Les récents débats autour de la fiscalité carbone questionnent les choix belges qui vont être posés pour financer les politiques environnementales. L’idée n’est pas neuve, ses modalités d’application potentielles ont été étudiées, y compris sur le terrain belge. Les impacts des propositions dégagées ont été analysés dans un rapport qui présente les résultats d’un grand débat national qui s’est tenu en 2017 sur le sujet. Alors, la taxe carbone, à destination de qui et avec quel résultat ?

La fiscalité belge repose d’abord très fortement sur le travail – dans le top 10 des pays européens –, ensuite moyennement sur la consommation, et enfin faiblement sur la pollution et le capital. Sur cette base, de nombreuses voix progressistes s’élèvent depuis plusieurs années pour réclamer plus de taxation sur le capital et une augmentation de la fiscalité environnementale. Cette dernière pourrait par exemple bénéficier de l’augmentation des accises ou de l’extension de la taxe kilométrique aux voitures en la modulant en fonction de leurs émissions de CO2, voire de l’arrêt des incitants favorisant des comportements polluants comme le système des voitures de société. Si les options sont nombreuses, plusieurs organisations internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Organisation de coopération et de développement économiques, Commission européenne), nationales (Bureau fédéral du plan et Conseil supérieur des finances notamment) et acteurs de la société civile (Inter-Environnement Wallonie, Etopia, etc.) suggèrent de longue date à la Belgique d’instaurer une taxe carbone. Pendant longtemps, la Belgique a éludé cette question jusqu’à ce que le débat s’impose à l’agenda public.

Historique d’un débat belge

Durant le début de l’année 2017, malgré l’absence de la fiscalité carbone de la déclaration gouvernementale de 2015, sous les pressions diverses, la ministre fédérale de l’environnement, Marie-Christine Marghem (MR), a ouvert « un débat national » sur la taxe carbone. Coordonné par le service fédéral « changements climatiques », il implique économistes, experts, administrations des différents niveaux de pouvoirs, entreprises, syndicats et organisations non gouvernementales. Ce travail a duré plusieurs mois et a débouché sur un rapport contenant une série de propositions sur le principe d’une tarification carbone et son éventuelle mise en œuvre, à destination de la ministre libérale[1. Belgian National Debate on Carbon Pricing, Final report, juin 2018.].

Depuis lors, le rapport n’a pas reçu de suivi très concret, si ce n’est l’engagement à la mise en place d’une taxe carbone, inscrite au sein du Pacte énergétique belge, adopté fin 2017.

Quelle fiscalité carbone proposée ?

Les conclusions des groupes de travail pluridisciplinaires ont été favorables à la mise en place d’une taxe carbone en Belgique, dont la mise en œuvre est réalisable à court terme. Selon eux, les grandes entreprises ne seraient pas concernées, considérant qu’elles contribuent déjà via le marché européen des permis d’émissions. Si cette proposition peut paraitre triviale, il n’en est en réalité rien : le marché du carbone européen est en proie à de nombreux dysfonctionnements et distorsions, et certaines entreprises y bénéficient de nombreuses exemptions qui biaisent l’efficacité d’un « signal-prix ».

La taxe carbone envisagée par le débat national devrait essentiellement s’appliquer aux carburants d’origine fossile et aux combustibles de chauffage qui représentent ensemble plus de deux tiers des émissions non-ETS[2.ETS : l’abréviation d’Emissions Trading Scheme, à savoir le mécanisme de droits d’émissions de dioxyde de carbone (aussi appelé gaz carbonique, noté « CO2 ») mis en œuvre au sein de l’Union européenne dans le cadre de la ratification par l’UE du protocole de Kyoto.]. C’est donc lors du remplissage du carburant à la pompe et du mazout dans la cuve que le citoyen belge ressentirait cette taxe.

Afin d’asseoir ces estimations, des trajectoires de prix ont été élaborées : de 10 euros par tonne de CO2 en 2020, la tarification progresserait régulièrement vers des niveaux de 40 euros, 70 euros ou 100 euros la tonne en 2030. À titre d’illustration, un scénario à 70 euros la tonne de CO2 à l’horizon 2030 devrait impliquer, pour les auteurs du rapport, une augmentation du prix des combustibles fossiles (essence, diesel, mazout et gaz de chauffage) de 10 % à 25 %.

Quelles modalités de mise en place ?

En ce qui concerne le secteur du bâtiment, l’approche viserait la réduction de la consommation énergétique des bâtiments et la suppression progressive des énergies fossiles. Le débat sur la tarification carbone propose d’introduire un prix du carbone sous la forme d’une composante supplémentaire des droits d’accises sur les combustibles fossiles du bâtiment (gasoil et gaz naturel).

En matière de transports, deux options de mise en œuvre d’une tarification carbone ont émergé. La première consiste en l’instauration d’une composante supplémentaire des droits d’accises qui s’appliquerait à tous les véhicules de manière indistincte. Néanmoins, afin de répondre aux préoccupations potentielles en matière de compétitivité, le transport de fret bénéficierait d’un traitement spécifique[3.Pour ces acteurs, la contribution réelle du carbone serait limitée à un niveau tel que le prix final du diesel (avec remboursement) soit à peu près égal au prix dans les pays voisins. Cela peut se faire en augmentant le remboursement actuel des droits d’accises dont ils bénéficient par la part correspondante du prix du carbone.]. La deuxième option consiste à mettre en œuvre un prix carbone dans le transport par le biais d’un système de redevance kilométrique. Les auteurs préconisent un système intelligent et applicable à tous les véhicules et à toutes les routes en Belgique.

Quels impacts pour les ménages ?

Dans le secteur du bâtiment, la trajectoire médiane de la tarification proposée mènerait à une contribution moyenne de 32 euros par ménage en 2020, et de 127 euros en 2030. Les auteurs du rapport prévoient que la hausse des prix des énergies fossiles qui en découlera, incitera les acteurs économiques – avec aides pour les ménages défavorisés (cf. infra) – à investir dans la rénovation de leurs bâtiments en vue de réduire leur facture énergétique. D’autre part, la hausse des prix des énergies fossiles stimulera les investissements réalisés en vue de faire évoluer les technologies de chauffage vers des technologies respectueuses de l’environnement (pompes à chaleur, etc.).

Pour les auteurs, si une telle taxe provoquera certes une augmentation du prix de l’énergie, ils sont très optimistes sur le fait qu’elle sera largement compensée par des réductions des quantités consommées de l’ordre de 50 % en 2050, selon eux.

En ce qui concerne le secteur des transports, la trajectoire médiane de la tarification proposée mènerait à une contribution de 31 euros par ménage en 2020, et de 154 euros en 2030.

Quels impacts sur la réduction de CO2 ?

Les auteurs du rapport sont particulièrement optimistes quant à l’impact en termes de réduction du CO2 dans le secteur du bâtiment. Ils estiment que la trajectoire médiane – 70 euros la tonne en 2030 – contribuerait à réduire les émissions de CO2 de 31 % en 2030 et de 88 % en 2050 dans le secteur résidentiel et de 26 % en 2030 et 80 % en 2050 dans les bâtiments non-résidentiels. Autrement dit, cela consisterait à diminuer la consommation énergétique moyenne belge de 10 % en 2030 à 47 % en 2050.

En ce qui concerne le secteur des transports, les auteurs du rapport estiment que la taxe contribuerait à réduire les émissions de CO2 liées au transport de 45 à 88 % aux horizons 2030 et 2050 et de faire baisser la consommation énergétique moyenne des véhicules belges de 22 à 61 %. Les auteurs sont également confiants que grâce aux améliorations technologiques induites par la tarification carbone, la facture énergétique liée à des véhicules serait réduite de plus de 10 % en 2030 et d’environ 40 % en 2050.

Quels impacts pour les recettes publiques ?

Les auteurs du rapport estiment que l’instauration de l’option intermédiaire de la tarification carbone, à savoir 70 euros/tonne, permettrait de dégager des recettes fiscales d’environ 2 milliards d’euros sur base annuelle en 2030. Et d’environ 1,2 milliards d’euros en 2050.

Le Bureau fédéral du plan a lui aussi estimé l’impact d’une tarification du carbone pour les recettes publiques, dans le secteur du transport[4.D. Gusbin, Analyse de mesures concrètes de la Coalition Climat, Rapport du Bureau fédéral du plan, mars 2019, p. 9.]. L’effet net en termes de revenu supplémentaire pour les pouvoirs publics pour un prix du carbone à 70 euros en 2030 est de 1, 37 milliards[5.Les estimations du BFP tiennent comptent non seulement de l’augmentation des recettes fiscales, mais également de l’augmentation des subsides pour les transports publics plus utilisés en lieu et place de la voiture.]. Le BFP a également estimé l’impact de la mesure sur le bien-être des Belges. Il conclut que ses bénéfices – principalement des gains en temps de déplacement et en bénéfice environnemental – sont supérieurs aux coûts pour la société.

Quel usage des revenus de cette taxe ?

Plusieurs pistes ont été avancées pour une bonne utilisation de ces recettes financières.

D’abord, malgré un consensus sur la nécessité de prendre en compte la précarité énergétique de certains ménages lors de l’instauration de la tarification carbone, les options divergent quant à sa réalisation : octroi d’un forfait, d’une prime énergie, programme de rénovation ? Les débats demeurent ouverts…

Ces pistes pour diminuer l’impact négatif d’une taxe carbone sur la précarité énergétique sont motivées par le fait qu’il est maintenant amplement reconnu que la taxe carbone est un outil fiscal « régressif », ex ante. C’est-à-dire que sans outils de compensation, elle pèse proportionnellement plus lourdement sur les ménages les plus pauvres et modestes que sur les déciles socioéconomiquement riches. Cependant, la réponse à la « précarité énergétique » est une thématique très spécifique et elle n’embrasse qu’une partie du large débat sur la nécessité de compléter la taxe carbone par des outils distributifs plus larges pour en compenser cet aspect « régressif ». On observe donc que le débat national de 2017 a à peine effleuré cette question, qui sera pourtant très certainement au cœur des débats futurs sur une tarification carbone.

Ensuite, les auteurs du rapport suggèrent également de réduire le coût de l’électricité en réduisant les taxes sur l’électricité, afin de pousser à l’électrification des secteurs des transports. Une partie des revenus créés par la taxe pourrait être utilisée dans le cadre d’un tax shift permettant de réduire le coût du travail (par exemple en baissant les cotisations sociales). Les auteurs justifient cette proposition en prônant que cela permettra une création d’emploi et qu’il est nécessaire d’avoir « une attention particulière à la compétitivité des entreprises belges, afin de ne pas les pénaliser face à leurs concurrents issus de pays voisins ». Cette proposition est loin d’être neutre car elle traduit un biais idéologique important dans le chef des auteurs de ce rapport : en effet, fragiliser les cotisations sociales touche directement au financement de la sécurité sociale.

Le débat sur la fiscalité verte est complexe et demande beaucoup de nuances. Il est de la responsabilité de nos gouvernements, nos académiques, nos experts et de notre société civile de préparer le terrain pour que ce débat se tienne dans la plus grande transparence sans caricatures ni fake news.