA. Cette guerre d’usure prendra la forme, jusqu’à la fin tragique d’Allende, d’un soutien financier à toutes les composantes de l’opposition, en ce compris les plus violentes, mais aussi de nombreuses mesures de rétorsion économique, aussi injustifiées qu’illégales du point de vue du droit international.

Échec du réformisme ?

La réduction progressive de l’espace politique du gouvernement aura également un effet assez déstabilisant. D’une part, la radicalisation de la démocratie chrétienne et, d’autre part, celle – en sens inverse – du Mouvement de la gauche révolutionnaire (le MIR d’inspiration guévariste, qui avait accepté de renoncer à la lutte armée et de soutenir l’UP sans toutefois participer au pouvoir) porteront un coup fatal au jeu d’alliances assez complexe qu’Allende avait pu sceller pour accéder au pouvoir.

Échec du réformisme ou expérience déguisée de dictature du prolétariat ? Lorsqu’il s’agit de faire le bilan de l’Unité populaire, les grilles de lecture irrationnelles prennent souvent le dessus. C’est sans doute parce que, rarement dans l’histoire, une transition socialiste aura semblé possible sans recours à la violence ou à la dictature. Avec le recul historique, c’est souvent l’intransigeance, les faiblesses et les contradictions de la présidence d’Allende qui servent d’explications à sa fin. « Trop révolutionnaire pour être parlementaire, trop parlementaire pour être révolutionnaire », écrivait Régis Debray.

L’expérience portait certainement en elle-même les germes de ses faiblesses. On l’a écrit, Allende disposait de relais politiques et syndicaux puissants. Mais ceux-ci ont été progressivement débordés par les ouvriers (notamment les mineurs) et les paysans, animés par une soif légitime de réformes immédiates. Cela n’a pas facilité l’exercice du pouvoir par un président resté incontestablement populaire jusqu’à sa mort. Ces dynamiques politiques centrifuges ont parfois donné l’impression qu’Allende devait se battre sur deux fronts. Il est également difficile de faire l’impasse, dans ce court bilan, sur l’échec relatif de la réforme agraire. Malgré la redistribution de millions d’hectares de terres cultivables, cette réforme restera largement insuffisante pour incarner un véritable changement du rapport des forces au profit des paysans chiliens.

Révolution par les urnes ?

Au crédit de ces trois années, on portera l’incontestable émergence d’un passionnant laboratoire de démocratie sociale dans les entreprises, dans les campagnes et dans les quartiers populaires. La dualité qui anime l’expérience chilienne entre, d’une part, les forces structurantes (les partis politiques, le syndicat) et, d’autre part, les mouvements populaires, se distingue de nombreuses expériences de conquête de pouvoir en Amérique latine. La dimension populaire de la « révolution chilienne » restera très forte jusqu’à sa fin. C’est sans doute cette alliance entre forces politiques et mouvements citoyens qui constitue un des principaux enseignements à tirer des années Allende.

Il serait cependant excessif d’affirmer que ces faiblesses auraient joué, à côté de l’ingérence américaine, un rôle déterminant dans la fin de l’expérience chilienne. C’est le retournement de l’armée, restée légaliste jusqu’à la démission du général Prats et son remplacement par Augusto Pinochet en août 1973, qui en sonne le glas. Tout indique qu’Allende se serait maintenu au pouvoir sans le coup d’État du 11 septembre 1973. La très nette poussée de l’UP aux élections législatives de mars 1973 (elle manquera la majorité absolue de quelques sièges) montre que le pari d’une révolution par les urnes prenait corps dans l’opinion. C’est cette victoire électorale qui enclenchera la dynamique finale d’un golpe devenu le seul recours des forces conservatrices.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-ND 2.0 ; photographie d’un graffiti représentant Salvador Allende, prise en septembre 2010 par abacq.org.)