[Cet article a été publié initialement en février 2018.]

La République islamique d’Iran, qui s’apprête à fêter son quarantième anniversaire, occupe régulièrement le centre de l’actualité. L’accord sur le nucléaire, le soutien au régime syrien de Bachar el-Assad et les manifestations du début de cette année sont autant d’occasions d’analyser certains aspects des réalités iraniennes. Cependant, l’angle d’approche reste souvent centré sur les considérations politiques et géopolitiques du régime en place. L’Iran et sa population demeurent perçus de manière homogène, l’angle confessionnel y représente un marqueur régulier. Pourtant, l’Iran connaît depuis 1979 des dynamiques sociales et économiques qui transforment en profondeur le pays et ses habitants. Tenter de les approcher permet de mieux comprendre les enjeux auxquels le pays va être confronté à court et moyen termes.

Une approche classique des populations qui peuplent l’Iran organise leurs particularités suivant la question de leur identité. Or, celles-ci sont multiples. Plusieurs facteurs ont contribué à forger ce rapport que les habitants entretiennent par rapport à eux-mêmes et à leur territoire. Trois éléments peuvent être isolés :

  • un facteur nationaliste lié à la « conscience » perse, définissant l’Iran et les Iraniens par rapport à une dimension civilisationnelle
  • un facteur religieux ensuite, liée à l’islam chiite et à son rôle aussi bien social qu’économique et politique joué dans le pays
  • enfin, un facteur tenant à une certaine conception de la « modernité », devenu particulièrement prégnant depuis le 19ème siècle et le jeu de miroir exercé entre l’Iran et l’Occident

Ces différents indicateurs entretiennent, les uns par rapport aux autres, un jeu d’attirance/répulsion qui organise leurs propres évolutions. Diverses composantes ethniques se retrouvent également à l’intérieur des identités iraniennes. Néanmoins, la centralisation menée par la création de l’État-nation et la promotion du persan ont dilué les différences. Loin d’être figée, l’identité iranienne continue à se transformer suivant les influences réciproques de ces différents éléments ainsi que via des influences extérieures.

Évolutions démographiques et économiques

Cette question de l’identité ne résume pas à elle seule les réalités sociales vécues au quotidien dans le pays. Depuis 1979, la société iranienne a connu une mutation assez rapide, dont les conséquences sont encore difficilement perceptibles. En passant de 37 millions d’habitants en 1979 à 80 millions en 2016, le pays a subi un choc démographique profond. Paradoxalement, cet accroissement démographique s’est accompagné d’un effondrement du nombre d’enfants par ménage, qui aura tout autant contribué à bouleverser une société dont les racines restent encore patriarcales. En 15 ans, entre 1985 et 1990, aussi bien dans les villes que les campagnes, le nombre d’enfants par couple est passé d’une moyenne de 6 à 2. Le retardement de l’âge du mariage, l’augmentation du nombre de célibataires, l’accroissement des jeunes diplômés ainsi qu’une politique publique soutenant la limitation des naissances sont les principaux éléments expliquant cette baisse rapide.

C’est une population jeune qui vit aujourd’hui en Iran. Représentant 64% de la population iranienne, la tranche d’âge des moins de 30 ans est un acteur social incontournable dans le pays. Cette population a grandi suivant des caractéristiques propres, qui la distingue de celles de ses aînés. N’ayant jamais connu le régime du Shah voire même la guerre avec l’Irak, ces « filles et fils de Khamenei » font partie d’une génération particulière pour la république islamique. Cette tranche d’âge est particulièrement touchée par le chômage : en 2016-2017, 26% des moins de 30 ans étaient sans emploi, alors que la moyenne nationale est de 12%. Ce taux est encore plus élevé pour les jeunes femmes, dont près d’une sur deux n’a pas accès à un travail formel. Pourtant, jamais les jeunes Iraniens n’ont été autant diplômés : alors que, depuis 1979, la population iranienne a doublé, le nombre d’étudiants universitaires a lui été multiplié par 25. Ce sont les femmes qui sortent massivement diplômées des universités, représentant plus de 60% du corps étudiant.

Ces différents facteurs pèsent lourdement au sein d’une génération percevant son horizon comme fortement bouché. Le manque d’emploi crée des tensions familiales, nombre de parents refusant que leur enfant s’engage dans un couple sans un emploi stable. Le manque de moyens empêche certaines familles de payer la dot nécessaire au mariage. Enfin, les faibles rentrées amènent des enfants à rester chez leurs parents ou à partir s’installer dans les milieux urbains.

Le travail informel tend à croître, exposant ces travailleurs précaires à une plus grande prise de risque, n’étant pas couvert en cas d’accident du travail ; tandis que ceux qui ont les moyens quittent le pays, comme en 2014 où cette fuite des cerveaux a touché 150.000 Iraniens. Des fractures générationnelles apparaissent. L’analyse du taux d’alphabétisation permet de mieux comprendre ce phénomène : en 2014, il atteignait 85% pour l’ensemble de la population, mais montait à 98% pour la seule tranche des 15-24 ans. Deux mondes différents se font face. Toutes ces perturbations sociales et économiques semblent avoir un effet auprès des jeunes les plus fragiles : le taux de suicide des moins de 30 ans a connu un accroissement au cours des dernières années tandis que la consommation d’alcools et de drogues devient un enjeu de santé publique.

Caractérisée par une un processus de libéralisation, l’économie de l’Iran est frappée par une incapacité à répondre aux problèmes structurels qui touchent le pays. Certes, les sanctions sur le nucléaire ont durement déstabilisé les rentrées de la république islamique. Néanmoins, la corruption, le clientélisme et un manque de gouvernance efficace doivent aussi être mis en avant pour expliquer une partie de la situation actuelle. Bien que les compteurs économiques iraniens soient sortis du rouge, l’Iran peine à connaître l’embellie pourtant érigée comme la priorité de l’administration en place. Les différentes politiques économiques incohérentes menées depuis plus de 10 ans ont entraîné de nombreux déséquilibres qui se rejoignent aujourd’hui dans un cocktail explosif. Outre le manque de créations d’emplois, l’inflation et l’arrêt de programmes de subsides envers la population ont durement frappé nombre de ménages des couches plus précarisées. La réduction des taux d’intérêts a aussi pesé sur une classe ouvrière plus vulnérable aux fluctuations que les couches plus aisées.

Enjeux environnementaux

La conflictualité sociale qui frappe aujourd’hui la république islamique ne se réalise pas seulement au niveau de ces transformations sociales. Programmes économiques et enjeux environnementaux contribuent à influencer le devenir du pays et du régime.

L’Iran affronte différentes urgences liées à la dégradation de ses ressources. L’ensemble du pays semble touché : les régions côtières font face à une hausse importante des températures, le centre du pays souffre d’une profonde sécheresse tandis que les forêts s’amenuisent face à l’épuisement du sol. Le lac Orumieh, un des plus grands lacs salés du Moyen-Orient, situé dans le nord-ouest, a quasiment disparu tandis que plusieurs fleuves, tels que le Zayandeh Rud, dans le centre du pays, sont asséchés une bonne partie de l’année. Les villes étouffent sous un nuage de pollution entraînant fermetures d’écoles et de services publics. Ces différents phénomènes environnementaux et économiques finissent par pousser nombre d’habitants à l’exode rural. Sous l’influence de ces migrations, les principales villes se sont étendues, souvent sans réelles politiques d’aménagements urbains. Sous le poids de ces flux, Téhéran a atteint ses limites écologiques en 1996. L’expansion urbaine et industrielle de la ville a entraîné une surexploitation des ressources de la capitale à hauteur de sept fois ses capacités. À Mashhad, dans le nord-est, plus d’un tiers de la population s’entasse sur un quart du territoire municipal dans des conditions précaires. Ce ratio est tout aussi élevé à Ahvaz, dans le sud du pays, qu’à Orumieh dans le nord. La prolifération des bidonvilles s’est réalisée sans création de services publics de base tels qu’hôpitaux, pharmacie, etc. Les transports sont tout autant défaillants, accroissant la précarité liée au manque ou à la difficulté de trouver un emploi.

Cocktail explosif pour le régime ?

Comment ces différentes tensions affectent-elles les rapports entre populations et pouvoir en place ? Cet impact reste encore difficile à évaluer. Il est hasardeux de considérer que des manifestations contre le régime signifient obligatoirement une remise en question du principe même de la république islamique. À l’image de nombreux États autoritaires, le régime iranien verrouille l’espace des contestations[1]. Dans ce contexte où les ressources de mobilisation et de contestation sont limitées, la question de l’organisation et de la promotion des mouvements sociaux doit donc se poser d’une autre manière. De plus, la participation des électeurs aux différents processus électoraux reste importante, 73% aux présidentielles de mai 2017 et 62% pour les législatives de 2016. Cependant, les mobilisations et les contestations se sont accrues dans tout le pays depuis 2013 et l’élection de Rouhani à la présidence de la république islamique. Le régime se retrouve aujourd’hui face à plusieurs contradictions entre ses paroles et ses actes qui ont renforcé la « pression de la base ». L’Iran est dans une nouvelle phase de son histoire, post-révolutionnaire, générant de nouveaux antagonismes et des attentes aussi bien au sein du pouvoir que provenant des différentes couches de la population. Du côté de cette dernière, un processus d’individuation s’est réalisé, dans lequel les individus deviennent de nouveaux acteurs sociaux à la recherche du respect de leurs droits. Ce contexte d’affirmation progressive s’est réalisé en même temps qu’un double échec du pouvoir en place. À ses origines, articulant sa rhétorique autour de la justice sociale et de la protection des déshérités, la République islamique s’est engagée, au cours des années 90 et 2000, sur la voie du clientélisme, de la corruption et d’une libéralisation de l’économie. De plus, en jouant un rôle politique, les religieux sont devenus des acteurs susceptibles de critiques et de récriminations. Un changement de statut s’est réalisé à leur égard contribuant, avec la mondialisation, à une sécularisation du pays.

Loin d’être ce système rigide reposant sur une faible base sociale, l’Iran offre plutôt l’image d’un pays traversé par des contrastes, des fractures et des mutations aussi bien sociales qu’économiques et politiques. Le système lui-même se démarque par une capacité de résilience qu’il convient de ne pas négliger si on souhaite mieux comprendre les processus et dynamiques en cours dans le pays. En outre, bien que dirigé par un système autoritaire, l’Iran possède de nombreux éléments proto-démocratiques : des comportements électoraux hétérogènes, une ébauche de société civile active, une jeune génération ouverte et bénéficiant d’un haut niveau d’éducation. Néanmoins, le changement de système ne se réalise pas, ou pas encore. Des mobilisations et contestations sociales, demandant des mises à jour dans le contrat social entre l’État et la population, existent. Mais ces formes de mobilisations se trouvent également auprès d’individus et mouvements en faveur du statu quo. Les contestations sont loin d’être unies autour d’objectifs clairement partagés. La défiance à l’égard des structures institutionnelles et l’éloignement par rapport à une intelligentsia en décalage avec les réalités concrètes a favorisé l’émergence de mouvements informels et décentralisés, comme les manifestations de décembre 2017 et janvier 2018 l’ont prouvé. Il est essentiel de noter que le régime dispose toujours de leviers en sa faveur ainsi que d’une clientèle pouvant être mobilisée de manière opportuniste.

Un horizon incertain

La question centrale est celle de la réponse aux attentes de la nouvelle génération des moins de 30 ans. Tandis que certains mouvements, issus des classes moyennes éduquées, souhaitent une plus forte inclusion politique, d’autres, représentant les couches plus précaires de cette génération, font principalement part de leurs craintes et de leurs ressentiments quant à leur insécurité économique. Tous semblent toutefois se rejoindre sur l’importance que revêt pour eux la dignité, ou keramat en persan, notion fondamentale s’il en est. Difficile de savoir, dès lors, comment le système iranien évoluera au cours des prochaines années. Le souvenir des contestations post-électorales de 2009 reste vivace dans le pays. L’échec des révoltes arabes de 2011 est tout autant dans les esprits. Même si la peur à l’égard du régime semble se dissiper, le sentiment d’une réplique violente en cas de remise en question de l’existence même de la République islamique est présent dans la société. Il est possible qu’un moment symbolique, aussi bien positif que négatif, ne finisse par entraîner une transformation de l’État autoritaire, sous les coups de butoir d’une population désireuse de solutions face aux crises. Il faudra donc continuer à suivre avec attention l’évolution de la société iranienne et de ses différentes composantes, dans ce pays qui occupe depuis longtemps un rôle central au cœur du Moyen-Orient.

 

[1] Steven Heydemann and Reinoud Leenders, Middle East Authoritarianisms: Governance, Contestation, and Regime Resilience in Syria and Iran, Palo Alto, Stanford University Press, 2013.