Depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition suédoise en octobre 2014, la lutte contre la fraude fiscale et sociale occupe régulièrement les avant-postes de l’agenda politique et médiatique. Poudre aux yeux…

Comme il serait bien incongru de nous limiter à rappeler le vieil adage selon lequel « ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins », nous proposons plutôt ici de dresser un premier bilan de l’action gouvernementale dans ce domaine. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons d’abord par définir les concepts mobilisés et les contextualiser.

Contours imprécis

Il n’est pas aisé de définir les concepts de fraude fiscale et de fraude sociale, tant la frontière qui les distingue est floue. En outre, les clichés et stéréotypes qui leur sont généralement accolés tendent à caricaturer le débat dans ce domaine : la fraude fiscale serait essentiellement l’apanage des ménages les plus riches et la fraude sociale celle d’individus profiteurs qui percevraient des allocations sociales de manière indue. C’est oublier un peu vite que la fraude fiscale est, en volume, pratiquée pour une large part par les entreprises, qui usent de différentes stratégies pour éviter de payer la TVA ou minimiser, au-delà de ce que les règles légales autorisent, leur impôt sur les bénéfices. Et qu’en matière de fraude sociale, la fraude aux cotisations (travail au noir) est largement supérieure à la fraude aux allocations.

Comment ne pas agir contre la fraude fiscale, tout en donnant l’impression de vouloir s’y attaquer de front ? C’est un des défis majeurs auquel s’est attelée la coalition suédoise depuis son arrivée à la tête du pays.

En termes de définition, la fraude fiscale consiste à ne pas déclarer son revenu auprès de l’administration, soit en choisissant délibérément de ne pas déclarer son revenu légal, soit en exerçant une activité professionnelle dans le secteur souterrain. Quant à la fraude sociale, celle-ci se définit comme un abus en matière de droit du travail, de droit à la sécurité sociale et de l’aide sociale afin de se soustraire aux règles administratives et aux charges qui y sont liées. Elle comprend, sous l’appellation générique de fraude aux cotisations et/ou aux allocations sociales, un très large éventail de cas tels que le travail au noir, le détachement irrégulier de travailleurs étrangers, le phénomène des faux indépendants, le cumul indu d’allocations sociales ou encore la dissimulation de revenus permettant de profiter d’avantages sociaux liés au niveau des revenus déclarés (bourses d’études, tarifs divers déterminés au prorata du revenu…). L’exemple du travail au noir ou de la dissimulation de revenus montre combien la limite entre la fraude fiscale et la fraude sociale est ténue. Dans les deux cas, « l’effet principal est identique, à savoir la réduction de l’assiette fiscale et ce faisant des recettes de l’État » [1.Marie Monville, « Fraude : Fiscale vs sociale ? », Lettre mensuelle socio-économique, Conseil central de l’économie (CCE), octobre 2009.].

Estimations hasardeuses

S’il n’est pas simple de définir la fraude, il s’avère encore plus périlleux, voire impossible, d’en mesurer l’ampleur. Comment en effet appréhender un phénomène par nature caché, falsifié, invisible ? Concernant le cas de la Belgique, deux observations peuvent néanmoins être faites à ce sujet. Tout d’abord, la plupart des experts convergent sur le fait que la fraude est un phénomène substantiel dans notre pays : les estimations les plus optimistes l’évaluent à 6,6 milliards d’euros[2.Chiffres avancés par la Banque nationale de Belgique (BNB), in Marie Monville, op. cit.] et les plus pessimistes jusqu’à 30 milliards d’euros[3.Chiffres avancés par Michel Mauss, professeur de droit fiscal à la VUB, sur base d’une étude auprès de 1000 personnes en Flandre et à Bruxelles, in « La lutte contre la fraude est un échec ! », Trends-Tendances, 8 mars 2012.]. Bien que ces chiffres divergents démontrent la nécessité de financer davantage d’études sur le sujet, il apparaît clairement que l’ampleur de la fraude est suffisamment grande que pour justifier les efforts déployés pour la combattre. Deuxièmement, il ne fait aucun doute que la fraude sociale est nettement inférieure à la fraude fiscale. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer qu’entre 2011 et 2014, l’État belge a récupéré chaque année – au titre de la lutte contre la fraude fiscale et sociale – près de 600 millions d’euros, « dont seulement un euro sur sept provenait de la fraude sociale »[3.Tiré d’une interview de John Crombez, ancien secrétaire d’État à la lutte contre la fraude sociale et fiscale du 6 décembre 2011 au 21 septembre 2014, in « Charles Michel a été mon plus grand adversaire dans la lutte contre la fraude », La Libre Belgique, 28 février 2015.]. Mais, au-delà de l’enjeu de l’estimation de l’ampleur de la fraude, ce qui importe surtout, ce sont les moyens déployés pour lutter plus efficacement contre ce phénomène. En effet, un taux plus élevé de sanction de même qu’une plus grande probabilité de détection tendent à décourager la fraude[5.M. Lefebvre, S. Perelman et P. Pestiau, « La fraude fiscale en Belgique », Reflets et Perspectives, LIII, 2014/1.]. D’où l’intérêt de procéder à un premier bilan du gouvernement Michel en matière de lutte contre la fraude fiscale et la fraude sociale.

Amnésie fiscale

Comment ne pas agir contre la fraude fiscale, tout en donnant l’impression de vouloir s’y attaquer de front ? C’est un des défis majeurs auquel s’est attelée la coalition suédoise depuis son arrivée à la tête du pays. La stratégie a consisté à mettre en avant plusieurs mesures purement cosmétiques afin de faire passer la pilule plus amère du statu quo, voire du désengagement partiel de l’État fédéral dans la lutte contre la fraude fiscale. La dernière en date, qui est aussi la moins pertinente[6.Comme l’a rappelé Adrien Masset, professeur de droit pénal à l’Université de Liège, cette disposition est déjà prévue par le code pénal, le code électoral et le code de la démocratie locale, in « Priver le fraudeur de son droit de vote ? C’est déjà possible », RTBF, 25 juillet 2015.], est l’annonce faite par Charles Michel en juillet dernier de son intention de déchoir le fraudeur du droit de vote et du droit d’éligibilité. Mais la plus emblématique de- puis le début de cette législature est sans conteste la « taxe Caïman », approuvée par la majorité en mai dernier. Annoncée en réponse aux scandales LuxLeaks (novembre 2014) et Swiss- Leaks (février 2015), cette mesure a officiellement pour but de taxer directement les contribuables sur les revenus perçus de constructions juridiques basées à l’étranger et faiblement imposées. En pratique, elle s’avère relativement inefficace pour combattre les montages financiers dévoilés notamment par LuxLeaks[7.Audition concernant Luxembourg Leaks de Michel Maus et Denis-Emmanuel Philippe, Commission des Finances et du Budget, Chambre des représentants de Belgique, 26 novembre 2014.]. Tout d’abord, elle ne vaut que pour les personnes physiques belges et non pour les sociétés belges qui détiennent des structures financières offshore. Deuxièmement, elle ne vise pas certaines constructions juridiques qui sont pourtant utilisées dans des montages fiscaux pour payer moins d’impôts. C’est le cas, par exemple, de la structure luxembourgeoise dénommée « Soparfi ».

Le gouvernement Michel semble poursuivre un objectif inavoué à travers sa politique de lutte contre la fraude : celui de vouloir renforcer le processus de délégitimation de l’État providence.

L’écran de fumée généré par l’annonce de ces mesures antifraude inoffensives a permis au gouvernement Michel d’entériner parallèlement trois dispositions particulièrement contestables. Tout d’abord, dès l’entame de la législature, celui-ci a procédé à une réduction des sanctions sur les commissions secrètes (c’est-à-dire, les fonds qui quittent de manière occulte le patrimoine des sociétés vers des bénéficiaires inconnus). Selon la Cour des comptes, cette décision rend le nouveau régime de facto moins sévère, ce qui devrait coûter près de 113 millions d’euros au budget de l’État fédéral. Deuxièmement, le gouvernement Michel a introduit une taxe sur le carat – prenant la forme d’un prélèvement d’impôts forfaitaire sur la base du chiffre d’affaires – qui n’est rien d’autre qu’un privilège fiscal accordé au secteur du diamant en Belgique. Enfin, en mai dernier, Jan Jambon, ministre de la Justice, a confirmé que l’Ocedefo (Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée) cesserait d’exister en étant entièrement déconcentré vers les arrondissements judiciaires. Le démantèlement de cet office est d’autant plus incompréhensible qu’il s’est révélé extrêmement efficace dans le domaine de la lutte contre les criminels en col blanc. Selon le juge d’instruction Michel Claise, l’Ocedefo aurait notamment permis de ramener le mécanisme frauduleux de carrousels à la TVA de 1,5 milliard d’euros en 2002 à 40 millions d’euros aujourd’hui[8.«Michel Claise : “On tente de détruire le pouvoir judiciaire” », RTBF, 4 juin 2015.]. En outre, contrairement aux organes décentralisés, l’Ocedefo a le triple avantage de constituer un point de contact international, d’être en mesure d’agir rapidement et de disposer d’une expertise dans des matières aussi complexes que la criminalité financière.

Chasse aux pauvres

Sur le front de la lutte contre la fraude sociale, le gouvernement Michel s’est distingué également par son aveuglement idéologique, en suscitant dès l’entame de la législature un vaste débat public sur la fraude aux allocations. Certes, la lutte contre la fraude aux cotisations (travail au noir) n’est pas absente du plan d’action de la coalition suédoise[9.Au titre de la lutte contre le travail non déclaré, le gouvernement Michel introduira par exemple dès le 1er janvier 2016 la caisse enregistreuse certifiée dans l’Horeca.]. Mais, en 2015, les efforts du gouvernement ont été déployés en priorité pour intensifier la lutte contre la domiciliation fictive des demandeurs d’emploi désireux d’obtenir une allocation majorée en matière de chômage ou d’assurance maladie invalidité. Pour y parvenir, Bart Tommelein, secrétaire d’État en charge de la lutte contre la fraude sociale, a pris deux dispositions particulièrement litigieuses. Tout d’abord, dans le cadre de la loi-programme adoptée le 24 juillet dernier, il a supprimé l’obligation, pour les inspecteurs, de prévenir le chômeur d’un contrôle à domicile. Désormais, les contrôleurs pourront se rendre par surprise au domicile des chômeurs, sans avertissement préalable. Deuxièmement, le libéral flamand a chargé l’inspection sociale de contrôler la consommation énergétique (eau, gaz, électricité) des chômeurs et des autres allocataires sociaux afin de vérifier s’ils habitent effectivement à l’adresse indiquée. En cas de sérieux soupçons d’abus, les inspecteurs se rendraient au domicile des allocataires sociaux concernés. Officiellement, cette politique de contrôle, baptisée « datamining de l’assuré social », profilerait les abuseurs. En réalité, elle est non seulement irréaliste, mais aussi illégale[10.F. Grevisse, V. Van der Plancke, « Dis-moi combien tu consommes, je te dirai si tu fraudes… », Ensemble, n°87, juin 2015.]. Tout d’abord, il est facilement démontrable qu’il soit fort hasardeux, voire impossible, de pouvoir définir des seuils de consommation énergétique en dessous ou au-dessus desquels une domiciliation fictive peut être suspectée.

Manque d’enquêteurs, d’experts, de magistrats spécialisés et disponibles. La conséquence est que les dossiers de fraude fiscale grave aboutissent trop souvent au constat de la prescription.

En outre, la mise en œuvre de ce croisement massif de données nécessite une communication de la part des fournisseurs ou des gestionnaires de réseau de distribution vers la BCSS (Banque carrefour de la sécurité sociale). Or, les données de consommation d’énergie sont des données à caractère personnel dont l’utilisation est soumise strictement à la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel.

Agenda caché

Le gouvernement Michel semble poursuivre un objectif inavoué à travers sa politique de lutte contre la fraude : celui de vouloir renforcer le processus de délégitimation de l’État providence. Il y contribue en minant la confiance des citoyens envers deux de ses composantes essentielles que sont les principes de redistribution et de justice fiscale. Tout d’abord, à travers son insistance sur la lutte contre la fraude au domicile, le gouvernement alimente à tort la croyance populaire selon laquelle la fraude dans le chef des allocataires sociaux serait généralisée. Elle ne concerne pourtant qu’une très faible minorité d’entre eux[11.La fraude sociale ne concernerait que 1,67% des chômeurs complets indemnisés, 4,14% en moyenne pour le revenu d’intégration sociale, 4,47% pour l’aide sociale équivalente et 1,69% pour l’aide médicale des CPAS, in F. Grevisse, V. Van der Plancke, op. cit.]. Deuxièmement, en octroyant des avantages fiscaux à certains secteurs (taxe carat), en prévoyant une quatrième amnistie fiscale, ou encore en supprimant un organe de lutte contre la grande fraude fiscale, la coalition suédoise pose délibérément des actes préjudiciables au sentiment de justice fiscale. Sa promotion décomplexée d’une fiscalité de privilèges ne fait que renforcer auprès de ceux qui en sont exclus le sentiment d’aversion envers le concept d’impôts. Vu l’approche foncièrement idéologique suivie jusqu’à présent par la coalition suédoise en matière de lutte contre la fraude, il parait bien illusoire d’espérer un changement de cap à moyen terme dans ce domaine. Dans l’éventualité d’une alternance politique à l’issue des prochaines élections législatives fédérales, une politique renouvelée de lutte contre la fraude pourrait favoriser les évolutions suivantes. Une première avancée serait de clore le faux débat sur la domiciliation fictive qui parasite actuellement la politique de lutte contre la fraude sociale. Compte tenu du niveau très bas des allocations sociales, les individus sont souvent poussés à se déclarer isolés pour joindre les deux bouts. D’où la nécessité d’approfondir l’individualisation des droits sociaux, en permettant à chaque personne adulte de bénéficier de droits propres, indépendamment de ses liens privés avec une autre personne adulte. Concernant la lutte contre la fraude fiscale, trois mesures prioritaires devraient être prises. Tout d’abord, il conviendrait de mettre fin au secret bancaire, en introduisant un échange automatique de données entre les banques résidant sur notre territoire et le fisc. Cela permettrait en effet de régler les cas de fraudes qui découlent de la multiplication des comptes d’épargne afin d’échapper à la taxation des intérêts dépassant le plafond de 1880 euros[12.En Belgique, aucun croisement des données n’est effectué par le fisc entre les différentes institutions bancaires. Cette absence de contrôle encourage des citoyens – susceptibles de dépasser le plafond des 1880 euros d’intérêts sur l’épargne – à profiter des failles du système en multipliant le nombre de comptes d’épargne réglementés pour diminuer leur contribution fiscale, in A. Marchand et O. Jerusalmy, « Incitants fiscaux à l’épargne et piste d’amélioration », Réseau Financité, 20 décembre 2014.]. L’augmentation des moyens humains et financiers consacrés à la lutte contre la fraude fiscale devrait constituer une seconde priorité. Cela concerne tout d’abord la justice, où des défaillances à tous les niveaux de la chaine pénale sont régulièrement constatées : manque d’enquêteurs, d’experts, de magistrats spécialisés et disponibles. La conséquence est que les dossiers de fraude fiscale grave aboutissent trop souvent au constat de la prescription. Rien que pour le parquet près la Cour d’appel de Bruxelles, les affaires qui n’ont pu aboutir à cause des lenteurs de la justice représentent un manque à gagner de plus de 100 millions d’euros[13.« L’État a perdu plus de 100 millions dans les affaires de fraude prescrites », RTBF, 25 février 2014.]. Parallèlement à la justice, le renforcement des moyens humains et logistiques de l’Inspection spéciale des impôts et du fisc en général devrait également être privilégié. Enfin, en lien avec le processus de modernisation de la structure administrative, il serait également judicieux de favoriser une utilisation plus optimale de l’arsenal fiscal, notamment des dispositions anti-abus prévues par les Codes des impôts sur le revenu qui permettent de combattre efficacement l’utilisation de structures établies dans d’autres États à fiscalité avantageuse.