« No photo on the dancefloor » est une fascinante exposition que la Fondation C/O de Berlin, un des hauts lieux de la photographie européenne, consacre à l’histoire des clubs berlinois. Son titre évoque le seul véritable interdit de la nuit berlinoise : l’usage d’appareils photographiques (et désormais de smartphones) à l’intérieur des lieux de fêtes. Cette règle, toujours en vigueur dans une série de clubs, peut paraître totalement anachronique à l’heure d’Instagram mais elle trouve son origine dans la volonté de créer des espaces de liberté absolue, garantie l’anonymat total des fêtards. L’exposition coïncide tout aussi symboliquement avec le 30ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin.

Alors que la fin des dictatures communistes a souvent coïncidé dans les anciennes « démocraties populaires » avec un backlash consumériste, la nuit berlinoise s’est construite autour d’une utopie égalitaire, libertaire et, le plus souvent, démarchandisée. Dès le début des années 90, la contre-culture de Berlin-ouest a investi la vaste friche urbaine sédimentée par l’effondrement industriel de la RDA et par le no man’s land bordant le mur qui occupe le centre et l’est de la ville. Des centaines de bâtiments ou de terrains vagues ont été ainsi occupés par des squats, des clubs ou des ateliers d’artistes. Cette dynamique spontanée et qui ne sera réellement reprise par la planification qu’au bout de quelques années a servi de moteur, a joué un rôle fondamental dans la réunification. D’aucuns estiment même que cette aventure fut une des seules marques tangibles d’une réunification qui est toujours en partie inachevée en raison des barrières sociales et géographiques particulièrement résistantes.

Ce vaste terrain de jeu a servi, au moins pendant les deux décennies qui ont suivi l’effondrement du Mur, à une expérience de transformation urbaine sans véritable équivalent. Dans cette transformation, les clubs ont eu une fonction fondamentale. A l’avant-garde de la renaissance berlinoise, ils ont joué un rôle à la fois artistique, social et politique. A l’opposé des reproductions élitaires observée dans la vie nocturne des autres villes européennes, les lieux de la nuit berlinoise se sont ouverts à toutes les couches de la population, refusant la ségrégation sociale, économique, sexuelle ou générationnelle en édictant comme seule condition d’entrée un code vestimentaire basé sur le refus de l’apparence conventionnelle.

L’affranchissement radical des codes sociaux et sexuels.

L’exposition rend très bien hommage à cette dynamique au travers de photographies prises dans une série de clubs iconiques comme le Tresor, Maria, le Watergate ou encore le Berghain mais illustrant aussi les célébrités et les inconnus qui les ont fait vivre. Le contraste entre l’excentricité de cette nuit berlinoise et l’austérité minérale des espaces de fêtes saute rapidement aux yeux tout comme l’incroyable créativité artistique que l’on peut approcher grâce aux flyers et aux magazines exposés aux côtés des photographies et à deux installations vidéographiques époustouflantes. Enfin, un très dense entretien filmé avec Kirsten Krüger, la fondatrice du mythique KitKat club, permet d’appréhender le manifeste de cette utopie de la nuit, basé sur l’affranchissement radical des codes sociaux et sexuels qui fit de la soirée berlinoise une performance autant artistique que politique.

Cet âge d’or a commencé à décliner à la fin des années 2009 sous l’effet conjugué de la généralisation des vols low costs et de la spéculation immobilière qui a fini par fondre sur la capitale de l’Allemagne réunifiée. Mais là encore, plus que les squats, les clubs ont opposé (et continuent d’opposer) une résistance à la gentrification des bords de la Spree. Le Tresor, le KitKat club, le OHM ou encore le Club der Visionäre occupent un réduit urbain que les promoteurs grignotent avec difficulté alors que sur la rive nord, si l’iconique Maria a laissé la place à un complexe de logements de luxe, le Berghain, logé dans un immense bâtiment industriel ayant abrité le principal générateur électrique de Berlin-est, trône encore fièrement au milieu de centres commerciaux ultramodernes et de dépôts de logistique hi-tech. Plus à l’est, aux confins de l’immense centre berlinois que délimite la boucle du S-Bahn, Renate zur wilden et d’autres lieux plus confidentiels continuent à perpétuer la légende des nuits berlinoises.

Un produit de consommation de masse pour une partie de la jeunesse européenne.

Certains puristes argumentent que les choses ne seront plus jamais comme avant et regrettent, paradoxalement, la démocratisation du transport aérien qui a fait de l’aller-retour de quelques heures combiné aux prix ridiculement bas d’une soirée à Berlin (en comparaison avec Londres, Paris et même Bruxelles), un produit de consommation de masse pour une partie de la jeunesse européenne, dénaturant ainsi le message politique véhiculé par le clubbing berlinois. Ces puristes soulèvent aussi l’influence négative jouée par l’apparition de physionomistes aux portes des clubs qui pratiquent une politique de sélection ethnique ou économique encore inconcevable il y a encore quelques années. Enfin, d’autres regrettent une certaine normalisation puritaine qui a progressivement rétabli les frontières entre publics straight, LGBT et trans qui avaient été abolies par la plupart des clubs.

Il n’en reste pas moins que, malgré ces changements assez radicaux des structures urbaines et sociales, la nuit berlinoise est toujours aussi foisonnante. Elle continue à se vivre dans des longues déambulations pédestres, passage obligé pour ceux qui veulent comprendre l’ADN de cette ville fascinante, maintes fois donnée pour morte et qui a su à chaque fois se réinventer en se jouant de ses balafres et de ses stigmates.

Finalement, ce qui frappe le plus c’est la continuité historique entre les deux âges d’or berlinois, avant 1933 et après 1989. Malgré les ruptures violentes que constituent le nazisme et la découpe du territoire urbain imposée par la RDA. C’est à cette résilience que cette très belle exposition rend un hommage important.