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Marché contre politique

Les «lois» absurdes du marché que beaucoup de responsables politiques présentent comme incontournables ne sont que des choix politiques stricts qui s’imposent face à d’autres choix politiques. On les présente comme inévitables alors qu’elles ne sont que le fruit de certaines volontés contre d’autres volontés, elles sont imposées par certains contre d’autres qui ne parviennent simplement pas à faire valoir une alternative. Sans s’appuyer sur le divin ni sur le surnaturel, ces «lois» et ces élus qui les soutiennent arriveraient presque à nous faire croire qu’on ne peut rien contre elles. C’est totalement faux mais dans un monde globalisé où tout le monde semble accepter ce mensonge, on finirait par y croire. Ceux qui ont intérêt à laisser s’imposer le marché, et ils sont plus nombreux qu’on pourrait le croire J’ai essayé de montrer dans quelle mesure nous étions tous totalement englué dans un mode de vie qui cautionne l’idée du marché libre sans interventionnisme politique ou étatique dans mon article «La gauche fait son marché» (Politique, n°50, juin 2007, pp. 62-63) , ceux qui tirent directement profit de cette situation n’hésitent pas à vanter les avantages du marché contre le «politique», contre la décision politique, et surtout au nom de l’adaptation progressive du marché aux besoins, aux difficultés, à l’offre, à la demande, aux ressources disponibles… Et à certains égards, il faut reconnaître que le marché fait preuve d’une formidable et cruelle adaptation.

Le marché s’adapte

L’exemple le plus frappant en la matière réside sans doute dans le développement spectaculaire des voitures et de leur confort au rythme du temps, de plus en plus long, que les gens passent dans leurs véhicules. Face à l’accumulation de ces derniers sur les autoroutes, et devant les embouteillages monstrueux à l’entrée et dans les grandes villes, le marché s’adapte, il propose des voitures de plus en plus silencieuses et de plus en plus agréables à utiliser, il offre des produits capables de vous donner l’impression que vous êtes dans votre salon au lieu d’être sur le ring d’une capitale depuis une heure sans avoir bougé d’un kilomètre. Les technologies qui permettent un tel confort ne répondent en rien à l’origine du problème qui se pose, mais elles offrent une adaptation progressive aux souffrances des usagers pour limiter les heures quotidiennes perdues dans les embouteillages — c’est-à-dire dans un véritable monde de fous ciblé et localisé dans le temps et dans l’espace. La façon dont le marché s’adapte à la pauvreté est également particulière. Les malheureux qui n’ont plus les moyens de payer un téléphone fixe ou un abonnement à un portable, ceux qui ne peuvent pas se payer un peu d’électroménager, ceux enfin qui n’ont pas le nécessaire pour faire des courses en quantité dans des grandes surfaces bon marché, tous ces gens pourront utiliser des call center, des lavoirs publics ou des night shops, autant de commerces qui illustrent de façon dramatique l’adaptation du marché pour ceux qui n’ont plus rien, pour ceux qui ne peuvent plus vivre comme les autres et qui sont contraints de dépenser plus pour obtenir moins. Encore une fois, la cause est royalement ignorée et en défintiive sans intérêt, les conséquences seules sont traitées : le marché s’adapte. Le réchauffement de la planète donne également une idée assez catastrophique de l’adaptation du marché à des enjeux vitaux pour l’humanité. Tout le monde sait aujourd’hui que la société de consommation et le mode de vie qui en dépend nous mènent lentement droit dans le mur (rapidement à l’échelle de l’histoire de la planète, lentement à l’échelle d’une ou deux génération). En guise d’adaptation, le marché propose le développement fulgurant de l’air conditionné qui certes refroidit l’atmosphère de la voiture ou de la maison mais réchauffe l’atmosphère collective et aggrave le drame collectif qui nous guette tous. L’air conditionné, même s’il est le bienvenu en été dans certains contextes, c’est l’enfer climatisé, c’est aggraver délibérément la situation pour diminuer temporairement la douleur qui nous sépare du pire. C’est littéralement nier la menace connue de tous au nom du marché, au nom des «lois» du marché qui, rappelons-le, ne sont que des choix politiques stricts qui s’imposent face à d’autres choix politiques. Les responsables commerciaux ont bien compris ce qui précède et connaissent très bien le risque réel qui pèse sur les ventes. On ne s’étonnera donc pas de voir émerger des slogans qui évoquent des voiture dites «vertes» ou «écologiques», des voitures qui fonctionnent à l’essence, avec de l’air conditionné: le pire pour l’avenir de la planète.

Le politique prévoit et anticipe

Le marché s’adapte, pour le meilleur et pour le pire et à ce titre, le politique s’avère totalement indispensable pour anticiper et éviter le pire. Le marché s’adapte, le politique prévoit et anticipe. Le marché s’adapte aux pauvres, à la pollution et à la rareté des ressources, le politique lutte contre la pauvreté, combat la pollution et gère les ressources indispensables. En reprenant les exemples évoqués plus haut, il saute aux yeux que dans le cas des embouteillages, le politique peut engager une sortie de la voiture en favorisant des transports en commun de plus en plus nombreux, de plus en plus utilisés, et donc de plus en plus rentables et potentiellement de plus en plus confortables. Dans le cas de la pauvreté, il est évident que le politique peut aider et favoriser le partage d’infrastructures collectives, il peut encourager la possibilité d’achats groupés pour diminuer les prix, il dispose de multiples outils pour éviter le désarroi d’individus atomisés et livrés à eux-mêmes et au marché. En matière de réchauffement de la planète, enfin, il n’est pas nécessaire ici de rappeler ce que tout le monde dit partout depuis déjà longtemps: «Notre modèle de consommation n’est pas tenable, il faut en sortir progressivement et sûrement et éviter toute politique qui pourrait nous lier davantage à ce dernier». Si le marché s’adapte pour le meilleur et pour le pire, et si le politique est là pour prévoir, pour anticiper, et pour organiser la collectivité contre le pire, certains décideurs politiques ne se contentent pas de dire que la société doit s’adapter au marché et vont jusqu’à considérer que le politique lui-même doit se plier aux exigences du marché. Ce choix peut s’avérer dramatique lorsqu’il concerne l’avenir de toute une région et qu’il enferme des centaines de milliers d’habitants dans un avenir que plus personne ne souhaite. Alors que «la Région wallonne ne dispose que de budgets très limités, alors qu’on nous rebat les oreilles des difficultés économiques de la Wallonie et du “plan Marshall” qui est censé y apporter un remède, certains types de dépenses publiques ne semblent pas connaître beaucoup de limites» explique une pétition qui fait de plus en plus parler d’elle et qui est hébergée sur un des sites de l’asbl Alterezo L’auteur de cette chronique connaît un des principaux initiateurs du projet qui est par ailleurs membre du comité de rédaction de Politique. Voir le site qui héberge la pétition et le site de l’asbl à: http://petitions.agora.eu.org/ et http://alterezo.be. Elle concerne la construction d’une nouvelle autoroute à l’est de Liège et montre comment à défaut de prévoir et d’anticiper sur la dérive du marché, le politique peut au contraire s’aligner et encourager davantage la précipitation dans le mur: «Malgré les déclarations pro-environnementales de ses responsables, la politique régionale en matière de mobilité continue d’être très majoritairement orientée vers la voiture. La contradiction est évidente dans le chef de mandataires publics qui signent un “pacte écologique” qui prévoit notamment un moratoire sur la construction de nouvelles infrastructures routières… mais (re)lancent par ailleurs de nouveaux projets d’autoroutes» Tous les extraits qui précèdent et qui suivent sont issus du même texte disponible à l’adresse: http://petitions.agora.eu.org/tram_vs_chb/index.html. Un peu comme si nous étions dans les années soixante, que la technique et le progrès allaient tout résoudre, et que le bonheur sur terre était devant et non derrière nous, la Région wallonne s’apprête ainsi à investir 800 millions d’euros d’argent public dans de nouveaux tronçons autoroutiers, dont la moitié, 400 millions d’euros (16 milliards de francs belges…) dans la construction d’une autoroute entre Cerexhe-Heuseux et Beaufays. Ce projet «inutile et destructeur» va «saccager des sites naturels importants, encourager encore davantage l’usage de la voiture et renforcer de ce fait la congestion automobile généralisée, accentuer le phénomène d’exode urbain et la localisation du commerce de détail en périphérie de la ville». En construisant de nouvelles autoroutes, le politique ignore volontairement la nécessité et l’urgence d’engager des politiques alternatives en matière de mobilité. Il s’aligne sur les pratiques du marché qui s’adapte pour le meilleur et pour le pire, le politique s’accorde avec le marché y compris lorsque les choix qui seront faits diminuent l’espace, et donc le temps qui nous sépare du mur dans lequel nous allons nous encastrer. En construisant de nouvelles autoroutes, le politique envoie un message catastrophique à la population: «Continuez à griller des millions de litres d’essence, nous vous offrons les autoroutes! Continuez à ruiner votre planète, nous vous encourageons à acheter des voitures, à utiliser l’air conditionné, à polluer et à gaspiller nos ressources». En sanctionnant la toute-puissance de la voiture sur le reste, la Région wallonne ignore les multiples politiques alternatives qui pourraient nous ramener vers un mode de vie et une vie bien plus agréables. Si le marché s’adapte quand le politique prévoit et anticipe, avec de nouvelles autoroutes en Région wallonne, c’est le contraire qui se passe, au risque de nous enfermer pour des dizaines d’années dans un avenir que plus personne ne souhaite.