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L’insécurité : plainte sociale et solution politique

Il faut refuser et changer le vocabulaire sur l’insécurité. L’insécurité est au mieux une sensibilité, ou encore un affect à usage politique, curieusement indexé à la délinquance. Parlons plutôt d’incertitude, une notion qui doit permettre de rouvrir la conflictualité sociale et un ancrage pour l’intervention.

Le monde est en redéfinition et en réorganisation permanentes. Nous sommes en train de sortir d’une période pendant laquelle on a cru que progrès économique et progrès social pouvaient aller de pair. Cette période fut celle, sur le plan politique, de l’État social (ou providence). L’État social actif constitue probablement un baroud d’honneur ou une résistance dernière contre la victoire de l’un sur l’autre des deux ressorts imaginaires de l’Occident moderne. Selon Cornélius Castoriadis C. Castoriadis, «La montée de l’insignifiance», Carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996 , ces deux ressorts qui ont animé l’Occident moderne sont l’émancipation et le capitalisme. L’émancipation évoque la participation du travailleur social à ce que l’on peut appeler la justice sociale ; le capitalisme renvoie le travailleur social à ce que l’on peut appeler sa participation à la défense sociale. Ces deux ressorts ont trouvé leur équilibre pendant une courte période de ce XXe siècle si contrasté. Cet équilibre est manifestement rompu. Merleau-Ponty s’émouvait — dans l’éditorial du numéro de janvier 1950 des Temps Modernes — que les salaires des édiles soviétiques étaient quinze à vingt fois plus élevés que ceux des travailleurs libres sans compter les dix millions de concentrationnaires. Je ne connais pas les chiffres de l’Europe contemporaine (dans laquelle je compte la Russie et ses ex-satellites) : quel est aujourd’hui dans cette Europe le multiple qui distingue les plus hauts et les plus bas salaires ? Quel est aujourd’hui le nombre de demandeurs d’asile plus ou moins enfermés dans ou aux abords de la forteresse Europe ? N’entendez pas ces deux questions comme un plaidoyer communiste mais comme un réquisitoire contre l’arrogance sans contradiction d’un capitalisme d’autant plus immoral qu’il se barde d’éthique. Le travail social est né de la tension entre émancipation et capitalisme ou d’un capitalisme freiné et culpabilisé par deux boucheries humaines qu’ont été l’industrialisation et la Première Guerre mondiale du XXe siècle. La citoyenneté politique et la sécurité sociale furent les premières consécrations de l’égalité, puis il est apparu que cela ne suffisait pas. Les individus et les familles, des groupes sociaux entiers, ont parfois besoin d’une aide d’une autre nature, qui relève de l’accompagnement ou de l’assistance Ce mot n’a pas de caractère péjoratif chez moi. Le travail social a toujours été malheureux, toujours entre deux chaises et c’est cela qui fait sa richesse. Je ne le connais pas d’assez près pour pouvoir en parler longuement, mais si le lobby des assistants sociaux reste puissant, il a reçu quelques coups qui donnent le sentiment que les chaises s’écartent dangereusement, pour quatre raisons qui s’enchâssent. Tout d’abord, la société du risque n’est plus celle de l’émancipation. «Plus s’étend la sphère des risques, plus se fait pressante et urgente la recherche d’un responsable (…) de quelqu’un, personne physique ou morale, capable d’indemniser et de réparer. Tout se passe comme si la multiplication des occurrences de victimisation suscitait une exaltation proportionnelle de ce qu’il faut bien appeler une résurgence sociale de l’accusation» P. Ricoeur, «Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique», Esprit, 1994, n° 11, p. 41. Zygmunt Bauman déclare lapidairement : «Il y a un méchant dans l’affaire !» Z. Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007. La société assurancielle de l’État-providence s’appuyait sur la valeur de solidarité. Cette valeur est délogée par l’idée même de risque qui l’a engendrée «dans la mesure où la protection contre le risque oriente vers la recherche de sécurité plutôt que vers l’affirmation de solidarité». Le discours de l’émancipation permettait de penser le travail social comme celui d’un sauvetage (la métaphore du filet de sécurité). Aujourd’hui, en faisant application du vocabulaire de Bauman, on dira que le travail social relève de la gestion des déchets et que la question de son sens est profondément posée. Ensuite, l’État social actif, aussi «social» soit-il, est une invention déstabilisante. Il ne faut plus améliorer la condition sociale des pauvres, mais les activer ; il faut qu’ils circulent et leurs droits seront conditionnés à cette activation. La déstabilisation se prolonge dans les «contraintes» financières de l’aide sociale : les travailleurs sociaux sont chargés de sélectionner ceux qui auront compris le mot d’ordre de l’activation et ceux qu’il faudra rayer du droit aux allocations. Les travailleurs sociaux se sont aussi et encore fragilisés par leur sollicitation dans des structures d’emplois précaires, comme ceux des contrats de sécurité et de société par exemple. Même si le soufflé est retombé, on a vécu, à partir de 1992, une double angoisse simultanée du travail social : son association à des enjeux sécuritaires et son insécurisation par son inscription dans des dispositifs à financement annuel, susceptibles d’évaluation et dépendants d’une manne budgétaire fragile. Enfin, le sens du travail social est d’autant plus en crise que la nouvelle gestion publique, qui s’est installée depuis quelques années, privilégie le discours organisationnel et managérial sur le discours du sens ou de la mission…Vincent de Gaulejac a publié un livre V. De Gaulejac, La société malade de la gestion : idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2005 qui dit mieux que quiconque la forme très problématique que prend l’organisation contemporaine du travail et l’esprit sans esprit qui la caractérise. Je pense que, dans le champ du travail social, les enseignements de ce livre sont tout autant intéressants que dans le champ de l’entreprise. J’y ajouterai que l’effet de ces évolutions est probablement de faire ressentir plus encore la proximité entre le travailleur et celui qu’on appelle le client (si l’on suit le lexique de la nouvelle gestion publique). Les ministres bruxellois Benoît Cerexhe et Emir Kir décident de réformer le secteur de l’intervention ambulatoire à Bruxelles, en la plaçant sous la tutelle d’un décret unique. Ce secteur est aujourd’hui découpé, sur mesure, selon les problématiques particulières comme la toxicomanie, les plannings familiaux, les services de santé mentale. La «rationalisation» passe donc par un décret unique, et l’exigence d’une convention-qualité, dont le sens et la portée sont encore inconnus. Une travailleuse de l’un des services concernés s’interroge : quelle est l’importance de modifier ainsi l’organisation et le subventionnement du secteur ? On sait déjà en tout cas qu’il n’est pas question, dans cette démarche-qualité, de faire figurer en quoi la situation socio-économique a un impact sur les situations des personnes précarisées que le secteur rencontre. Les ministres disent en effet en chœur et sans sourciller : «Nous n’avons tout de même aucun pouvoir». Outre le problème spécifique de la convention qualité dont il est question ici et qui insécurise le personnel des différents services agrégés par les ministres, la dernière phrase m’intéresse : «Nous n’avons tout de même aucun pouvoir». Il semble bien que cette petite phrase soit généralisable. Qui aujourd’hui ose prétendre qu’il a un quelconque pouvoir ? Les travailleurs sociaux ont-ils un pouvoir ? Ou bien préfèrent-ils, comme tout le monde (et je les comprends : je fais partie du nombre), la plainte sociale qui consiste à convenir que «nous n’avons tout de même aucun pouvoir» ? Paul Ricoeur conclut : «Ainsi déconnectée d’une problématique de la décision, l’action se voit elle-même placée sous le signe de la fatalité laquelle est l’exact opposé de la responsabilité». Faut-il nommer «insécurité» la situation ainsi trop rapidement décrite du travail social ? L’insécurité est un concept d’une telle inconsistance qu’il est sociologiquement inutile, voire même dangereux, si on le laisse seul, comme on le fait bien souvent. Ce concept est sans doute par contre nécessaire pour faire consensus malgré l’incapacité contemporaine de nommer et d’appréhender les malaises professionnels et sociaux. «Pour faire consensus» : tout mon propos se tiendra dans cette finalité que j’attribue à l’insécurité. C’est à la fois un sésame pour dire une plainte sociale et un sésame pour l’étouffer. L’insécurité peut, socialement, nommer des malaises diffus qui affectent de nombreuses sphères de la société, comme si ces malaises n’avaient qu’une seule forme et qu’une seule expression. L’insécurité sert donc aussi, politiquement, à étouffer la diversité des malaises grâce à la réduction que le concept permet par son imprécision. Il existe en effet une menace, celle d’une insécurité qui n’a pas besoin de qualificatif pour qu’on la comprenne, celle que ferait naître la délinquance, plus particulièrement sur l’espace public. Les autres insécurités ont besoin de qualification : sociale, de l’emploi, du salaire, de l’avenir… L’insécurité, la vraie, celle qui se contente de ce nom, c’est celle qui menace notre intégrité physique. La fortune de l’insécurité est tributaire d’une confusion conceptuelle «pratique».

Approche historique de l’insécurité : de la modernité…

Le dictionnaire historique de la langue française m’apprend que le mot «sécurité» apparaît en français dès le XIIe siècle mais il n’est pas utilisé avant le XVIIIe (soit avant l’époque moderne). Pourtant les facteurs d’insécurité au Moyen-âge faisaient fortune : guerres, famines, épidémies, brigandages… Le mot désigne l’état d’esprit confiant d’une personne qui se croit à l’abri du danger. Au XVIIIe siècle, il s’applique à toute situation exempte de dangers, qui détermine la confiance. «Insécurité» apparaît pour la première fois en 1794. Voilà qui donne à penser que la notion discutée renvoie à un problème fondamentalement moderne, issu de la Révolution française ! Restons donc bien à cette période marquée elle-même par la (recon)naissance des droits de l’homme. Parmi ces droits listés par la déclaration de 1789, aucun n’évoque la sécurité. La convention européenne des droits de l’homme (qui date du milieu du XXe siècle) ne reconnaît pas plus un droit à la sécurité, contrairement à la portée de certaines revendications ou de discours politiques qui en font même le premier droit (sans sécurité, pas d’exercice possible des autres droits). Dans la période prémoderne, le monde des hommes était celui d’un territoire et de relations sociales d’interconnaissance ; la confiance (même mal placée) relevait de cette interconnaissance sociale limitée. L’ennemi est de l’autre côté de la colline. De ce côté-ci, nous sommes amis. La modernité, avec laquelle apparaît l’usage du mot sécurité, se caractérise par trois grandes tendances : la dissociation du temps et de l’espace, la dissociation des sphères politique, domestique, religieuse et économique À ce sujet, voir C. Macquet, «L’échange social et la régulation des déviances à l’aube de la (possible) postmodernité», dans D. Kaminski (dir.), L’usage pénal des drogues, Bruxelles, De Boeck, Perspectives criminologiques, 2003, pp. 299-323 et, enfin, l’indifférence éthique. — La dissociation du temps et de l’espace. Les gens deviennent mobiles et croisent des étrangers. Le régime de la confiance doit changer. Cette dissociation a des effets paradoxaux : la libération de l’individu à l’égard de sa communauté, mais aussi l’universalisation de la figure de l’étranger. Plus l’homme s’individualise, plus l’autre lui apparaît comme tel, comme autre, comme étranger. — La dissociation des sphères politique, domestique, religieuse et économique. Cette dissociation, est d’ordre politique. L’État moderne est redéfini en instance de lien entre ces sphères d’action séparée, ainsi qu’entre les individus. Par exemple, en s’attribuant le monopole de la violence et en instaurant des mécanismes de solidarité (citoyenneté nationale, sécurité sociale).  L’indifférence éthique Les développements de ce paragraphe sont inspirés de Z. Bauman, Alone Again. Ethics after Certainty, London, Demos, 1992. Le texte en est téléchargeable sur le site : www.demos.co.uk. La modernité, subissant ces deux premiers effets, se caractérise enfin par l’émergence de la bureaucratie (champ politique collectif) et de l’entreprise capitaliste (champ économique et privé), toutes deux fondées sur la raison et le processus de rationalisation (au sens de la mise en ordre rationnelle). Des tâches complexes exigent la division du travail ; chacun contribue à une tâche dont il ne connaît pas nécessairement le plan d’ensemble. Ainsi, en ce qui concerne la bureaucratie, on peut avancer que le guidage des institutions reposait sur la loi, considérée comme prescrivant toutes les normes hiérarchiques de son application. Cette conception verticale de la loi, bien que contestée, contenait sa part de confort pour les agents chargés de l’appliquer ou de la respecter. En ce qui concerne l’entreprise (et sa rationalité instrumentale), les moyens doivent être utilisés pour la maximalisation des fins que sont le profit et la rentabilité. Les limites morales ne jouent guère. Les deux rationalités ont ceci en commun : la neutralisation morale et le flottement de la responsabilité. La neutralisation morale est l’effet d’une représentation dominante du monde faite de régularité et d’ordre. La morale ne peut que suivre les mêmes principes. Dans un tel monde, «être moral» ou «bien faire son travail» c’est apprendre, mémoriser et respecter les règles verticales. La socialisation procède de l’intériorisation des normes. L’action est réalisée selon des procédures prédictibles et selon les commandes reçues. Le flottement de la responsabilité se diagnostique du fait que ces commandes apparaissent comme impersonnelles (on a l’impression que la responsabilité est si diluée, flottante, que les organisations ne sont dirigées par personne) et les individus agissent d’une manière qu’on pourrait qualifier d’éthiquement indifférente (il s’agit d’être correct, de faire son travail, ce que faisait Eichmann en organisant les convois pour Auschwitz).

…à la post-modernité ?

La montée en puissance de la sécurité doit être replacée dans un contexte contemporain souvent qualifié, en référence à l’ouvrage de Ulrich Beck U. Beck, La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, Alto, 2001. Pour une discussion de l’application des thèses de Beck aux questions pénales, voir J.-F. Cauchie et G. Chantraine, «De l’usage du risque dans le gouvernement du crime, Nouveau prudentialisme et nouvelle pénologie», Champ pénal, Vol. 2, janvier 2005 (http://champpenal.revues.org/document80.html) , de société du risque. Depuis 1960, approximativement, trois modifications fondamentales ont affecté le monde occidental (pour la question qui nous réunit). — La double dissociation exposée ci-dessus s’est accrue. D’une part, les échanges mondiaux sont plus rapides (accroissement quantitatif et nouvel équilibre du monde) et s’adjoint à cet accroissement la difficulté de contrôler le flux des personnes (migrations), des biens (prohibés) et de l’argent (dit sale). D’autre part, les sphères politique, domestique, religieuse et économique se sont tellement éloignées l’une de l’autre que la mobilité s’y inscrit également : la mobilité devient politique, économique, domestique et religieuse (on change «facilement» de parti, de conjoint, de métier, de pensée, d’affiliation… plusieurs fois dans sa vie) Voir Z. Bauman, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/Chambon, 2004. Il ne s’agit pas de prétendre que ce régime de labilité est facile à vivre ; il s’agit de constater que c’est devenu la norme. Si l’on est sûr d’une chose aujourd’hui, c’est que notre trajectoire individuelle va prendre des inflexions inattendues Voir Z. Bauman, Alone Again, op. cit. qu’elle ne prenait pas il y a à peine cinquante ans, sauf chez quelques aventuriers. Bauman indique encore autrement le changement de régime : «Nous sommes sûrs non plus des règles du jeu mais d’une chose très différente, c’est que les règles du jeu vont changer à plusieurs reprises avant que le jeu prenne fin» Z. Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette, Pluriel, 2002, p. 15. On peut parler de fragmentation (des vies), de discontinuité (de la vie) et d’inconséquence. Être prévoyant devient impossible. Et la manière de s’en sortir aujourd’hui semble plus que jamais de surfer (sur la vague) et même d’éviter l’engagement. Être prêt à bouger lorsque l’opportunité frappe à la porte et être prêt à s’en aller lorsqu’elle cesse de frapper… Alors que la vie de l’homme moderne pouvait être métaphorisée par l’idée de pèlerinage dans le temps (dont l’itinéraire est fixé d’avance ainsi que la destination, avec la conscience que chaque étape a son importance et qu’il n’est pas question de faire marche arrière par exemple), aujourd’hui, l’image serait plutôt celle du tourisme dans le temps : on ne peut ni ne veut plus décider de la ou des places que l’on occupera et de l’ordre dans lequel on va procéder. La destination finale n’est pas sûre. Par contre, il faut surtout rester en mouvement. Quand on sait cela, il n’y a pas de quoi établir des racines ou s’engager dans des relations trop fortes. C’est le tourisme ou l’immobilisation (l’impuissance) : soit nous sommes des SDF de luxe, soit nous sommes paradoxalement immobilisés comme les «vrais» SDF (rien n’est moins mobile que ceux que l’on dit sans fixité). Je ne peux que penser que le modèle confiant et progressiste de l’intervention sociale typique du milieu du XXe siècle a dû s’adapter à de telles transformations… — Dans le même temps, l’État ne semble plus être en mesure d’assurer «facilement» le lien attendu de lui : la citoyenneté nationale est mise à mal par des rattachements infra-nationaux (communautaires, régionaux, locaux) et par des éclatements supranationaux. L’autorité de l’État ne peut qu’en être affaiblie. Et dans le même temps, l’appareil d’État destiné à assurer la sécurité des citoyens et exerçant le monopole de la violence (le système pénal) s’engage petit à petit à répondre à des demandes croissantes. On passe ainsi progressivement d’un peuple de citoyens à un peuple de victimes, d’insécures, d’inactifs activés, comme si, dans une atmosphère d’incertitude quant à l’avenir, la reconnaissance de l’individu s’opérait de façon plus efficace et légitime sur le mode victimaire et joggeur que sur le mode politique ou social (celui du rattachement collectif et celui de l’affiliation sociale, tous deux battus en brèche par les deux dissociations évoquées ci-dessus). L’État devient le gestionnaire de l’exclusion. — La conjonction des deux premiers changements (disparition de la continuité progressiste, soit du changement idéal, et déstabilisation du rôle de l’État) invite ce dernier à mettre tous ses oeufs dans le même panier, celui de la précaution. Aujourd’hui, le projet politique s’y est totalement encastré et c’est aux individus que l’idéologie managériale Sur ce thème, voir D. Kaminski, «Troubles de la pénalité et ordre managérial», dans Recherches sociologiques, vol. 33, n° 1, 2002, pp. 87-107 demande de prendre des risques. Alors que le projet politique est normalement une projection risquée, il s’immunise aujourd’hui dans la protection contre les risques. Quand un problème ne peut pas être traité, il n’a plus qu’à être conçu comme un risque ou alors on le renvoie à la responsabilité et à l’autonomie du «porteur» du problème. Face à la perception de l’autre comme obstacle (compétition et retraite dans la vie privée), face à la fragmentation et à la discontinuité de la vie, face à la disparition de la force moderne des règles verticales qui s’imposent confortablement, nous nous retrouvons seuls – autonomes et responsables – avec des dilemmes «moraux». C’est la fin de l’indifférence éthique. Oserais-je cette boutade ? Le programme de Mai 68 est réalisé… et nous avons peur ! Le comble : nous avons peur parce qu’il se réalise en se retournant, dans un contexte de réduction drastique des opportunités de progrès social.

L’insécurité comme solution

L’insécurité (telle qu’indexée à la délinquance) est un véritable problème. Il importe cependant de cerner l’utilité de mal le poser L. Van Campenhoudt, «L’insécurité est moins un problème qu’une solution», dans Y. Cartuyvels et Ph. Mary (dir.), L’Etat face à l’insécurité. Dérives politiques des années 90, Bruxelles, Labor, 1999, pp. 51-66. Le formatage de nos vies par les notions de risque et de précaution est tel qu’il serait aberrant de prétendre qu’aucune nécessité n’existe d’assurer la surveillance et le contrôle. Au contraire, il y a lieu de se rendre compte que surveillance et contrôle sont accrus, tant par les forces étatiques de la police publique que par des mécanismes privés de surveillance. Mais il faut aussi constater que les investissements de ces mécanismes visent la criminalité effectivement contrôlable ou protègent les services qui ont les moyens de se protéger (institutions bancaires) ou encore les transactions virtuelles enregistrables (cartes de crédit par exemple). Les ressources publiques et privées de sécurité ne s’adaptent pas aux «besoins» des usagers particuliers, dans l’espace public comme dans l’univers privé : comme usagers, comme habitants, nous sommes certes de plus en plus contrôlés, mais sans doute guère mieux protégés Ph. Robert, «L’évolution des politiques de sécurité», dans L. Mucchielli, Ph. Robert (dir.), Crime et sécurité, L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, pp. 42-52. Réside ici un élément structurel qui n’exige aucunement un investissement supplémentaire dans la sécurité (prévention spécialisée, nouveaux métiers précaires de la sécurité substitués aux fonctions multi-services des contrôleurs, des guichetiers et des poinçonneurs qui ont disparu du paysage public…), mais au contraire des politiques sociales et des politiques d’emploi (non orientées par le seul souci de sécurité, c’est-à-dire déspécifiées). Mais les fonctions que remplit le discours politique sur l’insécurité Je suivrai ici partiellement les propos de M. Lianos et M. Douglas, «Danger et régression du contrôle social : des valeurs au processus», dans Déviance et Société, vol. 25, n° 2, 2001, pp. 147-164. Voir aussi, M. Lianos, «Point de vue sur l’acceptabilité sociale du discours du risque», dans Les cahiers de la sécurité intérieure, 1999, vol. 38, pp. 55-73 permettent cependant d’être pessimistes à l’égard des chances de voir se substituer des politiques sociales et d’emploi déspécifiées aux politiques dites de sécurité. Trois fonctions sont identifiées. — Une fonction évasive : pendant que l’on gère les risques et que l’on s’occupe de notre sécurité, on occulte que nos vies ne continuent pas toutes de la même manière, que les inégalités devant les risques ou devant d’autres aspects de la vie sociale perdurent ou s’aggravent. La gestion des risques estompe la visibilité des divisions, des inégalités, qui contribuent pourtant à la production des risques. — Une fonction individualisatrice : les disparités sociales structurelles sont rejetées du discours, qui écarte les explications structurelles des événements. Lianos considère qu’appartient à l’idéologie du risque «la prédilection institutionnelle pour l’erreur humaine dans les incidents techniques et pour le jeune délinquant dans les incidents sociaux». Cette prédilection est celle de la responsabilisation individuelle. — Une fonction hiérarchisante : gouverner consiste aujourd’hui à sélectionner et à hiérarchiser les dangers. Les élections présidentielles françaises du printemps 2002 constituent à cet égard une sinistre illustration du classement de l’insécurité au hit-parade d’une gouvernance par le risque Les publications de l’époque n’ont pas manqué de contribuer à ce «classement» ou au contraire de l’interroger. Voir, parmi les publications «sérieuses» : L. Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001 ; Ph. Robert, L’insécurité en France, Paris, La Découverte, 2002 ; S. Roché, Tolérance zéro. Incivilités et insécurité, Paris, Odile Jacob, 2002 ; L. Mucchielli, Ph. Robert (dir.), Crime et sécurité, L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002. Bref, l’insécurité a valeur de métonymie à usage idéologique masquant les inégalités sociales, les discriminations ethniques, les symptômes diversifiés de la souffrance, du stress au travail et de la dépression, l’effet de dérégulations multiples qui caractérisent notre époque (notamment au travail et dans la sexualité). Cela n’empêche certes pas de faire de ces questions l’objet d’un débat télévisé ou d’un dossier spécial dans un magazine, mais la construction de ces facteurs d’insécurité n’atteint pas le stade de la chose publique, c’est-à-dire du conflit. La délinquance et l’insécurité qu’elle produirait n’atteint pas non plus ce stade, mais c’est parce qu’aujourd’hui la chose politique est ramollie dans le consensus. L’insécurité est en quelque sorte l’indexation à la délinquance d’une problématique identitaire généralisée que je préfère nommer «incertitude» Voir D. Kaminski, «L’exigence de certitude: de sa reproduction et de l’impasse de son traitement par le discours de la science», Mille Lieux Ouverts, n° 23, janvier 2000, pp. 13-21. À mille lieues de la théorie du complot sécuritaire, l’incertitude doit être entendue et reconstruite dans ses multiples facettes afin qu’éclatent les affinités électorales autant qu’électives que le processus métonymique d’insécurisation lui forcent à entretenir avec la seule délinquance et qu’émergent des projets politiques moins anxiogènes en ce qui concerne la délinquance et moins anxiolytiques pour le reste. Le pouvoir préfère la plainte à la revendication. Il préfère la peur à la colère. Je pense que le monde d’aujourd’hui est rempli de revendications et de colères. Mais qu’il est encore impossible de les formuler clairement, dans la pleine conflictualité que cette formulation suppose. Elles sont encore à l’état larvaire de plainte et de peur, et tout est fait pour qu’elles restent en cet état ou pour qu’elles soient interprétées dans ce registre.

Travailler aujourd’hui : transformer l’insécurité en incertitude

À la plainte sociale et à la solution politique que convoque le vocabulaire de l’insécurité, je préfère le vocabulaire de l’incertitude. L’incertitude à deux versants : l’un anthropologique, lié à notre condition d’être parlant ; l’autre est historique (c’est-à-dire contemporain). — L’éthique (à laquelle j’associe la politique) est la manière dont nous mettons un terme, par le langage, à la souffrance du gouffre infranchissable entre les mots et les choses, entre vous et moi et du malentendu G. Agamben, Le langage et la mort, Paris, Christian Bourgois, 1991. Le réel du monde, de l’autre et de nous-mêmes nous est inaccessible. On peut en mourir, on peut en devenir fou. Ou bien on fait le pari (éthique/politique) de se servir de ce point de notre commune humanité (outre notre animalité) : le langage. Si l’action, l’intervention a quelque chose à faire avec l’éthique/la politique, c’est à tout le moins dans un énoncé fort : pas d’action sans parole (au contraire d’un énoncé shakespearien: words, words, words, rebattu dans l’idée que lorsque l’on parle, «ce ne sont que des mots»). Words, words, words, donc, mais pas n’importe lesquels. — Une nouvelle incertitude nous accable aujourd’hui, qui redouble la communauté étroite entre les «intervenants» et les patients, clients, usagers, jeunes, handicapés, auxquels l’intervention s’adresse. La vie contemporaine impose une prise de risque accrue et fait même du changement non plus un aléa mais une norme de la vie, norme que ne connaissaient pas nos grands-parents ; de plus, cet impératif (le changement permanent) est individualisé en ce sens que c’est l’individu lui-même qui doit produire et réélaborer en permanence sa biographie et son itinéraire. Ce diagnostic sociologique est plus terrible qu’on peut le croire parce qu’il n’affecte pas seulement les personnes en détresse ; il nous affecte tous, mais incontestablement en produisant des effets différents. Certains s’essoufflent, d’autres sont incapables de suivre la norme d’autonomie et de changement permanent. Nous ne sommes pas égaux devant l’exigence de mobilité, et une part importante de la souffrance contemporaine est supportée par ceux qui sont «coincés», qui «ne suivent pas le mouvement , ou se montrent «incapables de changer»… Quand je laisse entendre que nous sommes tous touchés par les effets de l’insécurité (anthropologique et historique) ainsi redéfinie comme incertitude, il ne s’agit pas de dire que nous souffrons tous de la même chose et que nous pouvons donc nous comprendre, dans un mouvement d’empathie universelle. Il s’agit de dire que la même et irréductible difficulté d’être (pour utiliser la formule de Cocteau) nous affecte tous, jeunes, handicapés ou aidants, travailleurs sociaux, éducateurs ou autres, riches comme pauvres, et que c’est au départ de cette difficulté incompressible (que j’appelle incertitude), et avec elle pour horizon indépassable, que nous nous devons de travailler à réduire les inégalités devant cette difficulté.

Changer de vocabulaire

Nos choix ne peuvent plus compter, «comme avant», sur des codes universels et des règles préconstruites. Les choix restent des choix, et l’incertitude n’est pas une nuisance temporaire que l’on peut chasser en apprenant des règles (loi, morale) ou en suivant des avis d’expert (science) ou en copiant sur les autres (imitation). La condition permanente de la vie est dénudée. La vie est une vie de continuelle incertitude. Sans garantie… La véritable conscience politique exige de faire face à l’incertitude existentielle et circonstancielle, d’en prendre acte et de concevoir son action sur fond d’incertitude assumée. Le travail ne peut consister à s’immuniser contre le risque (tendance politique et organisationnelle contemporaine), mais il doit prendre le risque de l’incertitude. Je terminerai par cette dernière considération. Le consensus de l’insécurité (et de la plainte sociale qu’il manifeste) présente un biais sinistre, c’est celui de la logique immunitaire. L’insécurité est reliée au risque et il faut se prémunir contre le risque. Qu’est-ce que la vie ? Une réduction des risques ou une prise de risques ? La vie politique est pour moi l’engagement dans une projection risquée ; la vie sociale aussi. C’est ce qui semble devenu impossible sous le règne du vocabulaire de l’insécurité. Words, words, words ? Je propose un changement de vocabulaire. L’insécurité est un risque non exploité et non exploitable, sauf par le pouvoir qui promet illusoirement son inversion (son inénarrable droit à la sécurité). L’incertitude figure l’absence de garantie, mais elle est exploitable. L’incertitude renvoie au doute, au dilemme, à la pluralité d’options. On peut tirer profit de l’incertitude, on peut construire sur elle une action individuelle et collective. L’incertitude est concevable comme ressource : elle peut renverser la vapeur débilitante de l’insécurité, qui ne contient pas de doutes, qui n’ouvre pas d’options. L’insécurité paralyse : son discours est celui de la peur paralysante, de la plainte, de l’exclusion et du consensus. L’incertitude ouvre des possibles : son discours est celui de l’action sans garantie, du motif de colère et de rencontre, et du conflit. Être ensemble, ce n’est pas s’intoxiquer au consensus de la sécurité, mais se donner, dans l’incertitude, la capacité de construire les conflits d’aujourd’hui.