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Nancy Fraser, luttes culturelles et luttes de redistribution

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Nancy Fraser (1947) est une philosophe féministe états-unienne. Elle est professeure en sciences politiques et sociales à la New School University à New York et rédactrice en chef de la revue Constellations. Son œuvre s’efforce de penser trois dimensions constitutives de la justice : la (re)distribution des ressources, la reconnaissance au travers des contributions des différents groupes sociaux et la représentation par la médiation des productions symboliques et langagières. Elle s’inspire fortement de la théorie critique (École de Francfort dont les principaux représentants furent Th. Adorno, H. Marcuse et M.Horkheimer et plus récemment J. Habermas), de la sociologie bourdieusienne et des « gender » ou « queer » studies. Elle a publié de nombreux articles dans les revues progressistes américaines, dont la New Left review et Constellations.
Elle a également publié plusieurs livres sur la condition féminine, notamment avec Judith Butler et un ouvrage de confrontation critique co-écrit avec Axel Honneth, Redistribution or Recognition? A political-Philosophical Exchange.
L’ouvrage chroniqué, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, rassemble des versions modifiées et réécrites d’articles écrits entre 1992 et 2004. Cette chronique a été publiée dans le n°55 de Politique en juin 2008.

Le travail de réflexion et de conceptualisation mené par Axel Honneth sur la problématique de la reconnaissance[1. Sur le sujet, voir P. Ansay, « Les politiques de la reconnaissances », Politique, n°51, octobre 2007, pp.64-67] a ouvert des discussions sans doute stratégiques pour l’avenir de la gauche. Un débat est ouvert à partir d’une controverse nouée avec la féministe progressiste américaine Nancy Fraser. Pour l’une comme pour l’autre, ces discussions renvoient à la montée en force de luttes et de conflits dits « post-socialistes », « post-matérialistes ». Il faut entendre par-là des conflits où les hommes et les femmes ne lutteraient pas pour de meilleurs salaires, pour une couverture sociale plus généreuse et mieux appropriée, mais pour être reconnus, estimés, ou formulé négativement, pour que cesse le règne du mépris. Sans doute que certaines conflictualités, pour tout et pour partie, appartiennent à ces types d’enjeux et de conflits : les émeutes urbaines, les mouvements féministes, les manifestations et luttes des minorités sexuelles, les mouvements nationalistes, les luttes relatives aux droits des réfugiés, les manifestations de minorités dites culturelles[2. Quel sens donner par exemple à la Zinneke Parade à Bruxelles ?].., les luttes et les dispositifs anti-racistes, les dispositifs légaux mis en place contre le harcèlement moral, le port du voile… Pour Nancy Fraser, la question centrale réside dans les modalités d’articulation de ces luttes dites « culturelles », dites aussi luttes pour la reconnaissance, et les luttes sociales et économiques, dites luttes de redistribution.

Reconnaître certes, mais (re)distribuer

Pour Fraser, tout société juste postule à la fois des (re)distributions et des procédures de reconnaissance. Mais les deux sphères de lutte et de conflictualité ne se recoupent pas toujours exactement. Est-ce que les injustices culturelles sont rarement/souvent enchevêtrées dans les injustices sociales ? Le cadre supérieur noir d’une grande banque sur Wall Street ne parvient pas à trouver un taxi mais l’ouvrier blanc de Détroit qui trouverait un taxi sans problème à New York perd son emploi lors des délocalisations de la General Motors. Bien des réussites culturelles s’appuient sur des composantes matérielles, voire commerciales et, à l’opposé, subir la dévalorisation de sa propre culture entraîne la non-légitimation sociale d’un individu ou d’une communauté assortie de nombreuses injustices économiques.

Malédiction sur les groupes mixtes

Les revendications de reconnaissance culturelle tendent à promouvoir la différenciation entre les groupes, et les revendications de redistribution tendent à abolir les dispositifs discriminants basés sur la stigmatisation et la différenciation sélective. Les personnes victimes simultanément d’injustices culturelles et d’injustices sociales et économiques ont besoin, à la fois, de revendiquer le droit à la ressemblance et le droit à la différence. Elles sont donc prises dans un dilemme. On le perçoit bien dans certaines réactions négatives vis-à-vis de la Gay pride et des jeux olympiques gay : « Quoi ? vous revendiquez d’être les mêmes que nous et vous ne cessez de créer des activités exclusives comme les jeux olympiques pour homos ou les festivals du film homo… ». Certains réclament simultanément la disparition de leur groupe en tant qu’il est discriminé mais se mobilisent dans la valorisation de leur groupe en tant que porteur de valeurs culturelles appréciées. Que faire alors quand, simultanément, on revendique d’être les mêmes et d’être différents ? Quand on veut simultanément abolir la différence et la revendiquer ? Les groupes mixtes, tels les femmes et les homosexuels, peuvent à la fois subir des torts économiques et sociaux dans le pôle de la redistribution et sont en outre victimes d’agressions diverses et de mépris dans le pôle de la non-reconnaissance. Il y a là un cercle vicieux : « Si je suis victime d’injustices culturelles, plus, si je suis nié dans mon identité individuelle et de groupe, je suis affaibli dans mes rapports de force économiques et si je suis affaibli économiquement, j’aurai moins de possibilités «pour faire entendre ma voix ».

Remèdes correctifs et transformatifs

Face à ces injustices, Fraser propose des remèdes correctifs, qui s’attaquent aux symptômes et aux résultats, et des remèdes transformatifs qui s’attaquent aux causes. Ainsi l’idéologie du multiculturalisme officiel valorise les identités culturelles, sexuelles, de genre bafouées, met en place des lois, telle en Belgique, la loi Moureaux contre les délits racistes. C’est là un remède correctif. Les remèdes transformatifs, par contre, visent à une déconstruction de certaines identités construites, ou en tout cas, visent à les déstabiliser, les rendre poreuses, voire à bouleverser le système. Le postulat est que certaines identités sont réifiées, construites par des arguments normatifs. Ainsi, le mouvement queer voit le rôle mâle et le rôle femme comme des polarités, avec des glissements possibles, le champ sexuel serait l’art des possibles à partir d’identités mouvantes, instables. Fraser revendique plus le droit au devenir dynamique des individus que le respect de l’être communautaire stabilisé dans son repli.

Reconnaissance statutaire

Nancy Fraser se méfie d’une prétention à la reconnaissance motivée par la certitude que « ma » conception du bien est «la» bonne et comme elle le précise, «t oute prétention à la reconnaissance formulée à partir d’une conception normative du bien est sectaire ». En effet, je ne dois pas être reconnu parce que ma définition du bien est la bonne, mais parce que, sous certaines conditions, il est juste qu’elle soit reconnue. Si je prétends à la reconnaissance au nom de « mon » bien et de « ma » conception du bien, je verse dans le sectarisme car je ne reconnaîtrai pas quelqu’un qui a du bien une conception différente, voire opposée à la mienne. Doit-on lutter contre la prostitution parce que c’est mal ou parce que les prostituées sont victimes de discriminations injustifiées au regard de la justice ? Pour Fraser, on ne devrait pas lutter contre la prostitution mais travailler à un rapport prostitutif juste : « Il faut plutôt déclarer injuste le fait que des individus ou des groupes se voient dénier le statut de partenaires à part entière dans l’interaction sociale en conséquence de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles dont ils n’ont pas participé à la construction sur pied d’égalité et qui déprécient leurs caractères distinctifs ou ceux qui leur sont attribués ». Le concept fondamental de Fraser est la parité de participation. Être privé de reconnaissance, c’est être interdit de participation bien davantage que de ne pas être valorisé dans une part de son identité. Si on psychologise l’acte de reconnaissance comme Honneth, on fait de l’opprimé, du non-reconnu un être diminué, une conscience de soi déformée, et en suivant Honneth, indique Fraser, « on arriverait vite de l’insulte à l’injure ». En effet, Honneth part du point de vue que la personne non reconnue est une personne brisée moralement. La victime à la Honneth serait une personne qui n’a pas confiance en soi, qui manque de respect de soi et qui a peu d’estime de soi. Ainsi, pour Fraser, nous n’avons pas à juger le fond identitaire de la personne non reconnue ni à imposer notre conception particulière du bien, mais seulement à examiner si les principes de justice ont été observés et si le non-reconnu n’a pas été pénalisé abusivement dans sa course à la reconnaissance. Et, en outre, on ne peut pas défendre le droit à l’estime égale pour tous, certains humains ne méritent que le mépris, voire au mieux une estime réservée, partielle et critique.

Justice tridimensionnelle

Fraser propose dès lors une conception tri-dimensionnelle de la justice : d’abord la notion de parité de participation : il faut que soient établies des normes formelles standard d’égalité juridique avec des ressources matérielles distribuées pour l’indépendance et la participation. « J’aimerais bien aller à la manif, mais qui va garder mes enfants ? ». Pour Fraser, « sont donc bannies les dispositions sociales qui institutionnalisent le dénuement, l’exploitation et les fortes disparités dans la fortune, le revenu et le temps de loisirs, lesquelles dénient à certains les moyens et les chances d’interagir en tant que pairs avec les autres ». Ensuite, la mise en place de conditions intersubjectives : il convient de bannir les modèles culturels qui déprécient systématiquement certaines catégories de personnes et leurs qualités. Ainsi les pratiques de redistribution vers les mères célibataires véhiculent des contenus moraux et culturels qui les stigmatisent à travers des binômes moraux comme : autonomie/dépendance, famille/isolement, contribuable autonome/assisté social. Ainsi, « les prestations destinées aux pauvres ont souvent tendance à stigmatiser leurs bénéficiaires comme déviants et parasites en les opposant insidieusement à ceux qui gagnent leur vie et aux contribuables qui, eux, ne s’en remettent pas à l’Etat ; l’insulte du déni de reconnaissance s’ajoute souvent à l’injure du dénuement.» Ainsi, «la norme culturelle dominante avilit l’objectif premier des réformes économiques ». Enfin, une règle du jeu, plus politique, voudrait supprimer les majorités simples qui commandent les minorités au silence au contraire de notre système de représentation proportionnelle.

Dualisme perspectiviste

Devant une situation, il convient de l’analyser selon deux aspects : est-ce que la particularité culturelle du groupe ou de l’individu est niée ? est-ce que le groupe ou l’individu est victime de (re)distribution injuste ? Ce que Fraser nomme le « dualisme perspectiviste » ou la « vision bi-focale » car en effet, « un train peut en cacher un autre ». Elle le formule comme suit : «Comment rendre compte des rapports complexes entre la distribution inique et le déni de reconnaissance dans les sociétés contemporaines, et saisir à la fois leur irréductibilité conceptuelle, leur divergence empirique et leur enchevêtrement pratique ?» Dans chaque cas, le remède doit être adapté au tort subi. Chaque fois donc, « analyse concrète d’une situation concrète ». Car Honneth n’explique pas pourquoi certaines catégories sociales ne luttent pas pour la reconnaissance : en effet, les cadres supérieurs hétérosexuels blancs ne luttent pas pour leur spécificité mais prétendent plutôt incarner l’universel. En effet, ce sont plutôt les groupes soumis à diverses formes de domination qui luttent pour faire reconnaître leurs droits sociaux et/ou leurs particularités culturelles. Les deux types de domination se croisent. Enfin, les luttes pour la reconnaissance doivent prendre garde d’être parquées dans des arènes « reconnaissance pour le franc symbolique ». Certains sont d’accord de décorer les anciens soldats algériens de l’armée française mais feront la sourde oreille quand il s’agit de leur octroyer des pensions d’ancien combattant dont jouissent les Français de souche depuis 1945.

L’évincement de la redistribution

Le risque, c’est de prétendre que le mépris, le déni n’ont pas de matrices institutionnelles. Ainsi, on pourrait «refuser de voir» que les normes androcentriques commandent encore, dans beaucoup de cas, la formation des salaires et dans le même mouvement se satisfaire de reconnaissances purement symboliques non assorties d’une contre-partie redistributive. On pourra entendre certains tribuns mettre la femme au foyer sur un piédestal mais refuser toute forme de rétribution pour les activités domestiques et éducatives. Comme quoi les poignées de mains et les excuses théâtrales, non seulement n’engagent à rien mais sans doute peuvent-elles évincer «le passage à la caisse» qui devrait suivre la bonne intention fraternelle. « Ferme ta gueule, tu as eu ta poignée de mains, ne viens pas nous emmerder avec des détails ! »

La réification de l’identité

Il faudrait reconnaître l’autre, prétendront certains, à partir d’une définition stabilisée de son identité. Mais est-ce que reconnaître un groupe qui exerce une pression totalitaire sur certain(e)s de ses membres ne conduit pas à ne pas se reconnaître soi-même ? Certains groupes déniés exercent une pression morale, parentale, culturelle sur leurs membres et assimilent l’expérimentation culturelle de leurs mutants à de la déloyauté : ainsi, crimes d’honneur dans le cas de la dénonciation, par la femme, du mariage arrangé. Le droit à la trahison vis-à-vis de sa communauté d’origine n’est pas reconnu. Ainsi, le groupe dénié ne reconnaît pas à ses membres la complexité éventuelle de leur existence, la double identité du jeune ou de la femme, par exemple, la multiplicité de leurs identifications et la dynamique croisée de leurs différentes affiliations. Comme l’indique Fraser, « le modèle identitaire se prête donc trop facilement aux formes répressives du communautarisme en favorisant le conformisme, l’intolérance et le maintien des structures patriarcales ». Le modèle identitaire de la reconnaissance est donc accusé de substituer le monologue au dialogue. Dans cette perspective, le « minorisé culturel » n’accepterait pas de considérer une perspective extérieure à lui ni d’accepter la transformation, voire la remise en question de son identité dans l’espace public. L’identité culturelle devient « une description auto-engendrée » sans dialogue. Identité figée donc dont on voit des manifestations autant dans les groupes d’extrême droite que chez des associations religieuses intégristes. Il convient donc d’éviter la réification des identités collectives et de faire le pari d’une évolution du groupe inscrit dans une dynamique de lutte qui dépasse de loin la lutte entre un « moi » et un « toi » stabilisés, voire figés. Il faut plutôt impulser une dynamique qui recadre la non-reconnaissance dans une architecture élargie des procédures injustes qui constitue le théâtre et l’horizon des luttes.

La déformation de perspective

L’objet de la reconnaissance, affirme Fraser, ce n’est pas l’identité culturelle du groupe, mais la garantie que ses membres seront traités avec un égal respect et une égale sollicitude. En effet, Fraser insiste avec raison pour affirmer que les dénis de reconnaissance reposent sur des matrices institutionnelles, sur les préjugés coulés en force de loi, sur des modèles culturels partagés par la majorité déniante : « Les Blancs sont respectables, les noirs pas, les homosexuels sont incapables d’être de bons parents, les femmes chômeuses sont moins dignes que les hommes travailleurs, dépendre de la sécurité sociale est à la longue immoral »… Pour Fraser, il ne s’agit pas prioritairement de reconnaître les valeurs du groupe, mais de déconstruire, pratiquement et par luttes, les modèles, les matrices et les pratiques qui empêchent la parité de participation et de promouvoir de nouveaux modèles qui l’encouragent. Il convient de rechercher des solutions institutionnelles à des torts institutionnalisés.

La non-pertinence de l’espace public

Fraser n’y croit plus. Concevoir un espace de discussion rationnelle où des personnes privées débattent des affaires communes dans une arène institutionnalisée d’interaction discursive lui semble à la fois un vœu pieux et une non-réalité larguée par l’évolution des sociétés capitalistes. Bon nombre d’espaces publics de discussion sont monopolisés par les hommes et par les appareils de pouvoir qui usent du « nous » abusif en ne tenant pas compte des griefs «des minorités des minorités» en lutte : « Les groupes sociaux subordonnés ne bénéficient donc généralement pas d’un accès égal aux moyens matériels qui pourraient leur assurer une parité de participation ». Elle relève par contre la pertinence et la réalité historique de contre-espaces publics concurrents créés et animés par ce qu’elle nomme des « publics faibles » : les luttes féministes et les mouvements pour les droits civils des noirs américains instituent des moments et des lieux féconds pour la réflexion et l’action. C’est là que se sont forgés des concepts comme « double journée de travail », « viol conjugal » et « harcèlement sexue l» forgés par les femmes en lutte. C’est dans l’action et la lutte pour la justice que les identités méprisées, peu confiantes en elles-mêmes, trouveront confirmation de leur valeur par la reconnaissance de leurs pairs. Sans doute que l’argumentation de Fraser peut apparaître déroutante pour certains. Honneth n’en sera pas liquidé pour autant car sa minutieuse description des dégâts de la non-reconnaissance constitue l’autre tableau du diptyque formé avec Fraser. Chez elle, coexiste une dénonciation vigoureuse du libéralisme économique et un plaidoyer vibrant pour la liberté individuelle opposée aux identités figées par les reconnaissances inconditionnelles qu’elle critique vertement. Fraser est une libérale au sens américain, très méfiante vis-à-vis du communautarisme. Elle estime que les sociétés ne doivent pas se préoccuper d’être bonnes, mais justes. En tant que militante de gauche, féministe, elle plaide pour que l’État garantisse pour chacun la (re)distribution des biens de base nécessaires à l’estime de soi et pour la participation dynamique à la construction de ladite société juste.