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« Pensée décoloniale » : le rapport Sarr-Savoy et la décolonisation du Musée de Tervuren

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En cette date anniversaire de la réouverture du Musée royal de l’Afrique centrale (Mrac) de Tervuren, le 8 décembre 2018, l’incompréhension de la démarche décoloniale peut embrouiller le débat sur les questions de restitution, le rapport Sarr-Savoy et la volonté de décoloniser le Mrac. C’est d’ailleurs le nœud même de la décolonisation des mentalités : la production d’une critique de la colonisation sans perpétuer les codes de cette dernière, nécessite d’aller au-delà de la réaction. Pour bouger les lignes, il importe de proposer d’autres cadres de pensée.

Le Musée royal d’Afrique centrale (Mrac) est composé d’un centre de recherche, d’un centre d’archives et d’un musée qui depuis 2018 a été renommé l’AfricaMuseum. La construction de ce musée a été initiée par Léopold II à la fin du XIXe siècle. Il devait servir de vitrine alléchante au Congo afin de motiver des individus et entreprises pour qu’elles se joignent au projet colonial.

Dans les années précédant sa rénovation, ce musée était parfois décrit comme un musée dans un musée parce que les visiteurs et visiteuses pouvaient y observer la façon dont l’Afrique centrale était représentée pendant la période coloniale. Ce point est important parce qu’effectivement, avant sa réorganisation, le musée était en possession d’un matériel particulièrement riche pour traiter de l’État indépendant du Congo, du Congo belge et surtout de la Belgique coloniale. Pourtant, lors de la réorganisation de 2013 à 2018, l’équipe a préféré épurer l’héritage raciste du musée au lieu de s’en servir pour analyser les différents processus locaux et globaux qui ont accompagné la colonisation.

Si le musée expose encore de nombreuses pièces pouvant amener une réflexion sur la période coloniale, sans guide, les visiteurs et visiteuses ne s’en aperçoivent pas. Ainsi, cette absence du traitement de la colonisation dans ses différents aspects témoigne d’une certaine frilosité, mais également d’un échec dans le projet de décoloniser le musée. Selon différentes approches décoloniales, la décolonisation d’un musée ne consiste pas à effacer les traces de la colonisation, mais plutôt à les mettre en lumière, afin de les analyser et de pouvoir s’en dissocier.

Un deuxième élément indiquant que le musée n’est pas parvenu à organiser une réelle décolonisation de son institution, réside dans l’échec de la collaboration avec le Comraf (Comité de concertation du musée avec les associations africaines). La décolonisation d’une institution muséale implique tant un regard critique sur l’héritage colonial de ses collections, qu’un regard réflexif sur son fonctionnement interne. Concernant ce dernier aspect, il peut être établi que la collaboration avec le Comraf n’est pas parvenue, d’une part, à un dialogue constructif et inclusif et, d’autre part, à donner une place légitime, au sein du musée, aux membres du Comraf, une place qui soit à la hauteur de leurs attentes. Plusieurs explications peuvent éclairer le dysfonctionnement de cette collaboration, mais retenons surtout que la déhiérarchisation des voix autour de l’histoire coloniale est un prérequis pour tout dialogue constructif devant permettre la décolonisation du musée.

Pour de nombreuses personnes, la réorganisation du musée n’est pas satisfaisante, mais retenons que si pour certains cela s’explique par la décolonisation du musée, pour d’autres la déception repose dans l’absence de décolonisation du musée malgré le souhait affiché.

Comment est-ce possible que selon certains, le musée ait été trop décolonisé et que pour d’autres il ne l’ait pas été (suffisamment) ?

Certainement, le problème réside dans la définition même qu’on attribue à la démarche décoloniale.

D’un point de vue théorique, on remarquera que la démarche décoloniale en Belgique est largement inspirée des Postcolonial Studies et des Decolonial Studies. Zarka Yves Charles écrit à propos des Postcolonial Studies : « Il s’agit d’une véritable lame de fond qui a accompagné et suivi la décolonisation, et s’est exprimée sous la forme d’un retour sur la colonisation, sa signification et ses conséquences, mais aussi sur les formes nouvelles de sa persistance aujourd’hui à travers l’économie (mondialisation), la politique (importation de modèles institutionnels et nouveaux registres d’influence), la culture (dénigrement des cultures considérées comme primitives ou inférieures), les langues (partage de l’Afrique en francophone et anglophone), les sciences sociales (application de paradigmes occidentaux aux sociétés anciennement colonisées [1.Z. Y. Charles, « Le postcolonialisme ou le crime inexpiable de l’Occident », Cités, 2017/4 (N° 72), pp. 3-8. DOI : 10.3917/cite.072.0003.] »

La volonté de décoloniser la société est indéniablement liée à la persistance d’un héritage colonial que les Postcolonial Studies s’attachent à étudier et qui n’est plus en cohérence avec les discours de notre société contemporaine prônant la démocratie et l’égalité. Parallèlement aux Postcolonial Studies, il existe également les Decolonial Studies. Ces dernières se concentrent prioritairement sur des « analyses économiques, sociologiques et historiques avec des développements philosophiques[2.C. Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, 62, 2009.]» alors que les premières s’intéressent plus particulièrement aux discours et représentations.

Dans le contexte belge, il faut comprendre par « décolonial » l’analyse, la déconstruction et la dénonciation des représentations et pratiques issues de la colonisation dans l’objectif d’autonomiser des régions soumises au néo-colonialisme et de lutter contre les discriminations présentes notamment dans les pays occidentaux. En d’autres termes, l’objectif est de déconstruire les rapports de dominations matériels et symboliques issus de la colonisation et encore présents tant dans les anciennes colonies que dans les anciennes sociétés coloniales et entre celles-ci.

Selon Sarah Van Beurden, « l’histoire des débats sur le patrimoine culturel révèle aussi les liens entre une interprétation économique du processus de décolonisation présenté comme une bataille pour la restitution des ressources économiques, une vision de la décolonisation comme une lutte culturelle sur les symboles d’un passé, et une interprétation du processus comme une lutte politique pour la souveraineté culturelle. [3.« The history of debates over cultural heritage will also reveal the connections between an economic interpretation of the process of decolonization as a battle for the restitution of economic resources, a view of decolonization as a cultural struggle over the symbols of a past, and an interpretation of the process as a political struggle for cultural sovereignty. » (Traduction personnelle) Sarah Van Beurden, The art of (re)possession: Heritage and the cultural politics of Congo’s decolonization, The journal of african history, 56, 2015, p. 145.] »

Par conséquent l’histoire du débat sur la restitution est intrinsèquement liée au processus de décolonisation dans une perspective économique, culturelle et politique. Il est essentiel d’appréhender ce concept pour comprendre les différents enjeux présents dans le débat sur la restitution et l’analyse du rapport Sarr-Savoy qui sera l’objet du point suivant.

Le rapport Sarr-Savoy et le travail de restitution

De son côté, le rapport Sarr-Savoy est intitulé Restituer le Patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle[4.F. Sarr & B. Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, 2018.]. Il a été écrit par deux scientifiques ayant deux perspectives différentes, l’une africaine, l’autre européenne, qui se rejoignent dans le désir de trouver une voie la plus éthique possible pour traiter de la question de la restitution. Le terme « éthique » a peut-être créé de nombreuses incompréhensions parce qu’il arrive – comme le terme décolonial – qu’on lui prête des significations différentes. Sans rentrer dans une discussion sur les différentes définitions du terme « éthique », il nous semble pertinent de comprendre ce terme comme une posture cherchant le juste et non le bien. En cela, l’éthique se distingue de la morale qui varie en fonction des sociétés. L’éthique au contraire, n’est pas dépendante de règles préétablies, mais plutôt une posture inclusive permettant la prise en compte des différentes morales, sensibilités et expériences.

Par conséquent, le rapport Sarr-Savoy s’inscrit dans une volonté de trouver un terrain d’entente pour résoudre la question de la restitution. Dans le souhait d’être éthique et inclusif, le rapport promeut de mettre la voix des différentes parties – entendez celle détentrice du patrimoine et celle demandeuse du retour du patrimoine – à la même hauteur. Il s’agit d’une démarche de médiation : pour qu’un compromis soit satisfaisant pour chacune des parties, il faut qu’elles soient entendues et prises en compte. Si l’une des parties fait jouer un rapport de force, le compromis ne pourra être pérenne. Cette façon d’aborder la question n’est absolument pas particulière au rapport Sarr-Savoy. Citons par exemple Louis-Jacques Rollet-Andriane, en 1979, qui évoque de nombreux cas de restitutions en soulignant leur objectif : « Le désir de conclure une paix durable, définitive, honorable, basée sur l’entente réciproque[5.Selon les termes du traité de Riga signé en 1921. Société des Nations, Recueil des traités, vol. 6, n°1, 1921, pp. 122-160, cité dans L.-J. Rollet-Andriane, « Les précédents », in Retour et restitution de biens culturels, Museum, Vol XXXI, n° 1, 1979, p. 7.]».

Parallèlement à ce souhait de trouver une solution basée sur l’entente réciproque, il y a également, à travers la notion « d’éthique » le souhait de réparer les injustices qui ont été faites dans l’histoire et dont les conséquences se font encore ressentir. De nouveau, le rapport Sarr-Savoy n’est absolument pas l’unique voix à défendre cette volonté de réparer. Parmi d’autres, nous retrouvons en Belgique le Mrac qui dans sa Politique de restitution déclare qu’il faut prioriser la restitution « des collections d’une grande valeur symbolique, ou provenant de pillages ou de vols, et [le] retour de restes humains[6.Art. 7. Mrac, Politique de restitution approuvé le 31 janvier 2020. Dernière consultation le 3 décembre 2020.]. » Cette volonté de réparer est également reprise dans le rapport du Raad voor Cultuur qui a été commandé aux Pays-Bas par la ministre de la Culture et rendu public début octobre 2020. Le terme injustice (onrecht ou onrechtmachtig) apparait 46 fois et se trouve dans le titre même du rapport : Koloniale Collecties en Erkenning van Onrecht (Les collections coloniales et la reconnaissance de l’injustice)[7.Raad voor Cultuur, Advies Koloniale Collecties en Erkenning van Onrecht, Rapport commandé par la ministre de l’éducation, de la culture et de la science, Ingrid van Engelshoven, 2020.]. Selon ce rapport, la volonté de réparer l’injustice doit servir de point de départ dans le traitement des collections coloniales et il est recommandé de « faire attention à une répétition néocoloniale du passé, dans laquelle ses propres opinions, sentiments normes et valeurs servent de cadre principal pour guider ses actions[8.Ibid., p. 6.]. » Sur ces deux points (l’écoute de l’autre et la volonté de réparer) le rapport du Raad van Cultuur rejoint le rapport Sarr-Savoy.

Par conséquent, le rapport rendu à Emmanuel Macron en novembre 2018 n’est ni radical, ni réducteur, ni simplificateur. Il s’inscrit dans une série de textes internationaux portant sur l’accès à la culture (Faro, 2005), le droit que les peuples autochtones et les communautés culturelles devraient exercer sur leur culture (Déclaration de l’ONU, 2005 ; Déclaration de Mexico, 1982) et la lutte contre le trafic illicite (Convention Unesco, 1970)[9.Respectivement : Conseil de l’Europe, Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, Faro, Série des Traités du Conseil de l’Europe, n° 199, 2005. Nations Unies, Déclaration des droits des peuples autochtones, adoptée par l’Assemblée générale le 13 septembre 2007, art. 12 et 28. Unesco, Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982, art. 9 Unesco, Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, 1970.]. La déclaration de Fribourg, la résolution de l’ONU sur le « Retour ou restitution de biens culturels à leur pays d’origine » et les différents travaux de l’Icom rappellent aussi la nécessité des restitutions[10. La Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 1993, adoptée à Fribourg le 7 mai 2007, art. 2, dernière consultation le 18 juillet 2020. Nations Unies, « Retour ou restitution de biens culturels à leur pays d’origine », Résolution adoptée par l’Assemblée générale, 13 décembre 2018, A/RES/73/130. Code de déontologie de l’Icom pour les musées, 2017.].

Il est possible que les nombreuses critiques faites au rapport Sarr-Savoy soient proportionnellement liées à la peur que ce dernier a engendrée. En effet, les conventions internationales, dont certaines vont plus loin que le rapport français, n’ont pas été la cible de pareilles attaques. Cela probablement parce qu’elles ne sont généralement pas rétroactives, qu’elles ne sont pas toujours ratifiées par les États et surtout parce qu’elles ne sont pas contraignantes. Si les reproches faits au rapport Sarr-Savoy sont multiples, celle qui fait l’unanimité parmi ses détracteurs concerne les critères de restituabilité, c’est-à-dire les critères rentrant en compte dans la réponse à donner à une demande de restitution. Ces critères peuvent être listés et représentés comme sur cette illustration. (Cliquer sur celle-ci pour l’agrandir.)

Critères de restitution selon le rapport Sarr-Savoy
copyright : Y. Zian

Ainsi le rapport recommande de répondre favorablement à des demandes de restitution d’objets qui auraient été acquis lors d’un prêt, dans un contexte militaire, lors de missions scientifiques, par des agents coloniaux, ou lors de transaction, mais dont le consentement du propriétaire d’origine n’est pas prouvable et de dons hors contexte colonial.

Au cours de notre mission pour l’Académie royale de Belgique dans le but de rédiger un rapport pour la Fédération Wallonie Bruxelles, nous avons constaté que la grande majorité des personnes travaillant dans les musées belges concernés par le débat sur la restitution des patrimoines culturels extra-européens, trouvait ces critères de restituabilité trop radicaux, la recherche de provenance[11.La recherche de provenance permet de répondre aux questions : « D’où vient l’objet ? Qui l’a détenu et à qui a-t-il appartenu ? Quand et dans quelles conditions a-t-il changé de propriétaire ? » cité dans Deutscher Museumsbund, Guide consacré aux collections muséales…, op. cit., 2e version, p. 101.] étant dans la grande majorité des cas infructueuse. Aussi, le rapport hollandais du Raad van Cultuur déclare que ce renversement de la charge de la preuve n’est pas souhaitable. Soulignons que ce dernier et le rapport allemand du Deutscher Museumsbund sur le traitement des collections issues du contexte colonial déclarent que si un objet a été acquis dans des conditions qui seraient jugées contraires à nos valeurs contemporaines, il faudrait le rendre[12.« Si les circonstances de l’acquisition nous semblent aujourd’hui constitutives d’une “injustice” inacceptable » DMB, Guide consacré aux collections muséales… op. cit., p. 162.].

Autour de la « pensée décoloniale »

Il nous semble préférable de parler d’une approche décoloniale plutôt que d’une pensée décoloniale. Comme nous l’avons déjà mentionné, il existe les Postcolonial Studies et les Decolonial Studies qui inspirent de manière très variée les académiques. Ces deux courants ne peuvent être résumés à une pensée, ils représentent plutôt des champs d’analyse qui visent à observer et à déconstruire l’héritage colonial et ses conséquences sur nos sociétés contemporaines. En cela, il ne faudrait réduire les approches décoloniales ni à celle du Mrac, ni à celle du rapport Sarr-Savoy. Nous l’avons vu, nous ne pouvons accorder le qualificatif de « décoloniale » à la démarche du Mrac et s’il est vrai que le rapport Sarr-Savoy a choisi de prioriser pour ses critères de restituabilité, les modes d’acquisition, cela ne le rend pas représentatif des multiples démarches décoloniales en présence tant dans les anciennes métropoles coloniales que dans les pays qui ont été colonisés.

N’oublions pas également que l’écriture de recommandations nécessite de prioriser les critères de restituabilité. On ne peut pas dire que le critère « mode d’acquisition » serait plus neutre que celui de la « valeur particulière de l’objet pour la communauté d’origine » ou serait plus subjectif que le critère visant « à compléter les collections d’un musée du pays d’origine ». Ce sont des critères différents et tous les rapports s’accordent sur leur prise en compte dans la réflexion. Écrire des recommandations sans prioriser les critères, reviendrait à ne pas remplir le cadre de la mission donnée par le président français, Emmanuel Macron.

Par conséquent, il importe de décortiquer le raisonnement selon lequel, la « pensée décoloniale » serait réductrice et simplificatrice parce qu’elle ne ferait intervenir qu’une lecture unique de la colonisation. En effet, ce n’est pas parce que les auteurs et autrices du rapport Sarr-Savoy, du rapport hollandais et du rapport allemand mettent en avant l’importance du contexte d’acquisition pour développer leur réflexion sur la restitution, qu’ils ne prennent pas en compte les différentes formes d’hybridation, d’échanges et de productions artistiques qui ont eu lieu pendant la colonisation.

En introduisant l’idée que la vie des objets en Europe leur a donnés une nouvelle identité, certains déclarent que la restitution n’est pas une réponse adéquate à la situation actuelle (entendez que la majorité des patrimoines culturels africains se trouvent à l’extérieur du continent africain). Par conséquent, à travers l’appropriation de la culture du colonisé, l’identité que ce dernier avait attribuée à un objet est mise en concurrence par celle attribuée par le colonisateur. De plus, cette concurrence des identités permet de justifier l’opposition à la restitution. Autrement dit, on annule la perspective de l’autre en la relativisant avec la nôtre. On peut se demander, très naturellement, puisque toutes les identités se valent, à qui le rendre finalement ? En suivant cette logique, rien n’est rendu et cette mise à égalité subtile des identités permet au détenteur, ex-colonisateur, de garder dans ses musées les œuvres qu’il s’est appropriées. Présenter de cette façon l’hybridation des objets et considérer qu’il n’y a pas de propriétaires légitimes, c’est de toute évidence favoriser le statu quo qui est en faveur de l’ex-colonisateur.

Cela étant dit, l’argument selon lequel la colonisation a été accompagnée de phénomènes positifs nous semble bien plus problématique. Que des évènements et changements aient eu lieu pendant la période coloniale ne rend pas la colonisation moins critiquable. Je citerai alors Guido Gryseels, directeur du Mrac, qui rappelait les paroles d’un de ces collègues disant en substance : « Ce n’est pas parce que le bébé né d’un viol est magnifique, qu’il ne reste pas moins le produit d’un crime »[13.Questions-réponses avec Guido-Gryseels lors de la Journée d’étude sur la question de la restitution des biens culturels – « Le Rapport Savoy-Sarr, un modèle pour la Belgique ? », Académie royale de Belgique, 24 janvier 2020.].

La posture visant à relativiser les crimes coloniaux permet un glissement dans le raisonnement : ainsi, ceux qui condamnent la colonisation et sont en faveur d’une réparation, diffuseraient une interprétation tronquée de l’histoire. Or nous sommes effectivement sur des niveaux différents : la réparation concerne les crimes, quel que soit le contexte dans lequel ils ont eu lieu.

En ce sens, il s’agit de séparer 1) la colonisation comme démarche impérialiste et d’exploitation, 2) les phénomènes globaux (économique, politique, social et culturel) qu’elle a entrainés et 3) les parcours individuels. Comme dans tous les champs d’études, en fonction de l’objet de recherche, le niveau d’analyse différera. Dans le cadre de la restitution des patrimoines culturels, il me semble que le niveau local (la désappropriation) inscrit dans le niveau global (collectes à grande échelle et par toutes les puissances coloniales) est le plus pertinent pour recommander une politique de restitution.

Finalement, nous souhaiterions conclure sur une réflexion plus générale qui apparait dans les débats sur la restitution. Souvent les postures hostiles à la restitution tendent à utiliser d’autres termes, tels que « circulation » ou encore « cession ». En usant de ces termes-là, elle tente de remettre en question le caractère illégitime de l’acquisition de certains patrimoines culturels. Mais pourquoi est-il si difficile d’admettre cette illégitimité ? Cette reconnaissance entrainerait-elle réellement une vision simplificatrice de la colonisation ? Pourtant ces exactions, celles qui entourent une partie considérable des acquisitions, sont un fait. Les reconnaitre ne signifie pas que d’autres phénomènes pendant la période coloniale n’ont pas eu lieu. Et temps qu’il n’y aura pas de reconnaissance de ces exactions, aucune collaboration digne de ce nom n’est possible : pour un processus pérenne, il faut passer par la reconnaissance, la réparation et finalement la réconciliation. Sans ces étapes, le dialogue (qu’il porte sur la restitution ou sur un autre contentieux) n’est pas réalisable.