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Ordonnance « gilets jaunes »

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27 octobre 2021 : Le Tribunal de première instance de Liège rend une ordonnance préventive pour empêcher la tenue d’une potentielle manifestation de « gilets jaunes ».
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).
La société pétrolière ExxonMobil est propriétaire d’un dépôt à Liège (Sclessin) destiné à alimenter des stations-services. En raison de l’assouplissement des mesures sanitaires et de la hausse du prix de l’essence, la direction s’est inquiétée du risque de reprise des actions des « gilets jaunes ». Son inquiétude s’est muée en terreur en découvrant sur la page Facebook du mouvement l’annonce d’un rassemblement à Liège le 6/11 et en suspectant la possibilité de blocages de dépôts pétroliers. Elle en a déduit le « durcissement et la radicalisation du mouvement, tels qu’ils paraissent attestés et font craindre des incidents violents et des atteintes aux personnes et aux biens, de nature à engendrer un risque sérieux pour la sécurité publique en présence d’installations catégorisées Seveso II[1. Toutes les citations proviennent de l’ordonnance du tribunal.] ». Le tribunal a fait sienne cette motivation surréaliste et, compte tenu de « l’urgence » et « de l’absolue nécessité », a répondu favorablement à sa requête par procédure unilatérale en interdisant « au mouvement des “gilets jaunes” de bloquer l’accès et la sortie du dépôt pétrolier afin de garantir la sécurité de tout un chacun et la liberté d’entreprise ».

Sans qu’ils aient été entendus – « pour ménager l’effet de surprise » précise l’ordonnance –, les manifestants éventuels, s’ils devaient entraver l’accès à la circulation, sont déjà tenus de verser une astreinte de 5 000 € par infraction. Peu importe que rien n’ait été signalé le 6 novembre à Liège, malgré les craintes d’Exxon. Mais, l’interdiction sera valable pendant deux mois. « L’effet de surprise » sera donc complet pour quiconque aura entravé la circulation dans les environs du dépôt d’Exxon jusqu’au 27 décembre 2021.

Pourquoi, avant même qu’elle n’ait eu lieu, le juge a-t-il pu interdire une manifestation supposée sur les seules craintes formulées par un patron ? Parce que, répond le tribunal, « ce mouvement est de nature à entraîner un blocage important de la distribution en produits pétroliers, point névralgique de l’économie et à engendrer, outre un dommage financier d’une certaine gravité, le risque d’incidents graves et d’atteinte aux personnes et aux biens qu’il convient d’obvier ». Au tournant de la digitalisation en effet, le capital a besoin, pour s’accumuler, de bouger et changer en permanence et la mobilité est devenue son talon d’Achille. Le blocage d’une route, d’une raffinerie ou d’un port lui est intolérable. Le mouvement social trouve donc son efficacité plus dans l’entrave à la mobilité que dans les seules entreprises.

Pour criminaliser manifestants et grévistes, les patrons contournent les droits collectifs par le recours aux tribunaux civils complaisants qui acceptent de statuer sur « des voies de fait [imaginaires], actes détachables du mouvement de protestation ». C’est ainsi qu’un syndicaliste a été condamné à Anvers pour avoir bloqué le port et 17 autres l’ont été à Liège « pour avoir entravé la circulation » lors d’une grève générale. En statuant sur requête unilatérale sans procédure contradictoire dans le but de créer « un effet de surprise » et empêcher préventivement d’agir non pas des terroristes mais de simples manifestants, le tribunal fait en toute discrétion un pas de géant dans la criminalisation des mouvements sociaux

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; enseigne d’Exxon, prise en photo en 2015 par Mike Mozart.)