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Nouvelles formes de revenus et égalité

Ce texte est la synthèse collective auquel a abouti le chantier namurois des Assises pour l’égalité au bout de ses deux ans d’activité. Cette synthèse est parue en janvier 2003 dans un n° hors série de Politique consacré aux nouvelles formes de rémunérations et au principe d’égalité.

L’atelier namurois des Assises a choisi de s’intéresser, parmi de nombreux domaines où l’enjeu de l’égalité se pose, à l’égalité de revenus ; même si la tension salariale en Belgique est relativement moins élevée qu’ailleurs, il a semblé utile d’interroger la situation, notamment par rapport aux nouvelles formes de rémunération dont on observe la prolifération (par ex : pensions complémentaires, chèques-repas, participations aux bénéfices, stock-options, rémunérations en nature,…) La question de départ a été formulée de la façon suivante : « La diversification des formes de rémunérations que l’on observe aujourd’hui concourt-elle à plus ou moins d’égalité  »

I. Les données du problème

1. Le salariat comme régime politique de compensation des inégalités Il importe de poser qu’en matière de revenus, le système salarial n’est pas un système égalitaire, mais un système où les inégalités sont compensées. Ce système couple la rémunération et les besoins, au nom de la solidarité. Le salaire se décompose en salaire direct et salaire indirect (différé, sous forme de prestations sociales, comme la garantie d’une allocation en cas de perte de revenu ou comme le système de pension). Nous observons une dégradation de la situation objective et une mise en cause culturelle du système : le salaire indirect est présenté systématiquement comme des « charges » dont le poids, selon certains, mettrait en danger l’activité économique elle-même. Il faut se méfier des prophéties auto-réalisatrices en ce domaine : à force de proclamer que le salariat est dépassé, on risque de précipiter son déclin ; or ce système n’a probablement pas encore donné tout ce dont il est porteur. 2. Le déplacement du concept de travail vers le concept d’activité Cette dernière affirmation ne doit pas empêcher d’observer les évolutions du monde du travail. Parmi ces dernières, on peut pointer quatre phénomènes :  l’équivalence un individu/un travail est de plus en en plus mise en cause ;  le travail incorpore de plus en plus de nouvelles prestations (comme la formation continuée) qui ne constituent pas une production directe mais en sont une des conditions ;  de nombreux concitoyens avec ou sans travail s’investissent au profit de la collectivité (engagement dans la vie associative, prestations bénévoles, etc.);  la diversité des investissements professionnels et des utilisations du temps au cours d’une carrière. C’est le concept d’activité (ou peut-être plus exactement de pluri-activité) qui a notamment permis d’attirer l’attention sur ces évolutions. Cela pose la question de l’articulation entre société salariale et société d’activité, puisque cette articulation peut s’opérer en sens divers 3. L’importance du capital de légitimité dans la lutte pour l’égalité D’autre part, la lutte pour l’égalité comporte aujourd’hui une forte part culturelle ; elle se joue notamment sur le champ de la légitimité, au moins à trois niveaux.  Les acteurs qui luttent pour l’égalité sont tendanciellement délégitimés et sont fréquemment pointés comme les responsables des problèmes que connaît l’économie ; face à la révolution conservatrice qui est en cours, les progressistes sont présentés comme des acteurs du passé .  Les pratiques de désinformation sont nombreuses en cette matière ; les  » dangers courus » par une économie en voie de  » mondialisation  » ne sont pas toujours avérés et peuvent servir de prétexte à des attaques sociales bien réelles;  La gauche peut se présenter divisée face à l’égalité ; deux risques sont présents : a) l’entrée dans la « société du risque » oblige à un combat à double face : par rapport à l’environnement, il faut lutter contre la dénégation des risques ; par rapport à l’économie, contre leur exagération ; cette double attitude peut manquer de clarté, b) les critiques du capitalisme portées par la gauche s’inspirent de plusieurs sources, notamment la critique de l’oppression et de l’inauthenticité de la vie, d’une part, et la critique de la misère et de l’égoïsme, d’autre part ; si ces deux « fronts » ne se rejoignent pas, ils risquent de se neutraliser, voire de servir les courants dominants (qui prétendent assurer la liberté et l’épanouissement, la réalisation « authentique » de soi…mais comment et pour qui ?).

II. Quelques controverses actuelles en matière d’égalité de revenus

Le cadre ainsi dressé permet de situer quelques-unes des questions qui se posent aujourd’hui à ceux qui luttent pour plus d’égalité en matière de revenus. Nous les appelons « controverses » , dans la mesure où elles sont bien le théâtre où des positions opposées peuvent être prises, y compris en ordre dispersé, et dans la mesure où leur résolution déterminera comment la société où nous vivons assurera la compensation des inégalités de revenus, directs et indirects, d’une manière plus ou moins efficace et plus ou moins équitable. 1. Affaiblissement et contournement du salariat comme régime politique Les témoignages des acteurs montrent que le système salarial comme système politique est en train de s’affaiblir, via la mise en cause de quelques-uns de ses points forts. De nouvelles stratégies visent aussi à le contourner, ce qui renforce évidemment la tendance à l’affaiblissement. Les mécanismes décrits ci-dessous sont ceux qui ont été observés par les acteurs namurois, sur le terrain concret des luttes et des négociations. Ils ne prétendent pas à l’exhaustivité envisagée abstraitement ; par contre, ils constituent un relevé concret, actuel des problèmes qui sont posés en matière d’égalité des revenus et en regard des nouvelles formes de rémunération. a) La délocalisation de la négociation vers les entreprises On observe une tendance systématique à délocaliser la négociation salariale vers les entreprises, ce qui permet, via d’autres mécanismes, de tendre à l’individualisation de la négociation en matière de revenus (c’est-à-dire de la désinstitutionnaliser). b) Les statuts non barémisés et non barémisables Certains statuts (comme ceux des cadres), par exemple, sont déclarés non barémisés et non barémisables, ce qui les exclut des négociations collectives. On observe dans certaines entreprises la tendance à « gonfler » le nombre d’employés réputés, ce qui permet de les « sortir » de la négociation. Par ailleurs, il existe de nombreuses inégalités salariales à statut identique (c’est le cas notamment dans le secteur de la presse, mais également dans de nombreuses situations relevant de postes subventionnés ). c) La « part du mérite » Le salaire direct est de plus en plus souvent décomposé en part fixe et part variable. Il s’agit d’un mécanisme qui permet à la part variable d’atteindre jusqu’à 40 % de la rémunération totale et de sortir largement d’un cadre négocié. d) Les assurances-groupe et le deuxième pilier de pension Cette nouvelle forme de salaire indirect est le lieu de beaucoup d’inégalités : elle est possible dans certains secteurs et pas dans d’autres, dans les secteurs où elle s’organise, elle ne concerne pas toutes les entreprises et à l’intérieur d’une entreprise, elle est offerte à certains groupes de travailleurs seulement. e) Le nouveau management des services publics On remarque dans les réformes en cours pour certains services publics l’introduction d’une logique d’individualisation identique à celle des entreprises privées; les organisations syndicales ont été sollicitées pour signer un protocole d’accord à propos d’un système de pension complémentaire à la pension légale du service public, cette mesure ne concernant pas les top-managers mais bien l’encadrement moyen des ministères. C’est une dérive extrêmement grave, notamment pour le poids symbolique qu’elle représente. f) Les risques liés à l’introduction de la sélectivité On voit poindre certains raisonnements qui prônent une sélectivité dans l’octroi de certaines prestations sociales (comme les allocations familiales par exemple). Ces raisonnements peuvent se défendre en tant que tels, in abstracto, mais rien ne nous garantit qu’ils ne constituent pas des « coins » enfoncés dans le système, susceptibles de le faire éclater à terme. g) Les nouveaux produits en matière de santé Des avantages nouveaux (assurances « hospitalisation » par exemple)sont négociés dans certains endroits en matière de soins de santé. Il s’agit de prestations de confort mais il conviendrait de s’assurer qu’elles ne préparent pas l’installation progressive d’une santé à deux vitesses : il faut s’assurer que l’émergence des assurances « hospitalisation » complémentaires ne constitue un prétexte pour réduire le socle de la sécurité sociale à travers l’assurance obligatoire. 2. Activité et contractualisation Il faut se positionner clairement par rapport à la question de l’activité, puisque ce concept peut être utilisé pour défendre des orientations quasi opposées. a) Une valeur ajoutée cachée De nombreuses activités sont directement liées au travail et elles constituent en fait une manière d’augmenter sa valeur, par exemple en termes de formation continuée. Deux éléments à observer : l’accès à ce type d’activité peut être fort inégalement réparti (y compris à l’intérieur d’une entreprise) ; la reconnaissance de la valeur ajoutée n’est pas avérée : il en va ainsi du projet de validation des compétences, à propos duquel le lien entre compétences accrues et validées et augmentation salariale est loin d’être acquis. b) Un rempart contre l’exclusion Lorsque le concept d’activité désigne la production de « biens sociaux » (résultat de la solidarité, de l’engagement, du bénévolat), il devrait conduire à l’ouverture de droits. Ceux-ci sont en effet couplés au salaire (y compris de remplacement actuellement). Il serait logique d’étudier des formes de contractualisation de l’activité qui permettraient l’ouverture de droits pour ceux qui s’y engagent. c) Une exploitation peu visible Le concept d’activité permet de mettre le doigt sur une des faces cachées du système économique. La société actuelle (qu’on l’appelle société de l’information, société immatérielle ou société post-industrielle…) repose de plus en plus sur la connaissance, la créativité, la relation (cfr par exemple l’importance de la confiance). On peut dire que la société d’aujourd’hui se caractérise par une montée en puissance des conditions de la production (et d’ailleurs de la consommation). Or la production de ces nouvelles conditions de production relève pour une large part de la sphère de l’activité. Celle-ci est ainsi le théâtre d’une exploitation spécifique, puisque tout un travail de production immatérielle n’est ni pris en compte ni rétribué à sa juste valeur. Il ne donne pas lieu non plus à une redistribution. Ce concept d’activité peut dès lors indiquer de nouveaux lieux d’exploitation (c’est le cas notamment des activités associatives qui prennent une large part dans la production non reconnue des conditions nouvelles de la production). d) Un risque d’effritement Mais il est clair que le concept d’activité peut être utilisé par certains pour affaiblir encore plus la société salariale, en la déstructurant de multiples manières. Ceux qui affirmeraient ainsi que le concept de travail n’est plus central, en ne voyant pas que le champ de l’activité est intrinsèquement lié au champ de la production de biens économiques et sociaux, risqueraient de contribuer, volens nolens, à la mise en cause d’un système de justice sociale qui doit, au contraire, être réaffirmé et défendu.

III. Quelques balises pour les nouvelles luttes en matière d’égalité des revenus

1. Valeurs et orientations Réaffirmons ici que la « question-cadre » est bien la façon dont nous souhaitons produire de la cohésion sociale, via une représentation et une construction d’un espace social commun. Il est clair que nous nous situons ici dans un modèle opposé à celui qui prétendrait que plus chacun poursuit son intérêt individuel, plus la société se construit, in fine, sur des bases solides. Au contraire, nous affirmons qu’un système où sont pris en compte les besoins économiques et sociaux des gens, où un mécanisme de solidarité compense en partie les inégalités, bref un système où sont mis en avant des droits inclusifs au nom de l’égalité, y compris dans le domaine de la réalisation de soi, et où ces droits sont suivis d’effets, est la meilleure façon de construire de la cohésion sociale. Ce système exige des équilibres qui lui sont propres. L’actuel déséquilibre entre les prérogatives du champ financier (très dérégulé et ne contribuant que très peu aux mécanismes de redistribution) et les contraintes du champ de la production économique ne lui est pas favorable et constitue donc un facteur puissant d’inégalité. La construction d’un rapport de force apte à assurer les équilibres nécessaires et à garantir les mécanismes constitutifs du « système salarial » implique la définition de certaines balises, puisque le pragmatisme impliqué par une situation de négociation peut obscurcir les orientations auxquelles il conviendrait de se référer. 2. Balises concrètes a) Défendre une collectivisation minimale face aux nouvelles rémunérations Il faut aussi défendre une collectivisation minimale dans la négociation relative aux nouvelles formes de rémunération : elles doivent à tout le moins pouvoir être garanties à tous les membres d’une entreprise et non pas réservée aux seules personnes détentrices d’un niveau de qualification suffisant pour négocier de manière individuelle. De plus, la négociation individuelle amène également à exacerber le sentiment d’individualisme et diminue l’impact de l’esprit de solidarité. Chaque fois que possible, il faut évidemment préférer un niveau de négociation plus collectif : favoriser le niveau interprofessionnel et intersectoriel. b) Défendre l’encadrement des négociations Dans les situations observées, il est apparu que l’encadrement des négociations par les syndicats était de loin préférable au développement anarchique d’accords extrêmement diversifiés. C’est le cas par exemple du « deuxième pilier de pension ». Même si ce genre de négociation est extrêmement difficile (puisque la tension entre les valeurs et le pragmatisme y est particulièrement rude), il importe de ne pas abandonner le champ à une prolifération d’initiatives qui seraient de plus en plus inégalitaires. c) Poser une exigence de solidarité Face au développement de systèmes parallèles à ceux qui constituent les piliers de la société salariale (comme les assurances santé complémentaires offertes comme rémunération), il faut poser une exigence de solidarité en obligeant à une contribution aux mécanismes collectifs : par exemple une taxe pourrait être instaurée sur les assurance-groupe pour alimenter le premier pilier de pension ; un même mécanisme devrait être instauré dans le domaine de l’assurance-santé. d) Envisager l’activité comme une augmentation des droits Le concept d’activité doit être utilisé dans le cadre d’une ouverture aux droits (pour lutter contre l’exclusion de ceux qui n’ont pas de travail). Par ailleurs, l’activité peut être reconnue comme un des capitaux dont la société a besoin pour assurer son développement. De nouvelles luttes en matière de rétribution et de redistribution devraient alors se mener (peut-être homologues à celles que menèrent les mouvements ouvriers au début de l’industrialisation, lorsqu’ils firent reconnaître la centralité de leur apport (le capital c’est aussi la force de travail) et qu’ils conquirent les conditions favorables à sa reproduction (congés payés, droit à la santé, etc.) e) Poser des cliquets en matière de sélectivité Aucune discussion en matière de sélectivité des prestations ne pourra s’entamer si nous ne pouvons pas être certains qu’il ne s’agira pas là d’un premier pas vers une déstructuration du système de redistribution. f) Défendre l’indexation automatique des salaires Ce mécanisme est un des piliers de la lutte pour l’égalité en matière de revenus. A ce titre, il doit être maintenu. g) Refuser une société à deux vitesses en matière de santé Pour l’instant, l’instauration d’éléments de confort en matière de soins de santé ne conduit pas à l’installation d’une inégalité en matières de soins. Une vigilance s’impose à ce propos, pour éviter une société à deux vitesses en matière de soins de santé. L’option belge a toujours été que tous les soins doivent être couverts à l’exception de ce qui relève du « confort »; il ne faut donc pas légitimer la différence des soins : il faut que l’on reçoive les mêmes soins dans une chambre à deux lits que dans une chambre individuelle)

IV. Recommandations

Nous souhaitons compléter ces balises par quelques recommandations de nature politique. Nous appelons en effet au renforcement des relais entre acteurs sociaux et forces politiques progressistes, ainsi que des affirmations et des actions claires en matière d’égalité Nous devons reprendre l’offensive sur un projet progressiste en travaillant sur les mots et en élargissant les cadres de réflexion. 1. Réaffirmer le caractère progressiste de la lutte pour l’égalité et du système politique qui la garantit Nous récusons les affirmations de ceux qui présentent l’égalité comme un combat du passé et de ceux qui identifient les luttes pour plus d’égalité en matière de revenus à des combats corporatistes voire protectionnistes, qui seraient de nature à fragiliser la santé de l’économie. Nous posons au contraire qu’en tant que facteur central de cohésion sociale et en tant que productrice de « biens sociaux », la lutte pour l’égalité, notamment en matière de revenus, est le socle sur lequel repose le développement durable de nos sociétés. 2. Relever les prestations sociales et le salaire minimum Dans ce contexte, le relèvement des prestations sociales et du salaire minimum garanti constitue une revendication progressiste particulièrement claire. 3. Réinvestir dans l’éducation permanente Mais il convient d’identifier que l’affirmation des valeurs et des orientations, l’identification de balises pertinentes et la définition d’objectifs ambitieux ne seront possibles que si un effort très important est consenti en matière d’éducation permanente. Les raisonnements individualistes ont gagné du terrain partout, dans les organisations comme dans l’opinion publique. Ils disposent désormais d’une force d’évidence implicite dont il ne faut pas sous-estimer l’importance. A cet égard, il faut montrer que la réalisation de soi n’a de sens et ne peut constituer un objectif de lutte qu’à condition qu’on se mobilise pour une société où ce droit peut être reconnu et accordé à tous. Nous constatons cependant le manque cruel d’argumentaires, d’outils et d’occasions de réaliser ce travail d’éducation permanente. Sans lui, il faut craindre qu’il soit impossible de constituer un rapport de force significatif et suffisant. Résister à la tentation du pragmatisme pur, réaffirmer et illustrer l’importance des dynamiques collectives, identifier les nouvelles formes de capital comme le capital culturel et les mécanismes d’exploitation qui lui sont propres, constituent les chantiers les plus importants de ce travail à venir. La rencontre et le débat entre des acteurs diversifiés ainsi que le relais que chacun peut donner à ce travail à l’intérieur de sa sphère d’action seront déterminants pour l’issue de cette lutte.