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Nous ne sommes pas en guerre, nous sommes en lutte

Après cette crise du COVID-19 le risque d’un back to business as usual est grand. Renvoyé devant une responsabilité historique, le monde associatif, syndical et militant doit profiter de la situation et organiser la riposte.

Une analyse socio-économique de la crise déclenchée par le COVID-19 montre que des conséquences à moyen terme pour l’emploi, la dégradation des finances publiques ou une contagion vers une crise financière sont possibles mais incertaines. À court terme, l’ampleur de la crise risque d’être aussi grande que celle de 2008, à la différence qu’elle commence dans l’économie réelle, en affectant autant la production que la consommation de biens et de services.

Quiconque souhaite une rupture dans les politiques socio-économiques menées ces dernières années espère que ce choc sera le point de départ d’une nouvelle ère. Un espoir ne suffit toutefois pas à transformer la réalité. Il faut regarder en face la menace d’un retour du business as usual et envisager les formes qu’il pourrait épouser. Enfin, il s’agira de prendre appui sur la conscience collective renouvelée de ce qui fait vraiment sens dans la société. C’est sur cette base qu’on pourra organiser la contestation des politiques du passé et conquérir des utopies nouvelles.

Back to business ?

Les responsables économiques et politiques espèrent le scénario le plus optimiste possible actuellement : une récession en 2020 et une reprise en 2021. Cela se traduirait en un impact limité à court terme sur l’emploi et les finances publiques et faciliterait surtout le retour du business as usual. Pourquoi ? Il existe un récit prêt à l’emploi pour la perpétuation du monde d’hier : le Coronavirus, ce n’est ni la faute de la finance, ni des détenteurs de capitaux. C’est la faute à pas de chance (ou au Pangolin, c’est selon), donc il n’y a pas de raison que ce soit aux détenteurs de capitaux de payer le prix. Cela vous paraît logique ? Cela ne l’est pas. Si on suit ce narratif, le capitalisme est un système d’organisation économique et sociale qui permet de rémunérer adéquatement le risque pris par le détenteur de capital. C’est inexact, mais admettons. Dans ce raisonnement, le capitalisme, c’est le casino. On mise et avec un peu de chance, on gagne. Mais lorsque le risque se retourne contre le détenteur de capital, il doit perdre son argent. Point. Il n’y a aucune raison quand cela va mal de demander aux citoyens de payer et, quand tout va bien, de garder les profits tranquillement pour soi. Cette dernière stratégie porte un nom : collectiviser les pertes et privatiser les profits. Et c’est très concret : pendant les épisodes difficiles, on nationalisera une banque ou une compagnie aérienne, on trouvera une solution temporaire pour éponger un trou dans la sécurité sociale. Et dès que tout cela sera terminé, on privatisera à nouveau et on refera pression sur les services collectifs. C’est la voie royale pour perpétuer les politiques du passé et le monde politique sera tenté de la soutenir, à des degrés divers selon son orientation. On assisterait alors à nouveau à la réduction de l’influence de l’État et du collectif, au gel des salaires, à une protection sociale faible pour les indépendants, en décomposition pour les salariés, nulle pour tous les statuts qui ne sont ni indépendants ni salariés, à un financement des soins de santé à la baisse, à une reprise de la recherche de la croissance la plus haute possible et du profit maximal pour les détenteurs de capitaux, à un oubli du problème climatique…

>>> Notre numéro spécial « COVID : Tout repenser » (160 pages, juillet 2020)

Mais un autre risque existe aussi : que le retour des politiques du passé prenne des formes détournées. Une sorte de temporisation à court terme le temps de laisser passer la crise.

Premier exemple : les dividendes distribués par les grandes banques ou entreprises. Les premières sont sous pression de la Banque centrale européenne pour que des dividendes ne soient pas distribués. Les secondes sont incitées à ne pas rémunérer le capital parce que bien souvent, elles ont mis leurs travailleurs au chômage temporaire, et c’est donc la collectivité qui paie. Le monde politique légiférera peut-être même pour interdire les dividendes. Victoire ? Fin du capitalisme ? Non. En fait, c’est tout à fait logique, même dans une approche capitaliste. Un actionnaire sensé, qui privilégie la maximisation de ses profits sur le long terme, a intérêt à ce que son entreprise survive, donc à ne pas distribuer de dividendes et à garder des liquidités pour investir. Un débat sur la limitation des dividendes pendant la crise est évidemment indispensable mais insuffisant, car c’est la rémunération du capital qui pose problème.

Second exemple : la sécurité sociale. Les soins de santé sont un pilier de la protection sociale qui – on peut l’espérer – ne sera plus attaqué dans les années à venir. Sauvé ? Non. Le risque est que le discours évolue : si vous voulez des soins de santé financés collectivement, alors ce sont d’autres piliers de la sécurité sociale qu’il faudra revoir. En échange, il faudra flexibiliser le marché du travail ou revoir le système de pension (la capitalisation plutôt que la répartition, ne plus valoriser les périodes d’inactivités …). Il ne sera probablement pas question de meilleures rémunérations et de financement accru de la protection sociale.

Tout cela aura sans doute lieu si la crise est brève. Mais si elle est plus profonde et durable ? Alors, il y a fort à parier que le conflit sera encore plus ouvert et clair entre travail et capital, que les dérives anti-démocratiques, racistes et/ou nationalistes déjà présentes auront un boulevard[1], et que le conflit sera plus dur au sein même du monde du travail entre ceux qui s’en sortiront et les autres. En bref, une aggravation du monde d’hier : toujours moins de solidarité au sein des pays riches, toujours plus d’exploitation des pays plus pauvres[2], un regard encore plus dédaigneux pour les questions climatiques et une obscène croyance que les rapports de domination économiques et sociaux se résoudront par la « Main Invisible ».

Bâtir sur ce qui compte pour améliorer ce qui est défaillant

La crise de 2008 avait mis en évidence l’éclatante cupidité et la dérégulation extrême du système financier. Certains croyaient à la fin du capitalisme, mais à bien y regarder, rien n’a changé. Aujourd’hui, la crise met encore au grand jour les faiblesses de notre système. Les publics qui y sont marginalisés prennent la crise de plein fouet : les sans-abris, les migrants, les familles monoparentales donc les femmes, les artistes, des indépendant·e·s, les salarié-e-s mal payé·e·s de secteurs en première ligne. La liste est longue.

Ne cessons pour autant pas de voir le verre à moitié plein. Nous possédons un système de protection sociale arraché de haute lutte. Il y a encore quelques mois, il était assiégé par les partis de droite et le patronat. Aujourd’hui beaucoup de monde en dépend, y compris les entreprises. Plus encore, la crise met en évidence ce qui compte vraiment. On se moque littéralement de l’évolution attendue des dividendes du Bel20. Ce qui compte, c’est avoir accès à un logement, à des écoles, à des soins de santé, à un niveau de vie décent. Ce qui compte, ce sont les travailleuses dans les maisons de repos et les aides familiales, les soins de santé, les travailleurs du commerce qui remplissent les rayons, le personnel de nettoyage, les enseignant·e·s, la recherche, l’agriculture, les nombreux services publics qui assurent la continuité de l’État et des services collectifs. La crise démontre une double centralité inconditionnelle : celle des travailleurs·euses et des services publics. Il y a un début de recul possible à la fois pour les détenteurs de capitaux, réduits à lutter pour un retour à la normale, et pour les adorateurs du marché, absent, défaillant, et pourtant supposé être une réponse miracle à tout problème.

Le monde de demain doit s’appuyer sur ce qui est précieux aujourd’hui : les solidarités spontanées interpersonnelles qui comblent vaille que vaille les failles de notre système, et la solidarité organisée collectivement d’un système de protection sociale et de services accessibles à tous.tes. L’économie n’est pas réductible au marché et aux entreprises privées. Les hôpitaux, les écoles, la culture, les services publics créent de la valeur[3].

Tenir tête et (re)conquérir

Mais, il ne faut pas s’y tromper : sans propositions politiques, sans mobilisation du monde du travail (que ce soient les salariés ou les indépendants), sans combat militant, sans soutien populaire, l’après-Coronavirus sera au mieux la continuité de l’avant, au pire une accélération de l’explosion des inégalités, des dominations structurelles et de la destruction de la planète. La condition d’un changement souhaitable, c’est de tirer les leçons, de s’organiser pour tenir tête et repartir à la conquête avec des revendications claires et une stratégie.

Tenir tête d’abord. Les décisions prises dans les semaines et mois à venir vont devoir répondre aux conséquences immédiates de la crise. Elles doivent aussi permettre de dépasser le modèle d’accumulation infini au profit des plus riches. Les responsables politiques ont actuellement le nez dans le guidon, et c’est normal. Celles et ceux qui ne l’ont pas doivent impérativement faire en sorte que les décisions prises ne soient pas un simple pansement pour permettre la continuité du monde d’hier, mais le début d’autre chose. Tenir tête, ce sera enrayer toute tentative de renouveau des politiques d’austérité. Viser un équilibre budgétaire dans les prochains mois et années, a fortiori s’il est mené par un gel des dépenses, serait au détriment des plus faibles. L’État doit pouvoir se donner les moyens de soutenir son économie dans une optique de transition et de justice sociale. Les 30 dernières années ont été rythmées par d’incessantes attaques contre le travail, son organisation, son intérêt : son retour en force est l’occasion de siffler la fin de la récréation pour les détenteurs de capitaux. Dans ce cadre, la fiscalité est un levier. Dans de nombreux pays, comme la Belgique, la taxation du capital ne permet pas d’identifier comment il est réparti[4]. Impossible de savoir facilement qui concentre quel patrimoine et comment les revenus de ce patrimoine évoluent dans le temps. Comment au 21ème est-il possible de parler de réduction des inégalités sans avoir une telle vue ? Après l’avoir obtenue, il s’agira de modifier notre fiscalité pour corriger les inégalités en taxant davantage les détenteurs de capitaux. La fiscalité permet aussi de ne pas s’enfermer dans un endettement, utile et avantageux temporairement, mais insoutenable éternellement. Aussi, les coupes dans la sécurité sociale, peu importe son volet, doivent appartenir au passé. Enfin, les services publics sont un point de départ du redéploiement économique. L’État doit poursuivre un fil étroit : investir dans des institutions qui garantissent une transition post-capitaliste et écologique.

Reconquérir ensuite. Les idées ne manquent pas. La sécurité sociale, lieu emblématique de la socialisation des risques, et les structures collectives (peu importe l’échelle de pouvoir) peuvent être le point de départ de la reconquête. La transition écologique est importante ? L’État peut investir et engager un service public entier chargé de rénover le bâti, proposer des logements sociaux, résoudre la crise du logement. Le chômage risque d’être massif ? Au lieu de forcer des chômeurs à chercher un travail inexistant du fait que le secteur privé ne propose que des jobs qui puissent rémunérer du capital, le retour en grâce de l’État comme employeur est central. La protection sociale est indispensable ? La sécurité sociale doit être refinancée et élargie pour des publics non couverts[5]. Le tax shift[6] constitue avec le recul autant une faillite idéologique qu’un gouffre budgétaire. L’emploi promis ne viendra plus jamais et la sécurité sociale a perdu des milliards d’euros de cotisations, alors qu’elle n’en a jamais autant eu besoin. Le relèvement des cotisations sociales est un acte central d’une reconquête. L’alimentation est un enjeu de la transition ? Des idées émergent pour mutualiser les risques auxquels font face les agriculteurs en créant un nouveau pilier de sécurité sociale consacré à l’agriculture. Si cela a été possible avec la médecine libérale, cela peut l’être pour un secteur aussi essentiel que l’alimentation. Les chaînes de production mondiales montrent notre dépendance totale aux importations ? Incitons à des créations sur notre territoire d’activités durables et non délocalisables, et réduisons notre dépendance aux importations.

Oui, les chantiers ne manquent pas. Par contre, il manque un modus operandi. Le monde associatif, syndical et militant est renvoyé devant une responsabilité historique : organiser la riposte en partant de cette expérience collective de la crise du Coronavirus. Quitter la posture gestionnaire des dégâts de la crise est un préalable pour se convaincre qu’il est possible d’obtenir l’une ou l’autre avancée réelle. Évidemment, avancer à plusieurs pays de front sur ces questions serait l’idéal. Mais si politiquement c’est infaisable, il faut rappeler aujourd’hui qu’au sein des pays riches, il y a des différences importantes dans l’organisation de la solidarité : ce sont ceux qui ont le moins joué la course au moins-disant social qui se retrouvent en meilleure posture dans la gestion de la crise. La dynamique future peut s’enclencher en partant des bases sociales existantes qui souhaitent l’élargissement de la solidarité. La colère qui existait avant la crise à l’encontre du monde de la finance, des patrons de grands groupes déconnectés de la vie de leurs travailleurs, des responsables politiques qui ont mené des politiques d’austérité est toujours là. Elle se retrouve même amplifiée face au système qui se lézarde. Elle doit surtout trouver un débouché dans un projet social, anti-capitaliste, écologique, féministe et décolonial. Après le Coronavirus, le basculement du monde vers plus de solidarité et de soutenabilité n’est en rien automatique. Il s’agit d’un combat idéologique, politique et militant. Nous ne sommes pas en guerre, nous sommes en lutte.

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[1]     En cas de doutes là-dessus, un tour sur la page Facebook du parti d’extrême droite flamand (Vlaams Belang) devrait achever de convaincre que la crise est une opportunité historique pour l’extrême droite d’imposer ses idées. Vu la configuration politique avant la crise, cette menace doit être prise très au sérieux. Vu la nature de la crise sanitaire incitant à la fermeture des frontières, l’extrême droite a même les conditions matérielles d’imposer son projet.

[2]     À ce titre, on peut s’interroger sur les politiques monétaires des pays riches (dollars, euro, yen). Si les Européens manœuvrent habilement et solidairement (i.e. sans sacrifier l’Italie ou l’Espagne), ils peuvent se diriger vers un scénario à la Japonaise. Des taux bas, une banque centrale et une zone qui possède une dette qu’on peut laisser filer, sans s’infliger des politiques d’austérité lourdes. La question qui reste est : si les zones riches font cela, n’est-ce pas justement une nouvelle domination/stratégie de survie de leur modèle face à des zones du monde qui n’ont pas cette force de frappe monétaire ?

[3]     Pour aller plus loin, lire par exemple Jean-Marie Harribey pour un éclairage sur la richesse et la valeur : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2005-2-page-349.htm

[4]     La plupart des revenus mobiliers (dividendes, comptes en banque, obligations, …) sont soumis à un précompte libératoire. La banque prélève le précompte et le verse à l’administration fiscale. Celle-ci n’a dès lors pas de statistiques par contribuable.

[5]     Un débat sur la protection sociale des indépendants doit avoir lieu car ils doivent pouvoir être protégés. Mais, il n’y a pas de prise en charge collective d’un risque sans mutualisation du financement. Et le débat doit être menés entre eux aussi : 20 % des indépendants cumulent 60 % des revenus générés.

[6]     Le tax shift est un glissement fiscal mis en place par le gouvernement de Charles Michel en Belgique. Il consiste en un glissement de taxation : la baisse de l’impôt sur les revenus du travail et la baisse des cotisations sociales patronales contre la hausse de taxes sur la consommation. La hausse étant insuffisante pour financer la baisse, la différence était supposée être financée par des créations d’emplois.