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Machiavel et la politique : la force des armes et les armes de la force

Pour gouverner en temps d’incertitudes, quel meilleur conseiller politique que Machiavel ? Cet auteur a traversé les époques pour donner son nom au machiavélisme. Pourtant, le sens de son œuvre est plus complexe. En développant une vision pragmatique du pouvoir, il repense la relation entre l’éthique et le politique, et il dissocie le politique du christianisme. Véritable défenseur de la république, sans recourir à une hypothétique vertu citoyenne, Machiavel appelle à gouverner à partir de la réalité.

« Conflit est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres. Aux uns, il a donné formes de dieux, aux autres d’hommes ; il a fait les uns esclaves, les autres libres[1.Héraclite, in Les Écoles présocratiques, Paris, Folio Essais, 1991, p. 78.]. » Héraclite

Nicolas Machiavel (Niccolò dei Machiavelli, 1469-1527) était un citoyen de la république de Florence. Il y a exercé plusieurs charges publiques, fonctionnaire puis diplomate, dirigeant des missions auprès de la papauté et de la cour de France. L’instabilité politique, les convulsions et rivalités entre grands bourgeois et aristocrates qui gouvernaient la ville l’ont conduit en prison, où il a connu la torture. Gracié lors de la restauration du pouvoir des Médicis, mais destitué de ses charges et exilé, retiré de la vie publique, il compose divers traités relatant l’histoire de sa ville et une pièce de théâtre qui aura beaucoup de succès, La Mandragore. Mais il produit surtout deux œuvres qui lui assureront un renom retentissant, faisant de lui, encore aujourd’hui, un des grands théoriciens de l’action politique réaliste : Le Prince, publié en 1532 et les Discours sur la première décade de Tite-Live, publiés en 1531.

Dans le premier chapitre du Traité politique, resté inachevé à sa mort, Spinoza – qui possédait les œuvres complètes de Machiavel et les a méditées – s’en prend avec ironie aux philosophes qui se mêlent de politique : « Quant à leur doctrine politique, elle est toujours inapplicable, elle évoque une sorte de chimère – à moins qu’elle soit destinée au pays d’utopie – ou au siècle poétique de l’âge d’or, c’est-à-dire au lieu et au temps précisément où le besoin ne s’en ferait pas sentir. » Est-il plus tendre pour les femmes et hommes politiques ? « Les hommes politiques songeraient, croit-on, bien plus à tendre des embûches aux hommes qu’à les servir utilement et leurs actes seraient inspirés bien plus par la ruse que par la sagesse. Ne savent-ils pas, par expérience, qu’il n’y a pas d’hommes sans défauts ? C’est pourquoi, en vue de déjouer la méchanceté des hommes, ils ont recours à toutes sortes de procédés éprouvés qui font appel au sentiment de crainte, bien plus qu’au raisonnement. […] Lorsque ces personnages formés par la pratique s’avisent d’écrire sur un sujet politique, ils le traitent indubitablement beaucoup mieux que les philosophes, puisqu’ils n’enseignent rien qui ne soit applicable[2.Spinoza, Traité de l’autorité politique, chapitre 1, § 1 & 2.]. »

Cette longue citation valait le détour : on serait tenté d’y lire un résumé génial de l’œuvre du Florentin et l’approbation d’un penseur de la chose politique qui ne rêve pas, mais observe de près la comédie humaine. En résonance avec Spinoza, Machiavel précise : « Plusieurs se sont imaginé des républiques et des principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la manière dont on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour ce qui se devrait faire, apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver[3.Machiavel, Le Prince et autres textes, Paris, Folio Classique, 2008, chapitre XVIII.]. » Le prince[4.À entendre ici au sens de « le dirigeant politique », « le gouvernant ».] ne gouverne pas avec les hommes tels qu’il les voudrait, mais avec les hommes tels qu’ils sont : c’est la vérité effective de la chose, cette fameuse chose qu’est le pouvoir.

Questions de vocabulaire

Quelques œuvres philosophiques ont produit des adjectifs et épithètes entrées dans l’usage courant : un amour platonique, un fichu cartésien. Quant à Machiavel, l’épithète qui lui est associée, machiavélique, est peu flatteuse : machiavélique a comme synonymes astucieux, démo­niaque, dissimulateur, finassier, florentin, fourbe, insinuant, cauteleux. En revanche, plus neutre est l’adjectif machiavélien, « conforme à la doctrine politique de Machiavel ». Mais dans l’usage courant, un politicien machiavélique tend des pièges, « tue » ses amis rivaux et paralyse ses ennemis ; ce méchant est dépourvu de tout sens moral, malhonnête, menteur, sans la moindre intégrité[5. J’ai donné quelques exemples de ces pratiques politiques dans P. Ansay, Vie spirituelle et engagement, Bruxelles, Couleur Livres, 2016.]. Citons, à titre apéritif, Machiavel lui-même et Le Prince, sa première grande œuvre, qui l’a rendu célèbre, produisant ainsi le bréviaire maudit pour l’engagement et l’action politique : « Le prince est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut que tant qu’il le peut, il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal[6.Machiavel, Le Prince…, op. cit., chapitre XVIII.]. » Ces phrases, tirées de leur contexte, attireront sur l’œuvre de Machiavel bien des excommunications. Citons l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : « Machiavélisme, s. m. Espèce de politique détestable qu’on peut rendre en deux mots, par l’art de tyranniser, dont Machiavel le Florentin a répandu dans ses ouvrages. » Or la vérité de l’œuvre est plus complexe. Elle fait signe vers une déconnexion partielle entre le registre de l’éthique et celui du politique. Dans une culture encore marquée par le double sceau de l’aristotélisme[7.Pour la philosophie politique antique, le bon prince était un homme bon et vertueux. Il se devait d’être honnête et désintéressé, magnanime et généreux. L’avènement du christianisme ajouta à cette panoplie morale la miséricorde et la loyauté. L’agir politique devait construire une « bonne » société, orientée par les valeurs du bien, repoussoir par excellence de la philosophie politique libérale, qui consacre la prédominance du juste sur le bien.] et du christianisme, Le Prince a causé, tout comme le Traité théologico-politique de Spinoza et le Léviathan de Hobbes, un énorme scandale. On ne gouverne pas les hommes avec des prières ni avec de l’eau bénite, mais avec des mensonges assortis du fouet, voire pire encore : voilà ce que constate Machiavel. Gouverner, c’est apprendre à ne pas être bon.

« Verità effetuale de la cose, fortuna, virtù et occasione »

Machiavel est le théoricien du pragmatisme en politique. Sans doute a-t-il violé un tabou : la tentative entreprise par l’Église de coder la politique, de la moraliser, d’instaurer des limites et des trêves, afin que la cité des hommes cherche ses raisons d’agir dans la cité de Dieu. Machiavel n’en a cure, car ce qui l’intéresse et ce qui lui apparaît le plus convenable, c’est d’agir à partir de la verità effetuale de la cose, la vérité effective de la chose[8.Même si le concept comme tel n’apparaît qu’une fois dans Le Prince…, op. cit., chapitre XV.]. Gouverner, exercer le pouvoir nécessite une approche réaliste. Il faut s’affranchir des leurres de l’imagination et des appâts des bonnes intentions. Nous sommes souvent disposés à prêter aux autres d’excellentes intentions, de nobles visées, une fidélité inconditionnelle à un idéal politique commun, un sens approfondi de l’amitié. Mais il faut séjourner quelques jours dans une cellule de dégrisement philosophico-politique : « Les désirs de l’homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n’est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un mécontentement habituel et le dégoût de ce qu’il possède[9.Machiavel, Discours, in Le Prince…, op. cit., p. 210.]. »

Agir en politique, c’est accepter de se défaire du moralisme, de la puissance de notre imagination, qui ne voit pas dans la réalité la vérité effective de la chose, mais le rêve qu’elle y projette. Il faut prendre les choses et les êtres pour ce qu’ils sont et non pour ce que nous souhaitons, en bons copains loyaux, qu’ils soient. Et le politicien qui prend la main plus vite que l’autre, qui comprend la vérité effective de la chose, gagne à coup sûr, car il anticipe. Les hommes, le « vulgaire », jugent des choses davantage avec les yeux, « car chacun peut voir facilement, mais comprendre bien peu[10. Le Prince…, op. cit., chapitre XVIII.] ». Entre le visible – l’apparence – et le tangible – ce qui se laisse manœuvrer –, il y a une marge que seuls les politiciens prévoyants et réalistes connaissent et savent utiliser. Prendre la main, c’est littéralement « manipuler ». Il s’agit de penser et d’agir dans la conjoncture, de comprendre les tenants et aboutissants d’une situation, les opportunités qu’elle présente, de saisir le kairos, l’instant à saisir ou le moment favorable. Et la vérité effective de la chose, c’est que vers un but il y a plusieurs chemins possibles, dont celui de l’enfer.

Le second grand concept qu’agite Machiavel est la fortuna (« la chance, le sort »). Agir en politique, c’est baigner dans l’incertitude, dans le risque, dans le torrent imprévisible des passions humaines et dans l’intégrale produite par ces interactions, le hasard et l’imprévisible. La fortuna chemine avec sa sœur, qui la suit comme son ombre portée : l’infortune, le hasard défavorable. Ce propos s’explicite dans une métaphore outrageusement sexiste : « Je crois aussi qu’il vaut mieux être hardi que prudent, car la fortuna est femme et il est nécessaire, pour la tenir soumise, de la battre et de la maltraiter. Et l’on voit communément qu’elle se laisse plutôt vaincre de ceux-là, que des autres qui procèdent froidement. Ce pourquoi elle est toujours amie des jeunes gens comme une femme qu’elle est, parce qu’ils sont moins respectueux, plus violents et plus audacieux à la commander[11. Idem, chapitre XXV.]. » La fortuna, poursuit Machiavel, « est maîtresse de la moitié de nos œuvres[12. Ibidem.] ». Quant à l’autre moitié, nous pouvons la gouverner en ingénieurs politiques, en essayant de résoudre le douloureux problème qui souvent sépare l’éthique personnelle et l’agir politique.

La fortuna, indique-t-il encore, est semblable à une de ces rivières torrentueuses « qui, dans leur colère, noient à l’entour les plaines, détruisent les arbres et les maisons, dérobent d’un côté de la terre pour la porter ailleurs ; chacun fuit devant elles, tout le monde cède à leur fureur, sans pouvoir y mettre rempart aucun ». Un prince qui s’appuierait uniquement sur la fortuna court à sa perte, mais celui qui, dans les intervalles de paix, montre sa prévoyance, construira des digues et des canaux de dérivation. Car la fortuna est aussi une rivière vicieuse, « qui montre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et qui porte ses assauts au lieu où elle sait bien qu’il n’y a point de digues ni de levées pour lui tenir tête[13. Idem, chapitre XXV.] ». Il n’y a point de recette miracle : tantôt c’est la prudence qui sourit à l’entrepreneur, tantôt au contraire c’est son audace. Ce qui importe, précise Machiavel, c’est de changer sa façon de faire au bon moment et au bon endroit. Les têtus vont à l’échec et celui qui est contraint par ses habitudes, soit d’audace, soit de prudence excessive, ne pourra pas se mettre à l’écoute de la vérité effective de la chose, qui est composée de hasards, d’ignorances, de dissimulations, bref d’un tissu d’interactions largement imprévisibles. Ainsi, la réalité politique est en partie inconnaissable, changeante et pleine de risques.

Pour que la fortuna se change en bonne fortune, Machiavel fait appel à un troisième concept, la virtù, qu’il faut se garder de traduire par le terme français vertu. Par ce concept de virtù, Machiavel entend cette implication vive de l’action au sein d’une situation donnée, une entreprise poursuivie avec courage et persévérance. C’est la qualité de celui qui est capable de surmonter des défaites lors de batailles mais qui poursuit jusqu’à la victoire dans la guerre, de celui qui est capable de renoncer à des gains tactiques immédiats et accepte des défaites locales, des gambits momentanés, sans perdre de vue les buts de guerre sur lesquels concentrer, le moment venu, le gros de ses forces. Il faut que l’homme politique domine la structure, en comprenne les mécanismes, saisisse ce que la fortuna lui offre quand elle est bonne fortune et évite les retours de flamme quand elle se fait mauvaise.

La virtù demande de la flexibilité, une adaptabilité foudroyante, autant qu’elle requiert de la constance, de la courte vue immédiate, de l’attention aux détails. Elle implique la surveillance de ce qui est dans notre dos et l’anticipation des obstacles qui pourraient se présenter devant nous. Les circonstances exigent de l’audace et/ou de la pondération, c’est selon. Les hasards de la fortuna viennent à la rencontre des dispositions idiosyncratiques – c’est-à-dire propres aux comportements singuliers – de l’acteur capable de jouer sur plusieurs registres. Il faut simuler, jouer de la trompette avec l’apprenti chef d’orchestre qui aime les cuivres, guetter le moment où il lâchera ses fausses notes pour prendre sa place ou y déléguer un homme de paille.

L’espoir raisonnable fait partie de la panoplie des dispositions mentales qui constituent la virtù. Il n’est pas, comme chez Spinoza, le signe d’une impuissance de la raison. La fortuna n’a rien d’implacable, de définitif, d’irréversible : les mauvais sorts laissent des portes entrouvertes, mais les bonnes occasions peuvent se révéler des chausse-trapes. La virtù est de l’ordre des moyens, pas de la fin. Un acteur « virtueux » agit en fonction de ses moyens au sein de situations pour partie imprévisibles, concurrentielles et conflictuelles. Le couple virtù/fortuna fait signe vers un monde sécularisé et laïcisé : Dieu, à supposer qu’il existe, n’intervient plus dans ce monde, il faut s’en faire une raison.

La virtù et la fortuna vont de pair et jouent dans la même pièce : est-ce que le prince animé de virtù, de courage persévérant, pourra saisir les opportunités de la fortuna et en jouir ? Machiavel nous propose un concept annexe, qui fait le pont entre les deux : l’occasione[14.Pour une lecture plus intense : G. Sfez, Machiavel et la vérité politique, Paris, Demopolis, 2016.]. L’occasion est en quelque sorte le cadeau que la maîtresse fortuna fait à la virtù. Elle lui donne une chance, mais elle se dérobe, ne s’offre pas à la première rencontre. Il faut de la persévérance, de l’habilité, de la perspicacité et du courage. Saisir les opportunités, prévoir, accueillir le kairos, le moment favorable qui débouche sans tambour ni trompette, l’exploiter, en déceler les possibles, construire à partir de là les alliances opportunes : voilà les qualités du bon politicien qui sent les ouvertures. Certes, la fortune sera toujours supérieure à la virtù ; les bouddhistes ont raison quand ils affirment l’impermanence des choses et des êtres, « on se baigne et on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve[15.Héraclite, ibidem.] ». Si un gué se présente après une décrue subite, et malgré la présence inquiétante de crocodiles, le prince « virtueux » saisira l’occasion et fera passer ses troupes sur l’autre rive.

Le conseiller du prince

Cette œuvre, qui au départ n’était pas destinée à être publiée, est un manuel-conseil destiné au prince Laurent II de Médicis, et plus largement aux apprentis politiciens, « à ceux qui veulent s’engager ». Machiavel n’est pas un philosophe qui disserte sur les fins du bon gouvernement, mais bien sur les moyens techniques à employer pour conserver sa domination. « Chaque chose, autant qu’il est en elle, précisait Spinoza, s’efforce de persévérer dans son être[16.Spinoza, Éthique, partie III, prop. 6.] ». Il en va ainsi de l’organisation d’un corps politique et du chef qui y gouverne : il veut durer, il veut prospérer. Le prince doit se persuader que les hommes « se doivent ou caresser ou occire ; car s’ils se vengent des légères injures, des grandes, ils ne le peuvent ; mais le tort qui se fait à un homme doit être fait tel qu’on ne craigne point sa vengeance[17.Les citations qui suivent dans cette section sont extraites du Prince. ] ». Les princes sages sont de bons médecins du corps social, « ils ne doivent pas seulement avoir regard aux désordres présents, mais à ceux qui adviendront et mettre toute leur habileté à les éviter ; mais si on attend qu’ils s’approchent, la médecine vient trop tard et la maladie devient incurable ».

En politique, il ne convient pas de trop faire le généreux : « Celui qui fait la puissance d’un autre fait en même temps sa propre ruine. Car cette puissance, il l’a faite par ruse ou par force et la ruse comme la force est suspecte à qui est devenu puissant. » Celui qui veut occuper le pouvoir doit aussi se donner des airs de conservateur : « Il n’y a chose à traiter plus pénible, à réussir plus douteuse, ni à manier plus dangereuse que de s’aventurer à introduire de nouvelles institutions, car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux qui profitent de l’ordre ancien, et n’a que des défenseurs bien tièdes en ceux qui profiteraient du nouveau. » Et que dire de l’idée de faire une révolution ? Certains, qu’on appellera les prophètes désarmés, l’espèrent par des prières et de nobles visées, d’autres la conçoivent par la force. Les prophètes désarmés « finissent toujours mal et ne viennent à bout de rien ; mais quand ils ne dépendent que d’eux et peuvent user de la force, il est bien rare qu’ils échouent. De là vient que tous les prophètes armés furent vainqueurs et les désarmés déconfits. » Et ces prophètes armés seront bien avisés « s’ils font périr ceux que leur qualité les menait à leur porter envie ». S’ils agissent de la sorte, « ils demeurent puissants, en sûreté, honorés et heureux. »

La cruauté, la terreur, l’assassinat, employés à bon escient, génèrent, dans le vulgaire à gouverner, tantôt la crainte d’un mal pire encore, tantôt l’espoir d’un avenir meilleur, « car les hommes nuisent ou par peur ou par haine ». Mais attention ! Il faut user de ces moyens de peu d’honneur avec parcimonie. « On peut appeler bonne cette cruauté qui s’exerce seulement une fois, par nécessité de sa sûreté, et puis ne se continue point, mais se tourne au contraire[18.Comprendre : « mais se change en son contraire », c’est-à-dire la bienveillance.] au profit des sujets le plus qu’il est possible. La mauvaise est celle qui, petite au début, croît avec le temps plutôt qu’elle ne s’abaisse. » Le prince occupe-t-il un nouveau territoire ? Il doit songer « à toutes les cruautés qu’il lui est besoin de faire et toutes les pratiquer d’un coup, pour n’y retourner point tous les jours et pouvoir, ne les renouvelant pas, rassurer les hommes et les gagner à soi par bienfaits ». Surprise ! « Les hommes sont ainsi faits que quand ils reçoivent du bien de ceux dont ils attendaient du mal, ils se sentent plus obligés à leur bienfaiteur. »

La cruauté est une médecine qu’il faut toutefois prescrire avec prudence. Le prince « ne se doit point soucier d’avoir le mauvais renom de cruauté pour tenir tous ses sujets en union et obéissance ; car ne faisant que quelques exemples, il sera plus pitoyable[19.Comprendre : « plus bénéfique ».] que ceux qui, pour être trop miséricordieux, laissent se poursuivre les désordres d’où naissent meurtres et rapines, qui nuisent à tous, alors que les exécutions ordonnées par les Princes ne nuisent qu’à un particulier. » Dès lors, vaut-il mieux être aimé que craint ? « Je réponds qu’il vaut mieux être et l’un et l’autre ; mais comme il est bien difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu’aimer, quand on doit renoncer à l’un des deux. » Machiavel, tout comme Spinoza, n’a guère d’estime pour ce que l’un et l’autre nomment la multitude ou le vulgaire : « En ce monde, il n’y a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte point, quand le grand nombre a sur quoi s’appuyer. » L’amour, précise-t-il, « se maintient par un lien d’obligations et, parce que les hommes sont méchants, là où s’offrira l’occasion d’un profit particulier, ce lien est rompu ; mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne te quitte jamais. Les hommes se découvrent à la fin méchants, s’ils ne sont pas par nécessité contraints d’être bons. »

Le Prince se clôt par un vibrant appel adressé à Laurent de Médicis pour qu’il délivre l’Italie des barbares, autant les Espagnols que les mercenaires suisses ou les troupes du roi de France. Il n’est pas question, ce faisant, de vouloir le bien du peuple, mais plutôt de conserver ou de conquérir son pouvoir sur lui. Et, selon les caprices de la fortuna, il faudra se faire aimer et/ou se faire craindre : une vérité aussi utile à un contremaître de supermarché qu’au prince italien. Il s’agit, pour le chef, d’acquérir les bonnes techniques de gouvernement. Dans la principauté ancienne, le prince est comme un éleveur qui gère son troupeau : il anticipe les difficultés, il prélève ce qu’il faut pour se garder des révoltes intérieures – des foucades d’un taureau en rut – et des agressions extérieures – une meute de loups affamés. Le tout produit une version standard de la lutte des classes : d’un côté les riches, puissants et manipulateurs, et de l’autre le vulgaire, affamé et parfois mis en rut par des piques d’intolérable. Dans le monde ancien, le prince est semblable au propriétaire d’un ranch : il dispose d’un bétail à sa guise. Dans le monde moderne, le dirigeant politique doit composer avec diverses forces, notamment le marché, donc il ressemble davantage au propriétaire d’un zoo : s’il gouverne un peuple considéré comme des animaux de foire, il prétend qu’il s’agit de leur intérêt, qu’il est nécessaire de gérer optimalement les flux de richesses, de fiscalité, de pollution, de criminalité. Qui est dupe ? Gouverner, c’est duper[20.On relira à ce propos (c’est épouvantablement réaliste) la stratégie du noble mensonge dans La République de Platon. Un mythe y expose la tripartition sociale : en haut les sages philosophes, en couche intermédiaire les guerriers courageux et en bas, les reproducteurs, femmes et esclaves, qui travaillent et enfantent pour les deux premières catégories. « Sais-tu, demande Glaucon à Socrate, quelque moyen de faire croire à cette fable ? Aucun, répond ce dernier, du moins pour les hommes dont tu parles ; mais on pourra la faire croire à leurs fils, à leurs descendants et aux générations suivantes. » Platon, La République, 415a-416a.].

Les « Discours sur la première décade de Tite-Live »

Mais il y a un autre Machiavel, celui des Discours sur la première décade de Tite-Live. Composés par un politicien mis à la retraite par les revers de la fortune, ces Discours constituent l’œuvre la plus aboutie de Machiavel. Une œuvre qui s’inscrit dans un large courant de philosophie politique dit « républicain », représenté aujourd’hui par des penseurs majeurs comme Philip Pettit[21.Philosophe irlandais né en 1945. Voir S. Heine, « Philip Pettit, la liberté comme non-domination », Politique, n° 76, septembre 2012.] et Quentin Skinner. Pour Philip Pettit, « la liberté se définit comme non-domination, comme la “condition en vertu de laquelle une personne est plus ou moins immune à une interférence de nature arbitraire”. L’interférence consiste en une détérioration de la situation d’un autre agent et en un acte plus ou moins intentionnel. Cette interférence peut désigner une coercition sur le corps ou sur la volonté ou de la manipulation. Un acte posé sur une base arbitraire dépend quant à lui de la seule volonté de l’agent dominant et est engagé sans égard pour les intérêts et les opinions de ceux qu’il affecte. Être non libre, c’est donc être soumis à la volonté potentiellement capricieuse ou au jugement potentiellement idiosyncrasique d’un autre[22.S. Heine, Ibidem.]. » Il s’agit là d’une conception négative de la liberté : la liberté est le contraire de la servitude.

Concevoir une société sans dominations est le but poursuivi par le second Machiavel, celui des Discours. Notre philosophe ne s’instaure plus conseiller du prince, mais conseiller des citoyens : « Il ne fait pour lui pas le moindre doute que l’objectif de maintenir la liberté et la sécurité de la république représente dans la vie politique la valeur la plus haute, celle qui prime sur toutes les autres. [Machiavel] n’hésite donc pas à conclure qu’il faut entièrement renoncer à employer une échelle de valeurs chrétiennes pour juger des affaires politiques[23.Q. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2009, p. 265.] », car, il le répète à l’envi, donner des lois à un État « doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion. » La République libre sera constituée par un équilibre délicat entre les différentes forces qui peuvent agiter le corps social et qui jouent chacune face aux autres un contre-pouvoir contrôlant : « Quand, dans la même constitution, vous réunissez un prince, des grands et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs sur veille les autres[24.Les citations qui suivent dans cette section sont extraites du Discours sur la première décade de Tite-Live, in Machiavel, Le Prince et autres textes, Paris, Folio Classique, 2008.]. »

Les lois qui instituent et garantissent la liberté ne résultent pas de la vertu citoyenne. « Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition. » Les conflits sociaux recèlent un potentiel vertueux, les bonnes lois naissent de l’agitation, et elles font éclore de bonnes dispositions : « Je dis que chaque État libre doit fournir au peuple un débouché normal à son ambition, et surtout les républiques, qui, dans les occasions importantes, n’ont de force que par ce même peuple. […] Les soulèvements d’un peuple libre sont rarement pernicieux à sa liberté. Ils lui sont inspirés communément par l’oppression qu’il subit ou par celle qu’il redoute. » C’est dans les mains du peuple qu’il faut déposer la liberté, car le peuple a moins de désirs de dominer : « Le peuple préposé à la garde de la liberté, moins en état de l’usurper que les grands, doit en avoir nécessairement plus de soin, et ne pouvant s’en emparer, doit se borner à empêcher que d’autres ne s’en emparent. » Notons le « réalisme cru » de Machiavel : il n’est pas question ici d’agir vertueux, mais de rapports de forces entre puissances. Le peuple n’est pas plus vertueux ou amoureux de la liberté que les grands, il ne dispose pas de la puissance qui lui permettrait de jouer « dictature du prolétariat », mais il dispose de la vindicte populaire, capable d’empêcher la dictature sans prolétariat.

Réfréner les passions

Les manières « hautaines et l’insolence des riches et des grands excitent dans l’âme de ceux qui ne possèdent pas, non seulement le désir de posséder, mais le plaisir secret de dépouiller de leur richesse et de leurs honneurs ceux qu’ils voient en faire un si mauvais usage. » Il faut donc construire des institutions justes, il faut que les citoyens puissent en accuser d’autres, il faut « offrir une issue normale aux haines qui, pour une raison ou une autre, fermentent dans les cités contre tel ou tel. » Il faut pouvoir fournir des débouchés institués aux citoyens pour qu’ils puissent exhaler leur aversion contre un autre citoyen.

Afin de diminuer la férocité naturelle de nos concitoyens, rien de tel que la religion. Machiavel n’est pas tendre pour la religion chrétienne, qu’il méprise, mais il l’estime utile à la stabilité sociale. Quand l’opium du peuple fait son effet, les citoyens craignent davantage d’offenser les dieux que de violer les lois, « la religion est utile pour commander les armées, pour réconforter le peuple, pour maintenir les gens de bien et faire rougir les méchants. […] Notre religion glorifie plutôt les humbles voués à la vie contemplative que les hommes d’action. Elle place le bonheur suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines. » En revanche, le mépris de la religion, bien enraciné parmi les habitudes vicieuses des citadins, est la cause certaine de la ruine des cités. Mais rien n’est parfait en matière de croyance : la religion chrétienne rend les peuples plus débiles, les dispose « à être plus facilement la proie des méchants. Ceux-ci ont vu qu’ils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes qui, pour aller en paradis, sont plus disposés à recevoir leurs coups qu’à les rendre. »

Les passions doivent être réfrénées par des lois et des institutions solides, qui bornent l’ambition, les désirs prédateurs et la folie des hommes, car « tous sont sujets à s’égarer quand ils ne sont retenus par rien ». Et un prince qui s’est affranchi des lois « sera ingrat, changeant, imprudent, plus qu’un peuple placé dans les mêmes circonstances que lui ». Si le peuple est plus vertueux, plus constant, à nouveau, ce n’est pas parce qu’il est moralement meilleur, mais, comme la vertu de chacun est cornaquée par l’envie et la jalousie du grand nombre, les vices privés font des vertus publiques[25. Voilà une belle contradiction culturelle du capitalisme : « créez votre entreprise, procédez à une accumulation primitive grâce à l’ascèse ! », mais, dans le même mouvement, « consommez ! jouissez ! pour faire tourner la sainte machine ! » ].

Alors, vivre d’espoir ? À côté de la peur (la fameuse peur du gendarme), qu’il est bon d’inspirer, l’espérance, elle, est par essence autant la vertu que la passion politique, la projection dans un au-delà vague. Elle confine à la production de l’utopie, si valorisée par les eschatologies marxisantes et chrétiennes[26.Lire à ce propos le bel article d’Anne Staquet, « Utopie et formation de l’imagination politique » dans le numéro que notre revue a consacré à l’utopie : Politique, n° 96, septembre 2016.]. Mais l’espérance est vaine si elle ne s’adosse pas à la virtù, qui affronte la fortuna : « Les hommes peuvent seconder la fortune et non s’y opposer ; ourdir les fils de sa trame et non les briser […], et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées, il leur reste toujours l’espérance ; et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver. » Un leader providentiel pour sauver les meubles ? Pour Machiavel, il faut à la fois des institutions justes et efficaces et un ou des hommes qui puissent « y insuffler la vie, […] un homme de cœur qui sache en imposer le respect à qui veut les violer. »

Ainsi, les Discours sont une profession de foi républicaine, car les institutions de la république se montrent, à l’expérience, plus stables que les monarchies ou les dictatures : la population participe activement à la défense et au fonctionnement de l’État ; la loi marche de concert avec la liberté des citoyens. Ce n’est pas que les républiques soient plus vertueuses, c’est plutôt qu’elles sont plus stables et apaisent davantage la férocité des ambitions que les autres systèmes. Elles s’avèrent plus attentives, plus puissantes, plus « virtù collective » que d’autres institutions politiques pour résister aux changements de la fortuna. Comme les républiques sont composées d’un grand nombre d’envieux réprimés, ceux-ci mettront davantage de bassesse individuelle ou de vertu pour produire une meilleure vie collective. Il faut sans cesse remonter la pente de l’entropie, remédier aux forces inertielles de la corruption. Et puis, comme Machiavel l’indiquera dans L’Art de la guerre, sa troisième grande œuvre, une armée de citoyens défendra mieux sa terre qu’un rassemblement éphémère et instable de mercenaires.

Avant Spinoza, Machiavel étudie la physique des passions, leur mécanique : la peur de perdre, le désir de dominer, l’espoir de paix et de liberté, le désir de sécurité qui se jouent dans la stabilité et dans la durée. Et le moteur caché de l’affaire, c’est l’ambition, qui vise à obtenir du pouvoir et de la richesse. L’ambition, c’est la racine de la vie politique, c’est l’impulsion prédatrice qui donne couleur et tragédie aux passions humaines. Un monde sans passions est un monde sans vie. « Il faut que ça bouge », diront les jeunes contestataires avides de ravir les places monopolisées par les vieux croulants. Et l’ambition conduit à la conduite des affaires. L’ambitieux arrivé à demeure veut s’y conserver, il pond des lois et des règlements, soumis à la nécessité, tout comme les poules pondent des œufs.

La leçon de Machiavel

On s’en doute, 100 numéros de Politique ne suffiraient pas pour épuiser les commentaires, reprises et critiques de l’œuvre du Florentin. Machiavel, avec une rare perspicacité, problématise la liaison entre éthique et politique. Entre les deux, il y aura toujours un écart et, au mieux, une tension. Machiavel a renoncé à rendre les gens meilleurs, mais il poursuit résolument la voie du moins pire. Alors, soit la sphère politique recouvre entièrement la sphère de l’éthique – considérant cette dernière comme une de ses applications mécaniques – et ce recouvrement total de l’éthique par le politique donne les régimes totalitaires : ce qui est moral est ce qui sert les intérêts de la classe ouvrière ou les intérêts du parti ou les intérêts de la race. Soit la sphère éthique absorbe entièrement la sphère politique, et cela donne les régimes théocratiques les plus sectaires et mortifères, dont le régime des ayatollah est une bonne illustration. Soit encore l’éthique et la politique constituent des registres totalement séparés ou peu mis en contact.

À partir de cette topographie, où se situe notre auteur ? Son pessimisme foncier (les gens sont généralement passionnés, méchants et irréfléchis) donne le frisson aux bonnes volontés et ne rend pas sa fréquentation sympathique, mais il affleure chez lui un arrière-fond éthique, plus présent dans les Discours que dans Le Prince : gouverner pour le moindre mal, c’est agir, pas à pas, dans les chemins pragmatiques du possible, pour une société améliorée. Alors, tout progressiste doit renoncer aux utopies eschatologiques qui ont fait tant de mal et penser ce dialogue difficile mais nécessaire entre éthique et politique, construire sans cesse des zones de recouvrement partiel, organiser le dialogue tragique entre éthique et politique, tel le couple Antigone/Créon[27.Personnages du drame antique Antigone, dont la version de Sophocle est la plus connue, et qui représentent chacun un rapport à la loi : Antigone veut respecter la loi (morale) des dieux et Créon veut imposer la loi (politique) des humains.]. Ce chemin de croix éthique/politique a été bien décrit par le sociologue français d’inspiration marxiste Georges Friedmann : « Fuir la médisance. Dépouiller la pitié et la haine. Aimer tous les hommes libres. S’éterniser en se dépassant. […] Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, la préparation de la révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la révolution, veulent s’en rendre dignes[28.G. Friedmann, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard Tel, 1970, p. 359.]. » Ou encore Emma Goldman[29.Intellectuelle et anarchiste russe (1869-1940).] : « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas être de votre révolution. »

Machiavel discernera, dans la sphère politique, une pathologie spécifique, autonome, hors des contradictions et conflits économiques qui constitueraient, dans l’optique de Marx, la vérité ultime de la vie sociale. Le champ politique est le lieu, à l’interne, de rivalités, de compétitions, de coups fourrés, de coups de poignard dans le dos[30.Durant ma carrière de diplomate, j’ai confessé, à plusieurs reprises, plusieurs de nos femmes et hommes politiques, qui me faisaient part de leurs blessures : « Le plus dur, m’a dit un de ces éminents, c’est d’être poignardé dans le dos par ceux avec qui je partage le même idéal et en qui j’avais mis naïvement ma confiance ».]. À l’externe, ce sont des conflictualités dures qui dérapent assez vite du politique à l’infâme : « Un prince doit avoir peur des deux côtés : au-dedans, à cause de ses sujets, au dehors à cause des potentats étrangers[31.Machiavel, Le Prince…, op. cit., chapitre XIX.]. » Les penseurs du politique, depuis Platon et Aristote, ne cessent de nous mettre en garde : la démocratie, dans ses inaccomplis­sements, peut s’avérer le vivier idéal pour la tyrannie. Et puis, le pouvoir politique risque toujours de corrompre celui qui l’exerce : fantasme de toute-puissance dopé par les phénomènes de cour et de courtisanerie, le pouvoir corrompt mais le pouvoir absolu corrompt absolument, tout comme l’absence absolue de pouvoir, lorsque des citoyens se démettent au profit des leaders charismatiques. Le métier politique est un dur métier, et Tocqueville nous en prévenait : « Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pouvoir central, mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même[32.A. de Tocqueville, Correspondance, Paris, Gallimard, 2002. ]. »

(Image dans la vignette et le texte sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; photographie d’une statue de Machiavel à Milan, prise en 2014 par CpaKmoi.)