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Luigi Ghirri, l’œil du géomètre

[Chronique Image publiée dans le numéro 107 de Politique, mars 2019]

«Comment penser par images» : voilà sans doute le fil rouge de l’œuvre de Luigi Ghirri (1943-1992) photographe, penseur, écrivain… et géomètre de formation[1.Le Jeu de Paume Concorde, à Paris, consacre une exposition majeure à «Luigi Ghirri – Cartes et territoires» jusqu’au 2 juin 2019. James Lingwood, qui en est le commissaire, est aussi auteur de plusieurs textes sur l’œuvre de Ghirri dans le catalogue dont sont tirées les citations utilisées dans cette chronique. (www.jeudepaume.org)] Cette dernière qualité ne sera pas sans influence sur sa représentation du monde de même que sa fascination pour les cartes et les atlas qui nourriront directement de nombreuses séries de photos. «J’aime beaucoup voyager sur un atlas et aime davantage encore les tout petits voyages du dimanche dans un rayon de trois kilomètres autour de chez moi», dit Ghirri. Chez lui : c’est-à-dire Modène et l’Émilie-Romagne où Ghirri se promène et photographie, mais où l’autodidacte échange aussi avec les intellectuels et créateurs, très nombreux à Modène dans les années 1970.
Avec ce qu’il qualifie lui-même de «viaggio minimo», Ghirri va à la fois être le témoin lucide et attentionné des transformations de l’Italie provinciale après le miracle économique des années 1960, mais aussi celui qui, bien avant l’âge du numérique, se fait le critique de «l’anesthésie du regard». Affiches, publicités, journaux, photos seront souvent mis en abime dans des «paysages d’images» que le photographe va rassembler en une
œuvre immense. «La réalité devient toujours davantage une colossale photographie et le photomontage est déjà là : c’est le monde réel», écrit Ghirri dans Kodachrome (1978), un livre-album essentiel pour la compréhension de son travail.

Ghirri est certainement – et injustement – moins connu que bien des stars de la photographie mondiale et, mais tant par son œuvre que par sa réflexion sur l’image, il compte parmi les photographes les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Son oeuvre se décline en «séries»
qui sont autant de versions foisonnantes de ses représentations du monde (paysages, cartes et atlas, répétitivité de l’image jusqu’à l’abstraction et au conceptuel…)[2. Et dont l’exposition du Jeu de Paume rend très bien compte.] Ne (re)gardons, ici, que deux photos des premières années : elles parlent superbement du regard de Ghirri qui est un des premiers à utiliser la couleur dans une démarche artistique.

Mais le photographe de Modène refuse le formalisme comme l’esthétisme. Il photographie en couleur parce que le monde n’est pas en noir et blanc et que l’évolution de la technique le lui a permis. Mais Ghirri confie ses rouleaux à des labos grand public (en accord avec sa couleur «kodachrome»).
Sa recherche permanente porte sur une démarche. Dès le début – il se consacre totalement à la photo à partir de 1970 –, Ghirri fixe un cadre au sens propre comme au sens figuré : «J’ai toujours abordé directement la scène que je cherchais à “représenter” en me tenant carrément face à mon sujet pour éviter toutes sortes d’obliques ou de point de fuite, de coupures ou de pertes… L’art de la photographie est déjà en soi un geste esthétique et formel», disait-il. L’approche «frontale» demeurera une des composantes fortes de sa photographie qui cherche à donner un espace à ses sujets, espace qu’il met cependant toujours en relation avec la question du «hors champ». Le souci du cadrage vaut pour les lignes comme pour les hommes, pour les signes comme pour les cieux.

Ghirri mort très jeune laisse une immense œuvre d’images et de textes qui doivent être (re)visités au temps d’une invasion des images qu’il avait pressentie en même temps qu’Umberto Eco, avec qui il partagera la notion d’«œuvre ouverte». Cette vision lucide et parfois pessimiste de l’extension exponentielle du champ des images n’empêchait pas Luigi Ghirri de proclamer cette volonté : «Il faut continuer à penser la photographie comme désir, image dialectique et peut-être utopie, pour montrer à l’autre notre stupeur vis-à-vis du monde».