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Parce que la santé n’est pas une marchandise

Le marché des soins de santé est-il une réalité ? Et au fait qu’est-ce qu’un marché ? La santé peut-elle être considérée comme une marchandise comme les autres ? Un marché libéralisé des soins de santé peut-il se révéler plus efficace ? Quelles sont les alternatives ? Toutes ces questions forment le développement de cet article, avec, en toile de fond, une approche orientée vers la recherche d’un système de santé à la fois protecteur, émancipateur et efficient.

[Article paru dans le numéro 101 de Politique, septembre 2017)

La notion de « marché » est souvent utilisée sans en préciser ses contours, ce qui peut donner lieu à différentes interprétations.
Une distinction fondamentale est à faire au préalable entre « libre marché » ou marché autorégulateur, et d’autres types de marchés. Alors que, d’un côté, la loi de l’offre et de la demande est le mécanisme principal du libre marché, de l’autre, des mécanismes de régulation priment. Ceux-ci sont créés pour rencontrer des objectifs fixés par la communauté ou la collectivité. Le libre marché n’est en effet pas « naturel ». Il a ainsi été démontré de manière éclatante que celui-ci est une construction volontaire de l’homme qui place dans ce cas la recherche du profit au sommet de la pyramide des valeurs[1.Voir Karl Polanyi (1983) qui a observé des traits économiques communs et principaux au sein de sociétés traditionnelles et parfois vivant en complète autarcie. Le mobile du profit ou du gain n’a été que rarement observé, au contraire des principes de réciprocité et de redistribution, systématiquement présents. Sa thèse principale est le désencastrement des sphères économiques et politiques auquel contribue le marché autorégulateur. (K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.)]. L’étude de l’histoire anthropologique humaine montre qu’au sein de la collectivité, ce sont bien des principes altruistes qui occupent une place prépondérante et même que les principes de réciprocité et de redistribution sont centraux.
Cette constatation fondamentale du principe de marché comme non naturel doit nous encourager à ne pas nous laisser imposer, au nom d’un certain déterminisme, n’importe quel type de marché. Celui-ci doit avant tout être utilisé comme support à des activités encadrées par des valeurs et des principes qui fondent notre système de santé, dont la liberté, l’équité et la solidarité. Il est nécessaire de mettre en doute le concept rationnel d’homo-oeconomicus cher aux économistes néoclassiques – à savoir l’homme foncièrement économique, porté intrinsèquement vers des activités lucratives – car c’est bien cette conception qui est au centre de la logique de libre marché.

Une régulation limitée

La mise en marché n’est a priori pas suffisante pour considérer que nous sommes face à une marchandisation débridée. Une multitude de marchés existent même dans des domaines sociaux (pensons notamment aux procédures de marchés publics ou à des systèmes d’échanges locaux). On retiendra ici les caractéristiques générales d’un marché de la santé que l’on peut considérer comme « marchandisé ».
D’abord, une régulation limitée. Cela veut dire que l’État (ou la collectivité) se met en retrait au profit d’un marché ainsi moins régulé, ce qui a des conséquences, entre autres, sur l’offre, les prix, les remboursements ou encore la qualité des soins.
Réguler ou déréguler le marché des soins de santé – comme tout marché – est un choix éminemment politique. Réduire les régulations, en détachant les systèmes de santé de leurs constituants politique et social, est ainsi un facteur de désencastrement de la santé du débat politique.
Notons que des régulations existent même dans des pays partisans d’un renforcement des mécanismes de marché dans les soins de santé. C’est le cas aux Pays-Bas, où une certaine planification et un contrôle de la qualité sont toujours de rigueur. En outre, l’histoire montre que, paradoxalement, la protection des marchés les plus autorégulés nécessite la mise en place d’institutions qui garantissent l’application de ce principe[2.On pense par exemple au Département de la concurrence de la Commission européenne, qui employait 807 fonctionnaires au 1er janvier 2017 (voir le site de la Commission européenne), ou encore à une série d’institutions économiques internationales.]. La dérégulation est un choix politique qui nécessite la création d’instruments ou d’institutions (qui peuvent par ailleurs représenter un coût important) pour être garant du système économique.
L’horizon du marché « totalement libre » représente de ce point de vue une belle utopie. Ensuite, qui dit marché autorégulateur dit maximalisation du profit comme valeur suprême. Le prix (sous forme de monnaie) a tendance à devenir la variable déterminante de la réalisation des échanges. La valeur marchande est davantage déterminée par le prix que par la nature du produit (de la prestation de soins de santé par exemple). Ainsi, le prix a de moins en moins de liens avec la qualité et les prestations fournies, éléments qui échappent au contrôle social. Cet état de fait engendre une recherche de la maximisation de la valeur d’échange et du bénéfice qui peut être réalisé. Enfin, les entreprises privées commerciales – comme les compagnies d’assurances –, en s’engouffrant dans l’ouverture, finiront pas imposer totalement la logique marchande au « marché de soins ». Et si le nombre d’offreurs est limité, cette logique pourra déboucher sur une situation de monopole.
Ces facteurs peuvent être cumulés à des degrés divers. On trouve par exemple des systèmes de santé dans lesquels les prestations ne sont assurées que par des acteurs privés commerciaux. Le système peut alors fonctionner par contractualisation avec ces acteurs ou par des systèmes d’agréments ouverts (selon une liste de critères bien déterminés, comme par exemple une exigence minimale de qualité) ou fermés (l’exemple type est le marché public). D’autres systèmes sont par contre beaucoup moins régulés mais, par leur évolution historique, culturelle et institutionnelle, ils font la part belle à des acteurs publics ou associatifs non marchands. Malgré l’absence d’opérateurs strictement commerciaux, des phénomènes marchands sont alors parfois observés, en l’absence de régulation spécifique. La littérature donne souvent le nom de « quasi-marché » à ce type de systèmes.
Notons que ces principes peuvent se retrouver dans un système de santé largement alimenté par une sécurité sociale très développée. Cela entraine une redistribution de moyens publics vers une activité marchande, dont une part non négligeable des profits réalisés peut même échapper au système national via les acteurs présents sur les marchés internationaux.
On pense, par exemple, à des groupes actifs dans le secteur du médicament ou des maisons de repos.
En résumé, retrait des pouvoirs publics et libre marché, objectif lucratif pour des prestataires et des assureurs sont caractéristiques des systèmes de soins
de santé marchandisés. On entrevoit bien que, dans cette logique, la notion de besoins réels de la population peut passer à la trappe au profit des secteurs porteurs de marges bénéficiaires.

Bizarreries et incohérences

La santé est une notion complexe, au croisement de conceptions individuelles et collectives, objectives et subjectives, sociales et économiques ou encore sociologiques et médicales. Bien que régulièrement qualifiée de bien public, la santé est un domaine où les inégalités sont paradoxalement aujourd’hui très profondes, surtout si on la considère d’un point de vue mondial. Ces inégalités sont même présentes à l’intérieur du système de santé national. Ainsi, on observe en Belgique de grandes disparités, parfois difficilement explicables, tant au niveau de l’état de santé que dans l’accessibilité aux soins ou leur consommation.
Ainsi on observe des différences géographiques très nettes dans la consommation de soins dentaires préventifs. En Flandre, en 2012, près de 38% des membres de la Mutualité chrétienne (MC) de plus de 18 ans ont eu recours à ce type de soins contre environ 24% en Wallonie.
Par ses dimensions éthiques, sociales et économiques complexes, la santé compromet fortement son intégration optimale à un marché pur, autorégulé en fonction de l’offre et de la demande. Pour Ronald Dworkin, il est inacceptable d’appliquer des principes de libre marché à l’assurance-maladie pour trois raisons : « La répartition inégale des richesses de sorte que les plus démunis ne pourraient s’offrir aucune assurance-maladie, le risque d’une différenciation des primes peu souhaitable basée sur les risques de maladie et l’asymétrie d’information[3.E. Schokkaert, « Des marchés libres sont-ils nécessaires pour les soins de santé et l’assurance maladie ? », MCinformations, n°228, juin 2017.]. » La question de l’optimalité (chère à la doctrine néolibérale) ou de l’efficacité sociale est posée.
L’asymétrie d’information, du fait que le patient n’est généralement pas en mesure d’évaluer lui-même la qualité et la nécessité des soins, rend impossible la connaissance parfaite des conditions de l’offre et de la demande dans le chef des patients et falsifie le marché.
Dans ce cas, des majorations de tarifs de prestations peuvent s’opérer aisément. L’absence de transparence financière participe aussi à cette asymétrie, puisque seul le prestataire connaît les tarifs.
On observe par ailleurs une importante concentration des soins sur une très petite partie de la population, appartenant à des catégories socio-économiques (comme les malades chroniques) ou à des tranches d’âge (principalement les personnes âgées) bien déterminées. C’est un aspect de la santé qui la rend tout à fait particulière en regard d’autres types de « biens publics ». En effet, on constate que 5% des membres de la MC concentrent à eux seuls 53% des dépenses de l’assurance maladie-invalidité. Ce chiffre passe à 78% si l’on regarde la concentration des suppléments[4.Chiffres 2012.]. Cela démontre l’importance de la solidarité entre les bien portants et les malades si l’on veut couvrir de manière équitable l’ensemble de la population.
D’autres caractéristiques rendent le domaine de la santé spécifique :
– il s’agit d’un droit fondamental ;
– les soins de santé supposent une collaboration entre prestataires de soins qui serait probablement moins optimale en cas de concurrence ;
– les soins de santé supposent une relation de confiance entre le prestataire et le patient, ce qui est peu compatible avec la notion de consommateur critique ;
– l’organisation des soins de santé est profondément reliée à l’évolution historique, institutionnelle et culturelle d’un pays ;
– le concept de santé est d’une nature trop subjective pour ne lui appliquer que les principes de rationalité économique que nous propose le libre marché.
En outre, on observe dans notre système de soins de santé de grandes hétérogénéités de pratiques médicales. Ainsi, pour certaines affections bien précises, on a pu observer une grande variabilité dans l’utilisation de l’imagerie médicale ou la prescription de médicaments comme les antibiotiques[5.Même en tenant compte de facteurs objectifs comme l’âge et le sexe, on constate en moyenne une consommation d’antibiotiques deux fois supérieure en Belgique par rapport aux Pays-Bas.]. Ces comparaisons objectives posent des questions en ce qui concerne la qualité et l’utilité des soins prodigués.
Insistons également sur l’importance d’autres déterminants que les « soins » de santé sur la santé globale. D’autres facteurs transversaux comme l’environnement, la formation, l’emploi, le logement ou la cohésion sociale ont un impact beaucoup plus important sur une vie en bonne santé que les soins de santé à proprement parler (dont l’impact ne se situerait qu’entre 10 et 25% selon plusieurs études). On pourrait ainsi considérer la santé comme un concept aux dimensions multiples plutôt que comme un bien classique.

Une efficacité douteuse

Aujourd’hui, les possibilités d’analyses statistiques permettent de mettre en évidence les impacts négatifs sur la santé publique de la marchandisation des systèmes de santé. Premièrement, abordons un problème d’efficience. Si l’on compare le niveau de dépense de santé par pays avec le niveau d’espérance de vie, concept étroitement lié à la santé, on observe des différences énormes. L’exemple le plus frappant est certainement celui des États-Unis, qui disposent d’un des systèmes de santé les plus libéralisés au monde, où le niveau de dépenses de santé est le plus élevé (16,4% de dépenses totales de santé dans le PIB contre 10,2% en Belgique), alors que l’espérance de vie à la naissance est, aux États-Unis, inférieure à celle de la plupart des pays européens (78,4 ans contre 80,7 ans en Belgique).
Dans ce pays, environ 36% des dépenses de santé sont payées via des assurances privées et 12% directement par les patients. Cela tranche avec un pays comme la Belgique dont seulement 6% des dépenses de santé sont couvertes par l’assurance privée (principalement des assurances complémentaires « hospitalisation » commerciales et mutualistes). La plus grande partie des dépenses y sont collectivisées et transitent par les mutualités. Les coûts de gestion de ces dernières sont souvent critiqués par les défenseurs du libre marché. Une analyse fouillée montre qu’en réalité, les frais de gestion des mutualités sont plutôt modérés, puisqu’ils s’élèvent à moins de 3,3%. Tandis que du côté des assurances privées, les frais de gestion avoisinent souvent les 20% : « En 2015, dans les produits “hospitalisation”, les commissions s’élevaient à 8,3% des primes acquises, tandis que les frais généraux se fixaient à 13,9%[6.Voir l’article du 15 mai 2017 dans le quotidien L’Écho, qui fait référence à Assuralia : « Les mutualités coûtent 1,1 milliard par an à la collectivité ».]. »
Ensuite, les systèmes marchandisés sont plus inégalitaires. Un autre lien a été établi entre les inégalités de revenus et les problèmes sociaux et de santé.
Là encore, les États-Unis se distinguent très clairement par rapport à d’autres pays, comme le Japon, qui se situent à l’autre extrême[7.Voir R. Wilkinson, K. Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les petits matins, 2013, ainsi que le tableau en page 48 de ce numéro.]. On constate de manière générale que les pays qui montrent le plus fort taux de cohésion sociale ont des meilleurs indicateurs de santé[8.Soit peu d’inégalités de revenus et moins de problèmes sociaux et de santé.].
D’autres questions interpellent sur le plan de l’efficacité sociale. Là où des soins de haute qualité sont développés, ils sont souvent plus chers. À l’opposé, d’autres acteurs commerciaux développent des services accessibles où la qualité n’est plus un objectif premier (encadrement, temps consacré aux soins, hygiène, sécurité…). Cela s’observe notamment par l’apparition d’un segment low cost dans le secteur des maisons de repos. Sur le marché mondial, les innovations sont souvent peu accessibles financièrement tandis que les prix varient surtout en fonction de l’offre et de la demande. Ainsi, le prix exorbitant de certains médicaments nouveaux et rares pose des problèmes aux systèmes de santé[9.Par exemple, voir l’article « De Block dit non à un médicament à 700 euros », Le Soir, 27 et 28 mai 2017.].
Leur accessibilité n’est alors réservée qu’à une portion congrue de la population mondiale.
Si la marchandisation est efficace, elle ne l’est que pour ceux qui en bénéficient, c’est-à-dire les entreprises qui s’imposent sur les marchés. La santé est aujourd’hui devenue une source de profits considérables. Le secteur pharmaceutique est l’un des plus rentables, avec des marges de profits de plus de 20%, à l’heure où les systèmes de santé publique sont soumis à l’austérité budgétaire…[10.Voir V. Roy, L. King, “Betting on hepatitis C: how financial speculation in drug development influences access to medicines”, British Medical Journal, 07/2016 ; 354:i3718.]

Phénomènes dérivés

Une fois qu’on entre dans un système marchandisé, une logique de compétition s’installe qui semble irréversible et pousse à la surenchère[11.La Mutualité chrétienne constate ce phénomène depuis de nombreuses années dans le secteur hospitalier, où la concurrence entre couvertures d’assurances contribue au gonflement non maîtrisé des suppléments d’honoraires en chambre particulière.]. Cette logique de compétition favorise la recherche de nouveaux marchés, en fonction du rendement. Certaines catégories de population sont alors ciblées, entrainant une sélectivité pour accroître ou ne pas mettre en péril les marges de profit. Cela s’observe par exemple du côté des assurances-santé privées où la restriction de l’accès se base généralement sur un questionnaire médical qui permet de faire un tri entre les « bons » les « mauvais » risques. La sélectivité s’opère alors entre les malades et les bien-portants mais elle peut aussi s’opérer entre les plus nantis et les plus vulnérables.
Des tranches spécifiques de la population, comme les personnes âgées, sont ciblées dans une approche marketing. Une mesure de renforcement de cette logique est l’autorisation de la publicité, qui s’apparente à une forme de dérégulation.

La recherche de nouvelles parts de marché est responsable d’un accroissement des coûts dans la santé. D’abord en encourageant la surconsommation de produits non nécessaires.
Ensuite en cherchant à étendre le marché par l’extension sans limite du domaine médical (en ciblant le bien-être au sens large et les autres déterminants de la santé). On voit se multiplier des offres de soins inadaptées aux besoins réels mais qui répondent avant tout à des besoins créés de toutes pièces[12.Exemple classique : les nouvelles techniques d’amaigrissement et la pléthore de l’offre médicamenteuse qui s’y rapporte, dont l’inefficacité globale est bien connue.].
En outre, la marchandisation des soins de santé pousse la société à une nouvelle structuration sociale en deux groupes : d’une part les personnes en situation précaire, bénéficiaires de l’assistance sociale après contrôle des ressources, d’autre part les plus riches qui souhaitent être mieux couverts contre les risques par le recours aux assurances privées. Entre les deux, les classes moyennes sont obligées de fournir des efforts financiers toujours plus importants pour faire face à l’augmentation des tarifs des assurances privées afin de conserver un niveau de couverture de santé acceptable, avec le risque de basculement vers l’assistance sociale. Cette structuration est néfaste à un système de santé financé de manière collective et solidaire à la base : ses principaux contributeurs (les classes moyennes) ont de plus en plus de mal à soutenir le système, car ils voient leur couverture santé progressivement réduite. Donc, ils auront de plus en plus tendance à considérer comme injuste l’octroi de droits « plus avantageux » que les leurs aux catégories sociales les plus précaires, tout comme l’octroi de droits équivalents aux leurs aux groupes sociaux les plus aisés. Surtout si tout cela entraîne un coût proportionnellement plus important.

Le « contrat social », constitué des multiples équilibres du système de soins de santé, est ainsi progressivement remis en question, accentuant le cercle vicieux de dualisation de la société.
La Belgique n’est pas épargnée Le système de santé belge est lui-même confronté aux effets pervers de la marchandisation. On observe actuellement des phénomènes de surconsommation ou d’augmentation de prix dans divers secteurs. L’exemple le plus frappant est certainement celui de la dépense pharmaceutique (où les offreurs sont exclusivement des entreprises privées commerciales présentes sur plusieurs marchés internationaux). Au sein de l’Union européenne, la Belgique se situe dans le haut du classement pour ce qui concerne les dépenses totales de médicaments par habitant[13.Statistiques OCDE 2014.]. Citons aussi l’accroissement spectaculaire des suppléments d’honoraires en chambre particulière dans les hôpitaux, encouragé par les couvertures d’assurances[14.Soit, sur la période 2003-2013, une croissance annuelle moyenne en termes réels de 3,88% alors que la croissance du produit intérieur brut n’était que de 1,22% et la croissance des honoraires médicaux remboursés de 2,75% pour la même période.].
D’autres secteurs sont également menacés selon la même logique. Prenons par exemple la récente décision de la ministre fédérale de la Santé de rembourser à toute femme enceinte le test prénatal (appelé NIPT) pour détecter la trisomie 21. Il s’agit sans doute d’une avancée en termes d’accessibilité financière, mais quant à l’opportunité de la mesure, plusieurs acteurs dont la MC ont une position plus nuancée[15.Voir l’article sur RTBF Info du 29 mai 2017 : « La Mutualité chrétienne sur le test trisomie 21 : “Nous sommes étonnés de voir que la décision est déjà prise” ».]. Il aurait été préférable de réguler ou d’encadrer ce remboursement, d’une part, en intervenant seulement pour les femmes qui présentent un risque et, d’autre part, en limitant la réalisation des tests aux laboratoires de génétique humaine ou hospitaliers. Augmenter fortement l’intervention de l’assurance-maladie tout en permettant à tous types d’acteurs d’intervenir dans les prestations ne peut que renforcer les phénomènes de marché avec les potentielles dérives commerciales qui y sont liées.
On pense aussi aux conséquences de la sixième réforme de l’État. Le danger existe qu’à côté de leurs possibilités traditionnelles de financement, soit les taxes et les emprunts, les entités fédérées ouvrent certains domaines au secteur privé lucratif pour combler l’insuffisance de l’investissement public. Le secteur des maisons de repos – le plus gros volet du transfert de compétences – est déjà le théâtre de dérives marchandes. Il compte déjà en son sein une proportion importante d’acteurs commerciaux, et cette proportion pourrait alors augmenter.

Une autre source d’inquiétude est la part directe à charge des patients dans le remboursement des soins de santé (le fameux « ticket modérateur »).
Cette part se situe déjà à environ 22%[16.D’autres pays sont mieux classés que nous en termes d’accessibilité financière.]. On pourrait craindre une réorientation progressive de ces montants vers l’assurance privée, et davantage si le financement public tend à se réduire. Pour le secteur des assurances privées, cela représente un potentiel à assurer d’environ 800 euros par habitant et par an.

Pour une régulation responsable

Pour appréhender ce qu’est la marchandisation de la santé, il faut d’abord en cerner les fondements économiques. On s’aperçoit alors que la notion de marché renferme des notions antagonistes, selon que l’on se place dans une approche naturelle ou une approche non naturelle du marché. La première est soutenue par le courant économique dominant qui tend à imposer la recherche du profit à tous les domaines, y compris les domaines sociaux. La deuxième, qui devrait pouvoir être réappropriée par les acteurs sociaux de la santé, postule une remise en cause complète et appelle à un débat démocratique au sujet des objectifs à assigner à notre système de santé.
Nous pourrions appeler ce débat un « espace de solidarité démocratique » pour les acteurs, principalement non marchands, qui placent d’autres principes et valeurs, dont la solidarité entre toutes les couches de la population, en tête des objectifs à poursuivre.
Ce débat est vital pour la société, d’autant plus que des faits étayés illustrent les effets pervers de la marchandisation de la santé. Si on se place d’un point de vue collectif, on ne peut que constater ses conséquences néfastes en termes d’efficacité sociale, d’équité, d’efficience, de qualité et d’accessibilité.
Le cas des États-Unis constitue un exemple type des dérives de la marchandisation. Les risques qui pèsent sur la couverture minimale de santé, au sujet de laquelle la volonté actuelle de l’administration Trump est de « redéréguler » le système, nous éclaire sur les enjeux cruciaux et notamment la dualisation de la société. La conséquence sera que des millions d’individus ne seront probablement plus en mesure de bénéficier d’un protection santé accessible et efficace, ce qui entraîne un risque d’accroissement de la précarité.
Face à ces enjeux, des alternatives doivent être trouvées. Celles-ci ne passent certainement pas par l’austérité programmée par nos gouvernements européens, dont le nôtre en particulier. Le sous-financement du secteur favorisera inévitablement la marchandisation. Certes, des moyens plus importants doivent d’ores et déjà être consacrés au système de soins de santé afin de financer l’augmentation mécanique des coûts résultant du vieillissement de la population, du développement des maladies chroniques ou du développement technologique. Le débat doit impérativement porter sur l’acceptation collective du financement de ces dépenses et l’ampleur de ce financement.

De l’oxygène  !

En parallèle, comme les coûts risquent d’exploser, utilisons les possibilités de régulation qui nous permettront de maîtriser cette augmentation de dépenses.
Mieux réguler, c’est offrir de l’oxygène à tous les acteurs du système, même à certains acteurs privés commerciaux pris dans une spirale de concurrence et qui ne maîtrisent plus l’augmentation de leurs propres coûts. Dans ce cadre, il est particulièrement important de réguler les montants à charge des patients et les suppléments d’honoraires afin que, in fine, cela ne soit pas directement les patients qui doivent passer à la caisse. Ceux-ci se verraient alors injustement responsabilisés par l’absence de volonté politique de financer de manière collective le système de santé.
Agir en amont du régime de soins de santé sera aussi une manière de contribuer à la soutenabilité du système. Il est nécessaire dès aujourd’hui d’influer sur les autres déterminants de santé en orientant une partie des budgets vers la prévention et la promotion de la santé afin de retarder l’apparition des maladies. Les acteurs privés du système de santé devraient ainsi avoir également l’obligation de s’engager dans cette voie.
Dans ce même ordre d’idées, on constate que le concept Health in all politics (« la santé dans toutes les politiques ») intègre progressivement les agendas gouvernementaux. Cela implique de mesurer les impacts sur la santé des décisions politiques prises dans d’autres domaines. Il faudra veiller aux applications concrètes de ce principe, par exemple dans les domaines de l’urbanisme, de la politique économique, de la formation, des transports publics, de la sécurité routière… Les mutualités souhaitent contribuer à l’intégration de cette nouvelle dimension préventive, comme elles le mentionnent dans une note Vision de la santé à l’horizon 2030, communiquée aux principaux acteurs du système de soins de santé en 2016.
Le combat contre la marchandisation de la santé est difficile car il s’engage à contre-courant d’une philosophie économique dominante à l’œuvre au niveau mondial. Il se complexifie à mesure de la diversification des lieux de régulation. C’est particulièrement vrai en Belgique, où la sixième réforme de l’État y a ajouté une couche puisque, dorénavant, les gouvernements régionaux détiennent des leviers déterminants en matière de santé publique.
La marchandisation de la santé n’est pas une fatalité. Il est nécessaire qu’un débat démocratique s’engage à l’échelle la plus large possible. Dans notre pays, ainsi qu’en Europe, cela doit se traduire par une gouvernance démocratique, transparente et inclusive. Les mutualités ont un rôle crucial à jouer : un rôle de sensibilisation des pouvoirs publics et de représentation de leurs membres. Elles doivent donc être en mesure de continuer à mener leur action partout où la santé publique est en jeu, que ce soit en Belgique, en Europe ou dans les entités fédérées.

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