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Nos yeux rouges

myriam – rouge
myriam – rouge
 

Il y a des plumes dont la puissance est telle qu’elles parviennent à faire coexister les contraires, à marier les antagonismes. Il en va ainsi de celle de Myriam Leroy : elle est élégamment acerbe, subtilement subversive, ironiquement tragique. La trame narrative choisie par l’auteure lui permet de se raconter à travers les discours de ceux qui l’appréhendent souvent erronément, qui modèlent son identité à l’aune de représentations fantasmées, et qui dès lors la dépossèdent d’elle-même. Ces fragments assemblés laissent place à une histoire : celle de la narratrice – émanation littéraire inspirée d’expériences réelles – mais plus largement celle des femmes, des femmes qui cherchent à incarner authentiquement leur liberté dans une société qui s’emploie, aujourd’hui encore, à la codifier, à prescrire tacitement une modalité universelle d’être-au-monde. Et, singulièrement, d’être-au-monde-en-tant-que-femme.

Lire ses yeux rouges nous enjoint à ouvrir les nôtres sur une réalité politique qui se revendique garante du plein et entier déploiement de tous ses membres et qui pourtant laisse triompher l’impunité de la violence en ridiculisant de nombreuses formes de résistance.

Le fil conducteur du roman est le récit d’un harcèlement. Jamais l’héroïne ne se pose en victime. Pourtant, elle se trouve bel et bien face à un bourreau. Un bourreau dont les outils psychologiques et symboliques ont sur elle une incidence morale et physique sans même qu’il n’ait besoin de la toucher. Un bourreau de l’ère virtuelle. Un employé administratif. Virulent certes, mais inoffensif dit-on. Un homme dont on lui conseille vivement d’ignorer les invectives en cessant de s’aventurer sur l’injurieux internet. Comme si l’imaginaire humain était pourvu d’une tirette que l’on pouvait aisément fermer en débranchant sa 4G. Comme si ce qui nous tordait les tripes pouvait être définitivement évacué dès l’instant où on ne l’avait plus sous le nez.

Sois-belle ! A la rigueur sois maligne…

Et puis, aussi et surtout, comme s’il était judicieux de hiérarchiser la souffrance ou, à tout le moins, que certaines compensations – appréhendées comme des quintessences de réalisation – ôtaient à certains êtres le droit de l’exprimer. Être une belle femme serait dans cette perspective un privilège et y conjuguer l’intelligence et la réussite sociale – ce qui semble être le cas de la jeune et brillante journaliste qui narre l’intrigue – mènerait au bonheur paroxystique. Un bonheur dont les nuages, même s’ils se font tonnerres, doivent être éludés. En être détentrice et chercher à exprimer une violence endurée rimerait dès lors avec indécence. « Sois-belle !, à la rigueur sois maligne … Mais tais-toi. N’aie pas l’outrecuidance de ne pas te confiner au silence ! Encaisse et sois un homme. Tu ne cesses de réclamer la parité alors accepte les inconvénients que cela comprend : soumets-toi à l’injonction d’aseptiser tes sentiments ou résigne-toi à être cataloguée comme une capricieuse midinette. Autocentrée. Aux exigences mal placées ».

Dans ce tourbillon où toutes ces formes de prescriptions ne laissent aucune place à une compréhension solidaire, la narratrice sombre dans une folie solitaire. Le cercle familial, amical, affectif mais aussi les sphères judiciaires, professionnelles, médicales, interpersonnelles : tous lui disent de « raison garder », de « relativiser ». N’est-ce pas le revers de la médaille ? Pensait-elle vraiment qu’elle pourrait savourer l’exquise douceur de la singularité en évitant d’être la muse paradoxale de certaines âmes frustrées ? N’est-ce pas un peu déplacé de se lamenter ?

Ces types d’affirmations déguisées en questions font naître une nausée constante et diffuse chez le lectorat. Cette dernière est associée à un sentiment qui s’impose dès les premières pages de ce tableau fictionnel aux contours bien réels et qui ne nous quitte pas une fois le livre fermé : un sentiment de familiarité. Ce que Myriam Leroy décrit avec une justesse étonnante est un modèle de frasque existentielle auquel nous avons toutes et tous été confrontés. Sporadiquement ou perpétuellement, l’ayant subi directement ou indirectement : toutes et tous nous avons été les témoins passifs voire amusés, les auteurs (in)conscients ou les esprits affaiblis de la délation, de l’injure publique, de la dégradation du bien commun par le travestissement de la liberté d’expression. Il semble que nous tendions de plus en plus à nous en accommoder, à nous résigner à l’inique en le banalisant, en oubliant – purement et simplement – la violence extrême, déshumanisante, avilissante que cela représente.

Le roman de Myriam Leroy, outre sa richesse littéraire, constitue, en ce sens, une piqûre de rappel politique incontournable dans l’ère actuelle, dont l’on sort déterminé à réinventer la résistance.