La marchandisation de la culture n’est pas une nouveauté. En Belgique, elle s’illustre dans le secteur muséal, sans fard. Fruit d’un discours libéral assené depuis deux décennies. Conséquences aussi d’un désinvestissement public en matière culturelle. Cet article est paru initialement dans le dossier du numéro 70 de Politique en juin 2011.

La conservation du patrimoine pose problème en Belgique. Le débat n’est pas tranché sur l’opportunité, devant le renchérissement du prix des œuvres d’art et les difficultés du secteur public, de permettre aux musées de « valoriser », entendez par là en monnaie sonnante et trébuchante, leur patrimoine.

Ce mouvement de « modernisation » s’inscrit dans une tendance plus large de globalisation marchande de l’offre culturelle.

Les prémisses actuelles peuvent en être situées lorsque les communautés européennes instaurent la libre circulation des biens et marchandises, en 1992. Elles exercent, de fait, une forte pression sur les gouvernements qui protégeaient, en le mettant hors commerce, leur patrimoine national, et qui, grâce à un arsenal juridique plus ou moins complet en assuraient bon an mal an l’accroissement via des mécanismes de préemption privilégiés. Les législations nationales, pour certaines très protectrices, risquaient d’être invalidées par les règles européennes et la suppression des barrières douanières vues comme « des obstacles déguisés à la libre circulation ». Cependant concilier le principe de libre circulation et celui de protection des biens culturels s’est très vite révélé une nécessité absolue, le risque était trop réel de voir une bonne part du patrimoine privé quitter le vieux continent. Il s’agissait donc de protéger les « trésors nationaux » même si la Commission européenne constatait, que « certaines réglementations et procédures instaurées par les Douze peuvent, dans certains cas, gêner de manière excessive le commerce, au demeurant licite dans la Communauté. »[1.« Le Grand Marché de 1992 et la protection des trésors nationaux », communication du 15 novembre 1989.]

Après bien des atermoiements, un règlement est adopté en 1992 (CEE 3911/92) relatif à l’exportation des biens culturels. Il établit un contrôle uniforme à l’exportation, en exigeant une autorisation des autorités compétentes. Les biens protégés sont définis « de manière limitative sur base de l’âge et de la valeur minimale requise ». Les conséquences ne sont pas longues à se faire sentir : chute des acquisitions par préemption et dation[2.Le mécanisme de la dation en paiement permet au contribuable de s’acquitter de sa dette fiscale en nature, c’est-à-dire en la payant par la donation aux institutions muséales d’œuvres dont la qualité patrimoniale est reconnue par une commission d’experts.] Les mesures fiscales sont réaménagées en fonction de cette nouvelle donne par la loi fiscale, revue en 2005, non sans peine. La rocambolesque affaire de la donation Janssen illustre, jusqu’à la nausée, les absurdités auxquelles peuvent mener nos difficultés institutionnelles. Dans ce cas précis, la dispute entre entités fédérées failli coûter à la Belgique une prestigieuse collection d’art précolombien, car la Flandre n’entendait souscrire à ce mécanisme que pour autant que les œuvres lui reviennent, tandis que la propriétaire exigeait qu’elles soient exposées à Bruxelles.

Conserver et entreprendre

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont on fête cette année les 50 ans, est une institution chargée à sa création d’aider au développement de l’Europe occidentale, elle s’est muée au fil des années en gardienne mondiale de la bonne gouvernance économique (et en secrétariat officieux du G20). On connaît peu ses encouragements à développer l’économie dans le secteur de la culture[3.Voir à ce sujet : « The Impact of culture on Tourism », OECD 2009 ; « La culture et le développement local », OCDE 2005 et G. Clark, « Local development benefits from staging global events », OCDE 2008.] Ces « case studies », qui semblent sorties tout droit d’un manuel de management pour dirigeants et candidats gestionnaires sont toutes basées sur les mêmes présupposés, exposés par ailleurs de façon très explicite : « la globalisation est une opportunité qui permet de populariser la culture et le tourisme » via des évènements sportifs (jeux olympiques, coupes et championnats) et culturels (expositions universelles, musées, sommets) qui profiteront économiquement au niveau local. Les clés du succès tiennent à peu de chose : la capacité à « stimuler l’approche entrepreneuriale », la qualité du marketing culturel pour vendre mais aussi « rechercher l’activité » qui séduira un public, la participation des populations locales aux projets, le caractère permanent mais aussi « créatif des activités culturelles », la capacité à produire des biens et services adaptés et l’interdépendance des diverses activités proposées, « la capacité à se distinguer des concurrents sur un marché encombré », l’accessibilité (donc le développement de l’infrastructure, tâche de l’autorité locale), le partenariat privé/public essentiel pour développer l’ensemble des services et partant créer de l’emploi. Les avantages attendus en sont : le développement économique, le frein ou l’arrêt de l’exode des populations locales, la cohésion sociale par « le développement d’une identité » et d’une image valorisantes et positives, la valorisation et la conservation du patrimoine, l’amélioration des infrastructures, et, en zone rurale, la mise en valeur de l’artisanat.

On reconnaît le discours actuel relatif à la gestion culturelle en général, muséale en particulier.

Le Plan de développement international de Bruxelles (PDI) transpire cette conception. Plusieurs numéros des Brussels Sudies ont étudié les mutations urbaines en rapport avec la dualisation de la ville[4.« Le Plan de développement international de Bruxelles (PDI), promesses de développements immobiliers et d’inégalités croissantes ? » Brussels Studies, n°25 ; E. Corijn, C. Vandermotten, J.-M. Decroly et E. Swyngedouw « Bruxelles, ville internationale », Brussels Studies, n°13 et J.-L. Genard, E. Corijn, B. Francq et C. Schaut, « Bruxelles et la culture » Brussels Studies, n°8. (www.brusselsstudies.be).]… Tout en reconnaissant le potentiel de la culture en terme de développement urbain, les auteurs attirent l’attention sur les enjeux d’accès, question qui tend à être reléguée par la montée du référentiel de la diversité mais aussi par la « référence à l’attractivité qui oriente les choix vers des populations-cibles aisées, mobiles, favorisées par la globalisation ». La culture ainsi entendue est orientée vers la seule rentabilité. Les auteurs observent[5.Brussels Studies, n°25.] que les nouvelles politiques urbaines mettent l’accent sur la promotion des ressources territoriales (dont le patrimoine architectural), l’organisation d’évènements très médiatisés ou la réalisation de projets immobiliers d’envergure (musées signés d’un grand architecte). Ces caractéristiques sont récurrentes. Promotion, disent – ils, d’un « urbanisme néolibéral ». C’est bien l’attractivité par rapport au flux des capitaux qu’il s’agit de motiver, notamment en misant sur l’attraction de nouveaux touristes.

Un village de musées

À Treignes[6.Village de l’entité de Viroinval, en province de Namur, surnommé le « village des musées ». Voir par ailleurs l’article « Treignes, 700 habitants, 4 musées » dans ce numéro.], le village des musées aurait pu figurer dans une étude de l’OCDE : synergies entre les institutions muséales, emplois crées (encore que temporaires), accent mis sur l’identité et le patrimoine local, combinaison d’activités permanentes et d’activités temporaires. Et pourtant, si l’investissement public est là, quoiqu’insuffisant en matière de transports, c’est le privé qui manque à l’appel. Les milliers d’emplois perdus dans l’industrie ne sont pas remplacés par les quelques dizaines créés dans la culture et l’artisanat. Il y a peu d’horeca, seuls les particuliers créent des logements complémentaires, les gîtes ruraux, qui pour intéressants qu’ils sont, ne créent pas de revenus suffisants mais des compléments de revenus. C’est donc, en ruralité, un modèle précaire qui nous est de fait proposé qui ne saurait concurrencer la métropolisation à la bruxelloise.

« Face à la concurrence des grandes métropoles, le risque, selon François Mairesse[7.« La “marchandisation de la culture”, un grand danger ? », La Libre Belgique, 30 août 2010.], spécialiste de l’économie des musées, à la fois ingénieur de gestion et historien de l’art, c’est d’assister à un monde des musées à deux vitesses, avec une cinquantaine de musées dans le monde, superstars, attirant les foules et l’argent. » Dans ces conditions, pour le village des musées, l’avenir promet d’être difficile.

À Bruxelles, les effets d’agglomération jouent en faveur de la grande ville qui dispose des moyens et de l’infrastructure permettant l’accueil mais à quel prix… Le projet muséal y est vu comme un produit d’appel au risque de le subordonner aux choix économiques. Choisir tel ou tel artiste, non seulement parce qu’il représente un moment important dans l’histoire de l’art mais aussi parce que sa capacité d’attractivité, en terme touristique, est importante n’est pas sans danger pour les missions d’étude du patrimoine, non seulement parce que cela induit un choix qui à long terme peut se révéler peu judicieux, mais aussi parce que cela peut subordonner cette tâche à la mode du moment. Il est clair que Magritte, le surréaliste, a plus le vent en poupe que Constantin Meunier, témoin, lui, du formidable essor industriel de la Belgique du fin du XIXe siècle, chantre de la classe ouvrière, précurseur mondialement reconnu de l’art réaliste socialiste. Celui à qui l’Université populaire de Bruxelles et l’Institut pour l’étude du langage plastique réservaient en 2010 une séance traitant de la représentation du travail dans l’art est-il trop populaire, trop gênant, pour les élites de la globalisation qu’on désire attirer ?

Ce n’est pas une querelle des anciens contre les modernes, c’est plus qu’une mode, c’est un choix scientifique et collectif qui est opposé à un choix économique et individuel. C’est aussi le risque de voir s’inverser les priorités. On peut d’ailleurs se demander si les paramètres de la pensée ne doivent pas être inversés : est-ce bien le musée et la culture qui profitent de l’économie touristique ? Ne peut-on au moins s’interroger sur la relance économique du secteur touristique sur le dos du secteur culturel public ? Dans ce contexte, l’usager tend à devenir un consommateur, un client, de préférence touriste étranger, qui viendra consommer de l’horeca, du culturel, de l’événementiel… tant et si bien qu’une véritable fuite en avant s’opère de façon à maintenir son intérêt, à le faire revenir pour la création d’un nouveau musée, la présentation d’une nouvelle exposition… réduite à cet aspect la politique muséale n’est plus pérenne, n’est pas durable. Les conséquences, Bernard Hennebert, militant pour des droits des usagers, les dénonce sans relâche : œuvres annoncées mais absentes des expositions, réductions peu annoncées, prêts d’œuvres à l’étranger de façon abusive… les sujets de mécontentement ne manquent pas[8.B. Hennenbert, .Les Musées aiment-ils le public ? Carnet de route d’un visiteur, Couleur Livres, 2011. Voir aussi : www.consoloisirs.be.]

Développement durable ?

Le musée, outil de marketing, fait vendre la ville, mais pour rester dans la course, il faut innover sans cesse ; c’est tout sauf un développement durable. Pour soutenir ce rythme infernal, les métropoles entrent en concurrence à coups de techniques de marketing et de projets architecturaux démesurés : Guggenheim de Bilbao, Quai Branly à Paris. À Bruxelles aussi, on se prend à rêver d’architecture muséale spectaculaire au risque de privilégier le contenant sur le contenu et de peiner à rendre le projet rentable. L’identité, une notion généreusement convoquée, l’est en fonction d’intérêts ; en adéquation avec les attentes du marché : Magritte, l’Art Nouveau, l’Europe, demain peut-être l’Art flamand plutôt que l’histoire ouvrière ou l’immigration (des pauvres).

Soyons de bon compte, le choix au tout économique n’aurait peut-être pas été aussi prégnant si une politique muséale durable avait été mise en place plus tôt ; la mise sous cloche notamment des musées fédéraux, le non-investissement dont ils ont pâti du fait de nos querelles communautaires ne laissent sans doute que peu d’options à ceux qui les gèrent. Et pourtant quoi de plus durable qu’un musée ?

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC 2.0 ; photographie du musée Magritte pendant sa rénovation en 2008, prise par Le.Mat.)