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L’injustice flagrante du « taux cohabitant »

Pénaliser des personnes parce qu’elles vivent ensemble est une injustice en termes de genre et d’inégalités sociales. L’application du «taux cohabitant1» accable des familles déjà précaires, présuppose que deux personnes peuvent vivre avec les mêmes ressources qu’une seule, empêche des couples de vivre ensemble, induit un contrôle qui stigmatise, porte atteinte au droit au respect de la vie privée et crée de l’insécurité juridique. La sécurité sociale du XXIe siècle doit évoluer vers une individualisation des droits, en commençant de façon urgente par la suppression du «taux cohabitant».

Individualisation des droits, fin des droits dérivés, suppression du statut de cohabitant… ces revendications ne sont pas neuves dans le milieu associatif. De son côté, la Ligue des familles plaide en ce sens depuis une vingtaine d’années. Elle rejoint les mouvements féministes qui, les premiers, ont porté ce combat dès les années 1970 et les associations de lutte contre la pauvreté actives sur ce sujet.

La Ligue en a fait un combat car cette «familialisation» du droit social va, dans les faits, à l’encontre des intérêts des familles elles-mêmes, en les appauvrissant et en les fragilisant. À l’heure de la mutation et de la diversification des modèles familiaux, la meilleure façon de protéger les personnes est d’individualiser leurs droits, pour leur garantir des ressources minimales après une séparation, une recomposition de couple, la perte d’un emploi, le départ à la retraite, etc., ou face à la difficulté des jeunes à quitter le domicile des parents.

Une autre motivation de ce combat est la décision de renforcer l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes dans les politiques familiales. Impossible d’ignorer le fait que les femmes sont aujourd’hui les plus pénalisées par cette non-individualisation des droits. Rappelons que le «taux cohabitant» a été instauré dans les années 1980, quand l’emploi féminin prenait de l’ampleur et, avec lui, le droit à des indemnités de chômage pour toutes ces femmes qui rejoignaient les rangs des travailleurs·euses. Les pouvoirs publics ont alors justifié ces économies sur le dos des femmes par une approche familiale fondée sur le postulat d’une solidarité financière de facto entre adultes cohabitants. Ce postulat s’avère aujourd’hui erroné.

Cinq raisons de supprimer le «taux cohabitant»

Outre les questions éthiques posées par cette pénalisation de la solidarité, la législation actuelle crée des difficultés très concrètes dans la vie des personnes. D’autant plus que les allocations ou les aides concernées (revenu d’insertion sociale ou RIS, allocation de chômage, garantie de revenu aux personnes âgées, allocation de remplacement, indemnité d’incapacité de travail, allocation d’études ou aide juridique) tiennent toutes compte de la situation familiale des bénéficiaires, mais chacune avec une définition propre des catégories familiales. Le « taux cohabitant » n’est donc pas unique, mais multiple. C’est la raison pour laquelle on ne parle pas de « statut cohabitant ».

Les raisons essentielles et incontestables de supprimer ce système se concentrent essentiellement sur cinq points, non exhaustifs.

1) C’est une entrave à la solidarité intrafamiliale et interfamiliale. Alors que les familles se débrouillent pour pallier les carences des pouvoirs publics (manque de places d’accueil pour personnes à charge, manque de logements, etc.) en s’entraidant, elles sont, dans le même temps, pénalisées pour cela.

2) C’est un frein aux recompositions familiales. La perte de ressources engendrée par l’application du «taux cohabitant» empêche des couples de se mettre réellement en ménage après avoir vécu des séparations. Soit ils vivent à moitié ensemble, soit ils recourent aux «boites à lettres fictives» et vivent dans la peur des contrôles. Pis encore : certains couples se séparent à cause de ces difficultés.

3) C’est une cause d’aggravation des inégalités entre les femmes et les hommes. Plus nombreuses au chômage, plus nombreuses en situation de famille monoparentale, plus nombreuses à prendre en charge des personnes dépendantes, plus pauvres en moyenne, les femmes sont les plus pénalisées parce système.

4) Cela crée des situations de dépendance d’une personne à l’autre, qui peuvent conduire à des formes de «déparentalisation» : lorsque, par exemple, dans une famille recomposée, l’accès à une bourse d’études dépend du statut du conjoint qui n’est pas le parent de l’enfant.

5) C’est un obstacle à la liberté de choisir comment on organise sa vie, tout simplement, donc au droit à la dignité (art. 23 de la Constitution belge) et au droit à une vie de famille.

Impact du « taux cohabitant » sur des situations réelles de vie

Puisque l’heure est aux chiffres, nous avons mesuré l’impact financier de l’application de ce «taux cohabitant». Les situations ci-dessous, mises en chiffres, sont éloquentes et démontrent toute l’absurdité du système2.

Deux mères seules avec enfants décident de vivre ensemble pour accéder à un logement moins vétuste, partager certains frais, s’entraider avec les enfants et sortir de leur isolement. Comme elles sont toutes deux au chômage et bénéficient du taux «chef de ménage», la perte pour l’une sera de 200€ par mois et pour l’autre de 450€ par mois. Si elles sont toutes deux en dernière période d’indemnisation, c’est plus de 500€ par mois de perte pour chacune.

Un père en situation de handicap aimerait continuer à héberger sa fille de plus de 25 ans qui n’a pas encore trouvé d’emploi. Sa fille n’étant plus aux études et donc plus considérée comme «à charge», ce père, qui bénéficie de l’allocation de remplacement de revenu, perdra 550€ par mois. De manière générale, les «monoparents» allocataires sociaux dont les enfants deviennent majeurs font face à une situation compliquée : ils dépendent alors des revenus de leurs enfants. Dans le cas évoqué ici, si la fille reste vivre avec son père, celui-ci dépendra en partie de son allocation d’insertion.

Un grand fils voudrait s’occuper de sa mère, qui vient de subir une opération, en la faisant emménager chez lui. Il est au chômage et elle est pensionnée. En cohabitant avec elle, il perdra 300€ par mois (voire 500€ s’il était en dernière période d’indemnisation). Pire, s’il est lui-même en procédure judiciaire pour une séparation, par exemple, il perd l’accès à l’aide juridique. Précisons que si le fils était travailleur, ses revenus ne diminueraient pas.

Une mère de cinq enfants dont le père est décédé voudrait se remettre en ménage. Elle est bénéficiaire du RIS et perçoit des allocations familiales majorées pour ses enfants orphelins. S’installer avec son nouveau compagnon impliquera une perte de revenus de 1.400€ par mois. Si les revenus de son compagnon sont supérieurs à 1.254€ par mois, elle perdra le droit au RIS. S’ils sont supérieurs à 3.000€ par mois, les enfants devront compter sur les revenus du compagnon de leur mère pour financer leurs études supérieures, car ils n’auront pas droit à une bourse d’études. Or la réalité montre que, très souvent, les nouveaux compagnons interviennent peu dans la prise en charge financière de leurs beaux-enfants.

Un père célibataire, avec une fille, est bénéficiaire du RIS et se remet en ménage avec une compagne salariée. Il perd alors son RIS et ils deviennent, lui et sa fille, dépendants de la nouvelle compagne, avec un risque évident de «déparentalisation». La fille n’aura plus droit à une bourse d’études, ou alors elle devra déménager et demander elle-même un RIS au CPAS…

Pour conclure sur ces exemples d’absurdités, rappelons que le nombre de personnes concernées est considérable : plus de 210.000 personnes perçoivent une allocation de chômage au «taux cohabitant», 50.000 un RIS et 37.000 des allocations pour handicapé·e·s3. Ces situations de vie n’ont donc rien d’anecdotique.

Avancées, coûts et bénéfices

La Cour de cassation a rendu deux arrêts (en octobre 2017 et mai 2018) qui donnent tort à l’Onem et le contraignent à accorder des allocations au «taux isolé» à des chômeurs·euses cohabitant·e·s. Ces arrêts faisant jurisprudence, l’Onem a publié en 2018 une directive qui établit les critères et les documents à prendre en considération pour définir la catégorie familiale de colocataire. C’est une première avancée notable, mais elle est loin d’être satisfaisante, pour deux raisons. D’une part, elle ne s’applique qu’à ces cas particuliers : toute personne qui voudrait invoquer cette jurisprudence devra prouver les similitudes de sa situation avec celles qui sont reprises dans les arrêts de la Cour. Ensuite, la charge de la preuve continue d’incomber à l’allocataire social·e.

Un premier pas a été franchi, mais l’enjeu est beaucoup plus large, notamment sur plan financier. Le coût de la suppression du « taux cohabitant » est estimé par la Cour des comptes à entre 7 et 10 milliards d’euros (chiffres de 2012). C’est considérable, bien sûr. Mais ce calcul ne tient pas compte des économies engendrées par la suppression des dépenses liées aux contrôles, à l’isolement, à la diminution de la solidarité familiale et privée. Nous en appelons aux économistes pour qu’ils fournissent une approche chiffrée dynamique, qui prendrait en compte autant le coût que les économies d’une telle mesure et qui proposerait un phasage pour atteindre l’objectif par étapes. Il est plus que temps de quitter un modèle injuste envers les plus précaires et qui nuit à toute la collectivité par les inégalités qu’il creuse.

1 Le «taux cohabitant» est le taux appliqué aux allocations et aides sociales lorsque le/la bénéficiaire cohabite avec une autre personne. Le montant octroyé à un∙e cohabitant∙e est moins élevé que le montant octroyé à une personne qui vit seule, avec ou sans enfants à charge (NDLR).

2 Voir le détails des calculs de ces situations et leurs explications précises sur www.liguedesfamilles.be/analyses et la campagne www.souslememetoit.be.

3 Chiffres de l’Onem et du SPF Intégration sociale, 2018.