Peut-on qualifier Cureghem de « ghetto » ? À la fin du 19e siècle, ce quartier de Bruxelles devient un point d’ancrage pour de nombreux Juifs venus des Pays-Bas ou de Pologne. Entre accueil et stigmatisation, focus sur la construction progressive d’un « ghetto » bruxellois, et mise en perspective de cette étiquette au prisme des analyses sociologiques contemporaines.

Plusieurs auteurs se sont attachés à définir le « ghetto ».1 Si le terme sert originellement à qualifier les quartiers à Venise dans lesquels les Juifs étaient contraints de vivre, il est utilisé dans le langage courant de manière vague et souvent stigmatisante. Il peut caractériser des quartiers précarisés dans lesquels vivent des minorités, tout comme qualifier des quartiers historiques tels que le ghetto de Varsovie.

Le terme « ghetto » est utilisé dans le langage courant de manière vague et souvent stigmatisante.

Le ghetto implique en tout cas « l’isolement socio-moral d’une catégorie stigmatisée, ainsi que l’amputation systématique de l’espace et des chances de vie de ses membres. »2

Entre lieu d’adaptation et espace de relégation

Selon Louis Wirth de l’École de Chicago qui a étudié le développement du quartier juif de Chicago aux 19ème et 20ème siècles, le ghetto est un lieu dans lequel des familles d’immigrants s’installent et reconnectent avec des personnes d’origine ou de culture semblable pendant une période d’adaptation.3 Le ghetto est appréhendé par L. Wirth comme un sas de transition permettant aux arrivants de s’acclimater à leur nouvelle réalité urbaine et culturelle. En cela, le Cureghem des années 1880 aux années 1930 est un ghetto. Effectivement, il représente un point de chute d’abord pour les juifs colporteurs venant des Pays-Bas et dans les années vingt, un quartier d’entraide, de commerce et de vie culturelle des juifs polonais. De nombreux parcours d’étrangers témoignent qu’une stabilisation économique entraine le déménagement dans d’autres communes de la ville bruxelloise.

Le Cureghem des années 1880 aux années 1930 représentait un point de chute pour les juifs colporteurs venant des Pays-Bas, puis un quartier d’entraide, de commerce et de vie culturelle des juifs polonais.

Pour Louis Wacquant, le ghetto n’est pourtant pas un espace créé naturellement par des populations immigrantes qui seraient à la recherche de préserver ses particularités culturelles. Selon lui, « L’erreur de la première école de Chicago consiste à faussement « convertir l’histoire en histoire naturelle » et à (mé)prendre la ghettoïsation pour une « manifestation de la nature humaine » virtuellement coextensive à « l’histoire des migrations » alors qu’elle est une forme tout à fait particulière d’urbanisation, torsadée par des rapports de pouvoir entre groupements ethnoraciaux : une forme spéciale de violence collective concrétisée dans et par l’espace urbain ».4

Le ghetto n’est pas uniquement dû à la pauvreté, la ségrégation ou au regroupement ethnique, mais au stigmate, à la contrainte, au confinement spatial et à l’emboîtement institutionnel.

Il importe pour ce sociologue de mettre en avant les phénomènes de domination ethnoraciale et d’inégalités urbaines présents au sein des ghettos. Le ghetto n’est donc pas uniquement dû à la pauvreté, la ségrégation ou au regroupement ethnique, mais plutôt au stigmate, à la contrainte, au confinement spatial et à l’emboitement institutionnel.

Cureghem sous surveillance

Avant les années trente, mais plus encore durant cette décennie, Cureghem, à l’instar des Marolles, est un quartier identifié par la Sûreté publique comme un quartier juif. Les termes employés par la Police des étrangers témoignent d’une identification « ethnique », religieuse et nationale de ce quartier. À la fin du 19ème siècle, la presse qualifie ce quartier de « colonie juive d’Anderlecht »5, tandis que la Police des étrangers utilise les expressions de « colonie étrangère spéciale d’Anderlecht »6, « colonie hollandaise d’Anderlecht » ou « véritable colonie qui a son siège à Anderlecht »7. On remarque que la police belge évite le terme « juif » ou « israélite » qui pourtant apparait dans des dossiers généraux tels que celui consacré aux « colporteurs israélites » ou de manière détournée lorsqu’ils indiquent « ces étrangers de même religion ».

À la fin du XIXe siècle, les juifs ne profitent pas d’une image positive au sein de la société belge, encore fort empreinte d’un antijudaïsme religieux.

Quoi qu’il en soit, la presse et la police (et donc probablement la population bruxelloise) identifient Cureghem comme un quartier juif, immigré et pauvre. À cette période, en Belgique, si l’antisémitisme n’est pas aussi virulent qu’en France ou en Allemagne, les juifs – et certainement les juifs étrangers – ne profitent pas d’une image positive au sein de la société catholique belge encore fort empreinte d’un antijudaïsme8 religieux. Ainsi, Cureghem, à cette époque, est un quartier stigmatisant ses habitants.

La deuxième et troisième caractéristique du ghetto, tel que défini par L. Wacquant, ne correspond pas à Cureghem. De fait, il n’y a aucune contrainte ou confinement spatial pour ceux et celles qui y habitent. Il y a certainement, du fait de la présence d’une population étrangère, des loyers moins chers et moins de discrimination que dans d’autres quartiers, mais de nombreuses nationalités et cultures s’y rencontrent et les familles qui réussissent économiquement déménagent. Concernant le confinement spatial, il faut souligner la topographie particulière de Cureghem séparé des quartiers avoisinants par des éléments urbains tels que le chemin de fer, le canal de Charleroi et la petite ceinture. La gare de Cureghem est d’ailleurs un élément clé de l’immigration, parce que d’une part elle constitue un des points d’arrivée dans la capitale, tout en permettant d’autre part aux commerçants ambulants de se rendre rapidement dans d’autres villes afin d’exercer leur profession. Le canal de Charleroi quant à lui représente un avantage économique : il sert de route pour le transport de marchandises, tout comme de réseaux d’évacuation des eaux polluées par les entreprises, notamment produites par les ateliers de maroquineries présents à Cureghem. Ce quartier constitue un autre atout pour ces ateliers puisqu’il s’y trouve l’abattoir d’Anderlecht qui procure les peaux nécessaires au travail du cuir.

Figure 1: Le quartier de Cureghem autour de 1900. Source : Eléonore de Villers (CC BY-SA 2.0)

Enfin, le quatrième élément de la typologie développée par L. Wacquant, l’emboitement institutionnel, se retrouve partiellement à Cureghem. « L’emboitement ou le parallélisme institutionnel » consiste en la mise en place d’institutions parallèles gérées par les membres du ghetto comme les marchés et les sociétés de bienfaisance. Durant la période allant de la fin du 19ème siècle à la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux commerces, organisations culturelles, oratoires (lieux de prière), et institutions de bienfaisances s’installent à Cureghem et sont créées pour servir une communauté particulière qui y habite. Ces « institutions » ont pu être le résultat de projet individuel (boucherie casher), d’organisation politique (centre culturel), ou encore d’outils de contrôle et d’acculturation (ouvroir pour jeunes filles financé par le Consistoire israélite de Belgique)9.

Ainsi, la définition de ghetto proposée par L. Wacquant correspond partiellement à la réalité de Cureghem entre 1880et 1930. Elle permet toutefois d’identifier différents éléments qui caractérisent les dynamiques d’exclusions ethniques et économiques.

Ni enclave fermée, ni simple lieu de passage

Certes, Cureghem n’est pas comparable au ghetto de Venise au 16ème siècle ou au Black Chicago de la fin du 19ème siècle, séparé de la métropole blanche « par une clôture infranchissable faite d’usages, de pression légale, de discrimination économique (…) et par la violence qui s’exprimait par les agressions et passages à tabac, les incendies punitifs et les émeutes repoussant les Afro-Américains qui osaient s’aventurer de l’autre côté de la ligne de démarcation raciale (color line). »10 Néanmoins, hier comme aujourd’hui, il constitue encore un quartier d’accueil, un point de chute pour de nombreux étrangers, comme un quartier stigmatisé tant par la police et la presse.