L’accrochage scolaire reste un des enjeux majeurs de la lutte contre la pauvreté infantile. Depuis les années 1970, les écoles de devoirs en ont fait leur cheval de bataille. Mais aujourd’hui, on peut déplorer qu’elles s’écartent d’un rôle qu’elles sont pourtant presque les seules à jouer : l’accrochage scolaire des enfants pauvres par l’aide aux devoirs. C’est le résultat d’une étude à paraître (FBLP, « Le rôle des écoles de devoirs dans l’accrochage scolaire des enfants pauvres ». Pour recevoir cette étude : 02/600.55.66.), menée par le Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté.

Puisque l’Europe est sans cesse à la recherche de bonnes pratiques en matière de lutte contre la pauvreté, elle ferait bien de venir voir chez nous, du côté de ce qui se passe après l’école. Elle découvrirait les écoles de devoirs, des dispositifs sans doute uniques dans l’Union, qui ont vu le jour à Bruxelles dans les années 1970, à la faveur du mouvement ouvrier italien. C’était l’époque où l’on osait encore une rhétorique militante. Où la vision socialement émancipatrice de l’éducation ne faisait pas encore partie de l’histoire des idéologies. Où l’école était la porte d’entrée de l’ascenseur social.Mais les temps ont changé, Robert Castel a parlé de « reflux du social », et d’autres ont désigné l’école comme la source de tous nos maux. Les temps ont changé, les statistiques aussi, et l’école ne peut plus être considérée comme un barrage efficace contre la transmission intergénérationnelle de la pauvreté.Les temps ont changé, les enjeux de l’insertion aussi, et le décrochage scolaire est plus que jamais un facteur d’exclusion sociale. Pourtant, grâce à l’incroyable énergie du volontariat associatif, les écoles de devoirs existent encore. Elles sont quelque 200 en Région bruxelloise, implantées dans les quartiers les plus défavorisés, et elles accueillent quotidiennement des milliers d’enfants. Sur le terrain, elles répondent à un besoin des parents pauvres car, à quelques exceptions près, elles constituent les seuls services de proximité susceptibles d’assurer un soutien scolaire pour leurs enfants. Déjà aujourd’hui, la majorité des écoles de devoirs bruxelloises doivent refuser des enfants par manque de place. Or, étant donné la précarisation des familles bruxelloises, l’on peut craindre un accroissement de la pauvreté infantile, et donc une demande encore plus forte en termes de soutien à la scolarité. Mais est-ce vraiment le rôle de l’associatif de palier aux manquements de l’école ? Est-ce que, en proposant une aide aux devoirs, nous n’entretenons pas une tendance à la déresponsabilisation de l’institution scolaire ? Voilà les questions qui gangrènent aujourd’hui le secteur des écoles de devoirs. Ce faisant, il reprend à son compte une critique que l’on a pu adresser il y a 30 ans aux Restos du Coeur : une réponse adéquate à un système défaillant peut en fait perpétuer, voire renforcer, les défaillances de ce système. Certains dispositifs associatifs, qui à l’origine étaient conçus comme des palliatifs temporaires sont, des décennies plus tard, pleinement intégrés aux politiques de lutte contre la pauvreté. Pour certains analystes, ils constituent en fait les dispositifs de première ligne qui permettent aux politiques de rester dans une « gestion de la pauvreté » plutôt que de s’attaquer à ses causes profondes.

Mais est-ce vraiment le rôle de l’associatif de palier aux manquements de l’école ? Est-ce que, en proposant une aide aux devoirs, nous n’entretenons pas une tendance à la déresponsabilisation de l’institution scolaire ?

Conséquence logique de cette vision macroscopique, le secteur des écoles de devoirs remet en question la pertinence de sa pratique d’aide aux devoirs. Il est encouragé en cela par la Communauté française qui, par un décret de 2004 et un nouveau texte en préparation, conditionne sa reconnaissance à une pratique plus large d’activités d’éveil et de découverte. Aussi, le secteur s’oriente de plus en plus vers un discours psychopédagogique, en opposant le « faire du devoir » et le « développement multidimensionnel » de l’enfant. Si cette perspective peut paraître réjouissante d’un certain point de vue « socioculturel », elle l’est par contre beaucoup moins du point de vue de l’accrochage scolaire des enfants pauvres, et donc de la lutte contre la pauvreté. Car derrière le discours psychopédagogique des écoles de devoirs se cache en fait une résignation certaine par rapport à la chose scolaire.

Coordination et implication des acteurs

Aujourd’hui, en Région bruxelloise, 28% des bébés naissent dans un ménage sans revenu du travail. Dans les familles où les parents sont sans diplôme, on note 50% de retard des enfants dès l’entrée du secondaire, contre un peu plus de 10% pour les enfants dont un des parents détient un diplôme universitaire. Seuls 3% des enfants des ménages où une personne détient un diplôme universitaire sont orientés vers les filières technique ou professionnelle, et 35% dans le cas des ménages sans diplôme. Devant l’ampleur de la problématique, il nous semble que tous les partenaires de l’éducation (écoles, parents, parascolaire et associations) doivent travailler ensemble et recentrer leurs efforts sur ces questions particulières de l’accrochage scolaire des enfants pauvres. Pour le dire autrement, nous pensons que l’enjeu d’une scolarité réussie ne revient pas uniquement à l’école. Cela étant dit, il est évident que l’école doit se remettre en question et qu’elle doit rester le garant ultime de l’accrochage scolaire des enfants pauvres. Mais pour lutter efficacement contre la pauvreté, l’aide aux devoirs organisée par l’associatif de proximité reste encore aujourd’hui un exemple de bonne pratique. Certaines analyses politiques montrent que l’école de devoirs, en tant qu’organisation issue de la société civile, est située entre l’État (l’école) et la sphère informelle des ménages (les parents). Cette place lui confère un rôle d’intermédiation entre les parents pauvres et le formalisme étatique (et scolaire), qui est par essence éloigné des problématiques vécues dans l’anonymat des familles.

La Belgique n’a jamais tranché la question de savoir ce qu’implique véritablement la neutralité de l’État, et notamment si celle-ci doit se concevoir de manière exclusive ou inclusive.

En Région bruxelloise comme ailleurs, c’est surtout le fait d’assumer ce rôle d’intermédiation qui confère aux associations toute leur légitimité. Cela peut se faire par l’aide aux devoirs car, au-delà d’un soutien scolaire nécessaire de l’enfant, le devoir est surtout un sésame très efficace pour investir le champ familial et le champ scolaire. Aussi, comme le suggèrent les prochaines priorités définies par la Région bruxelloise en matière de cohésion sociale, le soutien scolaire proprement dit est également l’affaire de l’associatif, et en particulier des écoles de devoirs. Elles seraient bien avisées de reprendre à bras-le-corps cette mission historique, d’autant plus qu’elles occupent une place privilégiée pour l’accomplir, et ce, à trois titres. Premièrement, en tant que tiers-acteur, leur neutralité permet à l’enfant de s’extraire des difficultés qu’il vit à l’école et des tensions sociales qu’il connaît en famille. Deuxièmement, à travers leur intérêt pour l’enfant, elles peuvent jouer une importante fonction de soutien à la parentalité. Enfin, en échangeant leurs pratiques professionnelles avec celles de l’école, elles peuvent induire une attention particulière du personnel scolaire par rapport aux questions sociales.