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Non à la mise en concurrence du secteur associatif !

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La récente intégration des associations au sein du Code des sociétés et associations a fait disparaître l’une des dernières frontières formelles entre l’entreprise et l’association. L’interdiction historique faite aux associations de se livrer à des activités commerciales (à titre principal) est désormais levée. Le CSA ne remet-il pas en cause la distinction marchand/non-marchand qui structurait le secteur associatif ? Est-ce qu’il y a une meilleure prise de conscience, dans le secteur associatif, de ces enjeux ?
Entretien avec Farah Ismaïli, directrice de la Fédération des employeurs des secteurs de l’éducation permanente et de la formation des adultes (Fesefa), fédération-membre du Collectif21, et Mathieu Bietlot, coordinateur du Collectif21 et directeur de la Maison du Livre, association-membre du Collectif21.

Cet entretien, paru dans le n°117, est complété par un autre article : « Les associations au tournant du siècle ».

Mathieu Bietlot : L’adoption du CSA a fait l’objet de très peu de débats, que ce soit dans les médias ou au sein du milieu associatif. C’est le signe que les choses étaient en cours et intégrées par une partie des acteurs. Il y en a d’ailleurs que la suppression de cette distinction arrange. Qu’est-ce que le « secteur associatif » ? Cela va du petit club de pétanque ou de kayak, jusqu’à des hôpitaux publics ou BruParck qui sont déjà presque des entreprises. Au Collectif21, nous défendons l’associatif non marchand qui a une visée collective, démocratique et d’intérêt général. Le CSA n’a pas posé de problème pour toute une série de grandes associations. Pour les plus petites, il posera des problèmes à terme je pense, mais elles auront du mal à se faire entendre. Ce qui est dommage, c’est que le non-marchand, qui travaille dans la culture ou dans la santé, a très peu réagi face au CSA. Ont-ils trouvé que c’était vain ? Sont-ils déjà pris dans cette évolution de manière résignée ? Ont-ils le temps et les moyens de se mobiliser ?

Farah Ismaïli : J’ai des mandats au niveau des différentes confédérations qui devaient être consultées par rapport au projet imaginé par le ministre de la Justice de l’époque, Koen Geens. C’était un enjeu qui arrangeait surtout le nord, plutôt que le sud. Nous avons deux cultures associatives distinctes : au nord, on pense davantage à l’anglo-saxonne, et nous, les francophones, c’est plutôt à la française avec en ligne de mire la question de la liberté associative. Un article de la Constitution[1.L’article 27 de la Constitution stipule en effet que « les Belges ont le droit de s‘associer ; ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive. »] consacre cette liberté, qui dit que nous sommes libres de pouvoir nous associer et de pouvoir mener ensemble des actions. Cette façon de penser est mise à mal, on se rend compte qu’il y a une suspicion générale que le monde associatif non marchand subit. On est dans un modèle économique de plus en plus libéral, où l’idée de réduire le budget des associations s’installe de plus en plus. Dans la perspective de faire des économies, on contrôle l’action associative. Auparavant, les associations recevaient une subvention publique et pouvaient réaliser leurs actions, en étant maîtres de leurs contenus. Dans cette perspective d’économie budgétaire, on est allé vers des objectifs précis à atteindre, le contenu des actions était donc prévu dès le départ par les pouvoirs publics. Cela nous faisait déjà craindre le pire par le passé. Le CSA va tendre à accélérer ce phénomène. Et oui, il a un impact symbolique, parce qu’on avait, d’un côté, les associations et, de l’autre, les sociétés commerciales. Le champ était bien délimité entre les deux : le marchand et le non-marchand. C’était d’ailleurs une formulation typiquement belge, on ne le retrouve pas au niveau européen par exemple, où toutes les personnes morales étaient déjà considérées comme des entreprises. C’est désormais une lecture qui s’impose à tous les États membres, lesquels adaptent leur réglementation aux règles européennes. C’est de là que vient le CSA. Il y a donc des actions à mener auprès des députés européens à ce sujet, ce qui va être très compliqué. Jusque-là, en Belgique, l’associatif était préservé du marché de la concurrence, désormais cela se justifiera de moins en moins. On risque d’assister à la multiplication des marchés publics sous l’argument que cela profitera à tous les acteurs économiques, avec des évaluations quantitatives à mener.

Mathieu Bietlot : Outre cette mise en concurrence, nous avons une autre crainte : que les pouvoirs publics demandent aux associations qu’une partie de leurs revenus soient sur leurs recettes propres. Une association, qui a pour mission des enjeux collectifs mais qui doit développer une activité commerciale, risque de s’éloigner de ces enjeux. Elle va se concentrer sur ses clients, sur ce qui est rentable, etc. Or, quand on fait du collectif, on doit s’adresser de la même manière à tous.

En supprimant la distinction commercial/non commercial, le nouveau CSA semble donner plus de liberté de financement aux associations alors même que l’intervention financière de l’État (subsides et subventions) est historiquement source de divergences au sein du secteur associatif. Nombreuses sont les associations qui considèrent que le financement public contraint l’action associative, par les critères et objectifs à remplir, et l’empêche de jouer son rôle critique sociétal. Certaines formes d’auto-financement sont alors privilégiées. Comment évolue cette question cruciale dans le mouvement associatif ?

Farah Ismaïli : Il y a des tensions au sein du secteur reconnu et financé – de manière provisoire ou structurelle –, face à la crainte que ce subventionnement instrumentalise ou sous-traite les associations. Ce financement public apporte aussi une certaine liberté, on ne perd pas du temps à chercher des moyens, on peut se consacrer à son action et c’est également une forme de reconnaissance de la part des pouvoirs publics, notamment une reconnaissance du rôle de contestation et de contre-pouvoir de l’associatif. Dans les pays anglo-saxons, comme les États-Unis, on voit que les associations sont essentiellement financées par des apports privés. Ce n’est pas pareil, il n’y a pas une reconnaissance de leurs actions par l’État. C’est le principe de lobbying qui prévaut. Mais comment, dès lors, retrouver un équilibre face à ce plus grand contrôle de la manière d’utiliser les subventions ? Il ne s’agit pas, pour le secteur, de remettre en question le contrôle de l’utilisation des moyens publics. Le Pacte associatif traduit politiquement en Charte associative[2.La Charte associative est un pacte établi entre les pouvoirs publics et le monde associatif francophone. Elle a été signée en 2009 par les trois entités francophones (Commission communautaire française, Fédération Wallonie-Bruxelles et Région wallonne) à la suite d’un processus participatif initié par la Plateforme francophone du volontariat à partir de 2003 et soutenu par les différentes partis démocratiques (cf. infra).] a permis d’arriver à des engagements de la part des pouvoirs publics, pour qu’ils respectent l’autonomie associative.

Mathieu Bietlot : Il y a un combat important à mener avec les pouvoirs subsidiants pour revenir à une relation de confiance. Si on remonte un peu dans l’histoire, en 1921, on reconnaissait la liberté associative en Belgique mais on contrôlait quand même idéologiquement ce que les associations faisaient. On était plutôt dans la censure politique. Ensuite, dans les années 70, on est arrivés à une relation de confiance entre les autorités et l’associatif, on laissait le secteur mener ses missions comme il l’entendait. Depuis les années 80, on est effectivement dans cette logique de détermination de l’action associative et d’évaluation de cette action. Les associations, en ce moment, perdent beaucoup de temps à justifier les subsides qu’elles reçoivent et à montrer qu’elles rentrent bien dans les cases. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas évaluer, parce qu’on ne fait pas n’importe quoi avec l’argent public, mais il y a moyen de le faire autrement, c’est un combat à mener. L’économie sociale et solidaire se développe également mais il faut faire attention à ses finalités. On a eu une discussion, avec notamment NewB[3.NewB est une banque coopérative qui se présente comme éthique et durable.] et le Credal[4. Crédal est une coopérative qui propose du crédit alternatif et de l’accompagnement, notamment aux associations.], qui disaient que les associations sont des acteurs économiques comme les autres qui vont se faire une place sur le marché concurrentiel. Cela me semble dangereux, l’associatif que nous défendons garde l’intérêt général dans ses missions et on ne peut pas confier cela à la concurrence. Il est important de garder un financement collectif. Cependant, on peut se demander si l’État va encore être longtemps en mesure de nous financer comme nous le revendiquons. On s’intéresse donc aussi à ce qu’il se passe dans des petits collectifs ou mouvements, qui essaient de réinventer les bases du financement public par en bas. De nouvelles caisses de solidarité se créent, il y a un retour en force des coopératives.

Farah Ismaïli : Précisons que quand il y a un financement par le haut, par les pouvoirs publics, l’acteur associatif reconnaît aussi l’État comme un partenaire, même si c’est une interaction qui peut être critique. Dans les alternatives émergentes qui se développent et s’autofinancent, c’est une autre logique, on se met à côté de l’État. On développe des alternatives en espérant qu’en se mettant en réseaux, elles puissent être un contre-pouvoir à la logique libérale. C’est notamment le cas sur les questions de l’alimentation, des circuits courts, mais aussi le fait de créer une économie qui mette l’humain en avant. Ce sont deux manières différentes de mener l’action associative, qui sont complémentaires pour arriver à la transformation sociale. On ne doit pas les opposer.

Selon vous, est-il possible de poser un regard critique sur l’économie de marché quand on est intégré à cette même économie ? Comment dépasser cette tension et continuer à exercer son rôle critique ?

Mathieu Bietlot : Oui, on peut garder ce regard critique si on reste dans une démarche collective et pas dans l’entre-soi. Par exemple, c’est bien que le financement vienne d’en bas, car parfois on désespère du haut, mais il faut garder cette préoccupation, qui devrait être celle de l’État, que l’action s’adresse à toutes et tous. La relation critique au marché est possible en Belgique et une grande partie du secteur associatif la développe. Ce discours critique n’est pas remis en question par le CSA.

Farah Ismaïli : On peut avoir une mission et un public différents mais sur les grandes causes, sur les colonnes vertébrales à défendre, comme la sécurité sociale, je pense d’ailleurs qu’aucun acteur associatif ne le remettrait en question, et qu’au contraire, ils lutteraient tous pour pouvoir les renforcer, dans une optique solidaire. L’action collective permettra, quand de gros enjeux se posent, d’oublier les individualités. C’est la convergence des luttes. C’est ce qui fait oublier la concurrence ! C’est comme cela qu’on porte la parole des sans-voix et qu’on demeure critique.

Cela remet également fortement à l’avant-plan cette frontière floue entre le secteur associatif non marchand et le service public. Comment peut-on envisager cette frontière alors que les périmètres du secteur changent ? Quel est le rôle des associations dans ce cadre et leur place par rapport aux services publics ?

Mathieu Bietlot : Je pense qu’il y a toujours eu, et que cela doit le rester, une relation d’interpellation et de délégation. Bien souvent, les associations font remonter et prennent en charge des questions collectives qui ne sont pas prises en charge par les pouvoirs publics, en espérant que cela devienne du service public. Ceux-ci en retour délèguent une partie de leurs missions au secteur associatif. Tant que l’État fonctionne bien, c’est une relation juste. Aujourd’hui on a déjà plus de mal, par exemple sur les enjeux climatiques, on a tout un tas des associations qui interpellent l’État. L’État commence à les entendre mais n’y répond pas par des politiques publiques à la hauteur.

Farah Ismaïli : Les opérateurs du monde associatif ne remettent absolument pas en cause l’importance du service public. On le voit, dans l’action associative, il s’agit de mettre en évidence des droits qui sont bafoués, de dénoncer des injustices, ou de mettre un manque en évidence. D’un autre côté, il y a la volonté d’un renforcement des services publics. Souvent, les opérateurs créent un service pour répondre à une demande, en espérant pouvoir trouver une solution plus globale au niveau des services publics, mais ils se retrouvent à devoir malheureusement continuer à le faire ! On le voit avec la précarité menstruelle : des associations de terrain ont mis en place des actions pour collecter des protections menstruelles afin de les distribuer auprès de publics précarisés qui ne peuvent pas se les permettre. À côté de cela, leur revendication principale reste la gratuité de ces protections. Pour lutter contre cette instrumentalisation de l’associatif, les associations mènent des combats pour la collectivité.

L’associatif finit donc par pallier les manques, au lieu de les mettre en évidence ? S’agirait-il d’une stratégie des pouvoirs publics pour ne pas prendre à leur charge – et donc intégrer dans le budget public – certaines questions et ainsi déléguer des pans entiers de l’action sociale aux associations ?

Mathieu Bietlot : Oui, on finance l’associatif pour ne pas prendre telle ou telle action en charge. C’est un débat qui traverse l’associatif depuis des décennies, le débat du sparadrap. Tant qu’on soigne la plaie, qu’on répare, on ne remet pas en question ce qui produit la blessure. C’est la question de la transformation sociale à laquelle essaie de contribuer l’associatif. On n’a pas encore trouvé de levier pour renverser ce rapport de force, pour agir sur ce système économique qui crée toujours plus d’inégalités.

Farah Ismaïli : Si l’État délègue des missions à l’associatif, c’est parce que cela reste moins coûteux que le service public. C’est une logique économique, effectivement. Le plus important, c’est d’être conscient de ces stratégies et dynamiques. Il n’y a pas de solution-miracle, comme le dit Mathieu, mais on en débat entre nous. Les politiques qui relèvent de la Fédération Wallonie-Bruxelles restent encore largement préservées de cette logique. J’en reviens à la Charte associative, signée par la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne et la Cocof en 2009 mais qui est encore d’actualité en 2021. Il faudrait peut-être la mettre à jour en regard des nouvelles dispositions du CSA, en prévoyant par exemple de garantir le maintien de l’associatif en dehors du marché de la concurrence.

Est-ce que des portes politiques sont ouvertes pour prolonger ou réviser ce texte ?

Farah Ismaïli : Pour le moment, le texte est au frigo. On a perdu l’histoire de cette Charte. Aujourd’hui, on se trouve avec des parlementaires qui ne connaissent pas toujours l’historique et le contexte d’élaboration de ce texte ! Alors qu’il y aurait lieu de la traduire dans des textes réglementaires, elle ne semble pas être une priorité politique. Le Collectif21 veut remettre les principes de cette Charte à l’agenda politique. Nous sommes en train de rencontrer individuellement chaque parti sur cette question pour relancer le débat. La Charte était une demande du secteur associatif à l’origine, qui a souhaité un texte qui reconnaisse le fait associatif et tout ce qui va avec, notamment le droit de critiquer les pouvoirs en place. Ils voulaient un texte qui fondent et encadrent ce partenariat entre l’associatif, les autorités et les services publics. Dans ce texte, il y a tout un tas de principes qui sont inscrits mais aussi un rappel des engagements des autorités. Il y a notamment le principe de traitement égalitaire des associations : que les conditions pour recevoir un financement soient les mêmes pour toutes. On se demande aussi s’il n’y aurait pas moyen de travailler sur le CSA, sans le remettre fondamentalement en question, en vue de réintroduire une distinction symbolique entre les entreprises commerciales et les entreprises à finalité sociale, qui n’ont pas pour objectifs de faire des profits. Ce ne sera pas simple de trouver des collaborations au Nord pour une éventuelle amélioration du Code.

Y aurait-il d’autres pistes d’action ?

Mathieu Bietlot : Je pense qu’il faut recréer la culture du débat au sein du secteur associatif. L’associatif est un lieu où le sens se crée, où de nouvelles questions émergent. Il faut encourager des moments de réflexivité, des rencontres intersectorielles, etc. Pour prendre du recul et réfléchir ensemble, sortir le nez du guidon. Et tant pis si mon rapport d’activités a du retard. C’est fondamental, pas seulement pour le CSA, mais pour tous les autres enjeux. C’est ce que nous faisons au sein du Collectif21.

Farah Ismaïli : Oui, c’est vrai, les associations qui sont subventionnées ont peur de prendre des risques ou de vivre des échecs. Il faut pourtant pouvoir expérimenter des choses ! En sensibilisant les associations à ces problèmes de contrôles et de traitement inégalitaire, cela permet de se mobiliser collectivement. Sinon, l’association agit individuellement et souvent accepte le contrôle, en ne voulant pas perdre sa subvention. On en revient à l’action collective. Autre piste à creuser : pouvoir défendre l’idée d’un observatoire du fait associatif, à l’instar de ce qui existe en France. Voilà encore une piste d’action pour modifier le rapport de force !

Entretien réalisé par Vaïa Demertzis le 13 juillet 2021.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; photographie de pièces de monnaie, en cents, nickels et quarters, prise en 2009 par Larry et Teddy Page.)