Le jour de la manifestation syndicale du 2 décembre, Béatrice Delvaux, dans son éditorial du Soir, ne cachait pas son incompréhension : « Quelle drôle de date ! À part pour dire sa peur, formuler des exigences, exprimer des interdits, quel est le sens d’une manifestation de cette ampleur, alors qu’il n’y a rien à demander à des négociateurs qui ont bouclé leur budget ? ». Elle ajoutait : « On est très curieuse de voir comment les syndicats vont traduire leur message à un gouvernement qui a eu tant de mal à naître et si peu de marge pour exister.» Elle n’était pas la seule à s’étonner. Dans l’opinion publique, c’est le soulagement qui prédominait : après 537 jours de crise, nous avions enfin un gouvernement. Que les séparatistes de la N-VA veuillent le déstabiliser, quoi de plus naturel ? Mais les syndicats ? Mais la gauche ? N’avait-on pas sauvé l’essentiel ? La sécu s’en était finalement tirée sans trop de casse. Retournons quelques mois en arrière. La crise politique dont, paraît-il, nous sommes sortis ne date pas des élections de juin 2009, mais bien de celles de juin 2007. À ce moment-là, Yves Leterme, fort de son alliance victorieuse avec la N-VA, tente de former un gouvernement sans les socialistes pour mettre en œuvre la énième réforme de l’État. L’impossibilité d’y procéder, faute d’une appréciation fine des rapports de forces, le mènera à l’échec et cette longue crise se révèlera finalement nécessaire pour permettre à différentes demandes contradictoires de s’ajuster. Résultat : un accord qui constitue un armistice honorable et de nouveaux équilibres à tester avant de passer à une autre étape, probablement inévitable.

Honte à nos politiciens incapables de constituer un gouvernement et donc de nous gouverner. Pour quoi faire ? Là n’était même pas la question…

Pendant cette longue période d’instabilité politique, on a vu monter dans la population une protestation d’un genre particulier : honte à nos politiciens incapables de constituer un gouvernement et donc de nous gouverner. Pour quoi faire ? Là n’était même pas la question. Ceux-là sont payés pour le savoir mieux que nous et pour élaborer les compromis nécessaires. Dans la « démocratie des Modernes » chère à Benjamin Constant, les citoyens donnent aux professionnels de la politique le mandat de gérer la société entre deux élections, ce qui leur permet de vaquer à leurs occupations domestiques. Or cette démocratie est enrayée. C’est aussi de ce constat qu’est sortie l’initiative du G1000, qui mit l’accent sur une singularité qui empêche, de façon systémique, la démocratie belge de fonctionner : des hommes politiques en campagne permanente et prisonniers de la surenchère communautaire qui donne une prime aux plus intransigeants. Pendant ces longs mois, notre attention a été réglée sur une focale courte. Nous étions « le nez sur le guidon » de la crise institutionnelle belge, tellement singulière qu’on était bien incapable de l’expliquer à nos voisins. Du coup, nous avions négligé la focale longue. Or, c’est finalement à l’arrière-plan que les choses importantes se passaient. Au début 2009, la crise américaine des subprimes contamina l’Europe. De proche en proche, elle a débouché sur une crise bancaire impossible à maîtriser. C’est tout l’édifice de la gouvernance politique, économique et financière de l’Europe qui vacille. Face à ce tsunami, aucun compromis belgo-belge ne résistera. D’ailleurs, l’encre de l’accord gouvernemental était à peine séchée que certains de ses signataires nous prévenaient déjà : pour l’«Europe», ça ne suffira pas.

Est-ce le même peuple… ?

Focale courte : ne devrait-on pas plutôt dire « myopie » ? Aujourd’hui, les généralités intemporelles sur le réalisme en politique ne passent plus. La pratique du compromis social-démocrate a su profiter aux travailleurs et aux allocataires sociaux pendant les trente années d’après-guerre. Puis les socialistes se convertirent aux bienfaits de l’économie de marché dont la main invisible allait profiter à tous. Pourtant, dès 1975, la panne de croissance interdisait déjà les solutions winwin entre les salariés et les détenteurs de capitaux. Depuis, la part des salaires dans les divers comptes nationaux n’a pas arrêté de se réduire tandis que certaines grosses fortunes frisaient l’asymptote. Limiter les dégâts ? À l’échelle européenne, l’alibi des socialistes de gouvernement, pour qui il faut y être quelles que soient les circonstances pour gérer les reculs sociaux de façon un peu moins pire, n’aura convaincu personne. Encore majoritaires en Europe à la fin du dernier siècle, les socialistes furent chassés du pouvoir dans presque tous les pays. Ils résistaient dans l’Europe du Sud. Là aussi, ils ont dû plier bagage, désavoués par leurs mandants. Désavoués, oui, mais au profit de qui ? En Espagne, est-ce le même peuple qui a massivement manifesté son indignation sur la Puerta del Sol à Madrid pour, quelques semaines après, congédier par les urnes le socialiste Zapatero et le remplacer par le conservateur Rajoy ? Au Portugal, est-ce le même peuple qui a paralysé le pays en novembre par une grève générale de protestation contre la politique d’austérité du gouvernement conservateur de Pedro Passos Coelho qu’il avait lui-même mis au pouvoir en chassant le socialiste Socrates lors des élections de juin ? Et est-ce bien le même peuple qui descendit dans les rues de Bruxelles le 2 décembre dernier et qui pourtant persiste, si l’on en croit les sondages, à maintenir sa confiance aux partis gouvernementaux, à moins qu’il n’adhère à la surenchère ultra-libérale de la N-VA ? C’est un des paradoxes de la situation actuelle. La riposte indispensable à une austérité dont les contours véritables se révèlent de jour en jour devra aussi convaincre la population que ce combat a du sens. Qu’on n’est pas obligé de plier devant l’« Europe », les « marchés », les agences de notation. Et, qu’en face, il existe bien une alternative. Pas de résistance sans un contre-modèle positif. Car il faut bien en convenir : dans la profondeur des peuples, l’angoisse du lendemain tétanise désormais toutes les velléités de changement social. Le discours de la peur ne profite pas à la gauche. C’est à une reconquête patiente de l’opinion publique qu’il faudra s’attacher, à contre-sens des fausses évidences serinées depuis vingt ans et plus. Car si l’avenir n’est pas réenchanté, face à l’austérité, aucune victoire n’est possible. 22 décembre 2011