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Modération salariale

Dès le milieu des années 70, l’injonction à la modération salariale s’est substituée à l’objectif de plein-emploi qui avait guidé les politiques publiques de l’après-guerre. C’est au chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt que revient le mérite de théoriser et d’impulser ce bouleversement politique qui sera aussi à la base d’une révision des doctrines et des pratiques des partis sociaux-démocrates européens. Le 3 novembre 1974, au moment où sous l’effet du « choc pétrolier », le chômage doublait presque en quelques mois en Belgique et en Europe, il formula un théorème. « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Cette injonction devint, à l’image de ce que fut naguère Le manifeste de Marx et Engels, le nouveau Manifeste des socialistes en Europe. Puisque l’augmentation des profits devait augmenter les investissements et ensuite l’emploi, tout devait être mis en œuvre pour « modérer » les salaires de manière à assurer des profits plus élevés. Aujourd’hui encore, le président François Hollande et son ministre de l’économie Emmanuel Macron ont décidé de « mettre le paquet sur l’investissement ». Ils se sont engagés en conséquence à sauvegarder les profits des entreprises par la modération salariale, la diminution « des prélèvements » et « des réformes structurelles devant permettre le retour de l’efficacité des marchés ». Ces recettes pratiquées depuis près de quarante ans dans différents pays d’Europe ont entraîné la stagnation des revenus des classes moyennes ajustés à l’inflation, alors que la classe des nantis pouvait s’approprier la quasi-totalité des fruits de la croissance. L’augmentation des inégalités a été la conséquence de ces politiques de « basse pression salariale », suivant l’expression de Frédéric Lordon. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’Économie, soutient pourtant dans un ouvrage récent et argumenté que « les pays fortement inégalitaires sont aussi les moins performants » [1..Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité, Les liens qui libèrent, Paris, 2012. Serge Halimi fait écho dans .Le Monde diplomatique.] à des études du Fonds monétaire international jamais mises en évidence. Un rapport récent fait état du fait que l’affaiblissement des syndicats a permis d’augmenter la rémunération des hauts dirigeants et des actionnaires des entreprises. L’étude établit « un lien entre la baisse du taux de syndicalisation et l’augmentation de la part des revenus les plus élevés dans les pays avancés durant la période 1980- 2010 »[2.Le Monde diplomatique, avril 2015. Serge Halimi cite le rapport de Florance Jaumotte et Carolina Osorio Buitron, « Le pouvoir et le peuple », Finance et développement, Washington, DC, mars 2015.]. Autrement dit d’autres solutions existent. Le grand économiste théoricien du plein-emploi, John Meynard Keynes, avait pronostiqué dans l’entre-deux-guerres que les progrès de la productivité, c’est-à-dire les gains de temps par unité produite, devaient permettre le plein-emploi par la réduction du temps de travail à 15h semaine à la fin du XXe siècle. Helmut Schmidt qui a troqué les références keynésiennes de la social-démocratie au profit des chimères néolibérales, nous apprend à son insu que « la modération salariale d’aujourd’hui produit les profits de demain et les dividendes d’après demain ».