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Perpectives syndicales pour le système éducatif à Bruxelles

Niveau d’éducation, hausse démographique, disparition de l’industrie manufacturière, mixité sociale… Les défis de l’école à Bruxelles sont légion. Pour les relever, plusieurs pistes, dont la revalorisation du statut des enseignants et l’allongement de la durée du tron commun ne sont pas les moindre. Et puis, au niveau institutionnel, la mais en place d’une solidarité interrégionale.

À Bruxelles, les deux premières législatures régionales (de 1989 à 1999) se sont attelées prioritairement à la réhabilitation et à la restructuration du tissu urbain, après des décennies de laisser-faire immobilier particulièrement dévastatrices. Durant cette première période, la politique régionale est marquée par l’adoption d’un Plan régional de développement (PRD) et par la mise en œuvre d’une politique de revitalisation des quartiers. Au cours des deux législatures suivantes (de 1999 à 2009), les Bruxellois ont tenté de prendre en main leur destin économique et social. Durant cette seconde période, la politique régionale est d’abord marquée par le Pacte social pour l’emploi des Bruxellois (2002), puis par le Contrat pour l’économie et l’emploi (C2E, 2005) et, plus récemment, certes de manière programmatique, par un Plan de développement international de la Ville-Région (PDI, 2008). Aujourd’hui, un assez large consensus semble se faire jour pour considérer que – paradoxalement sans doute – le principal défi de la Région de Bruxelles-Capitale au cours de la législature 2009-2013 sera celui de l’enseignement et de la formation. C’est que, au cours des deux dernières décennies, le système éducatif et de formation francophone a clairement montré ses limites face aux défis bruxellois de l’intégration de l’immigration ouvrière et de sa nécessaire reconversion dans une économie de services. De prime abord, la perspective d’une régionalisation de l’enseignement peut apparaître comme une opportunité à saisir pour les Bruxellois, désireux de mieux maîtriser ce levier désormais essentiel du développement social de la ville. Cependant, les propositions de régionalisation de l’enseignement doivent être envisagées dans une réflexion plus large, portant sur le devenir économique et social global de la 3e Région du pays.

Trois points de rupture

Dans le débat institutionnel aujourd’hui en cours, apparaissent trois points de ruptures, dont la mise en œuvre serait totalement inacceptable pour les travailleurs bruxellois : 1. Le démantèlement des solidarités interpersonnelles Notre système de sécurité sociale doit rester indivisible et maintenir les solidarités interpersonnelles entre tous les travailleurs du pays. Le monde du travail a déjà clairement manifesté son opposition à toute forme de régionalisation de la Sécurité sociale et des relations collectives du travail. Il ne changera pas d’avis… 2. Le repli bruxellois Certaines propositions de transfert de compétences communautaires à la Région bruxelloise reposent clairement sur un repli identitaire élitiste, offrant peu de prises aux solidarités du monde du travail et aux enjeux économiques et sociaux du plus grand bassin d’emplois du pays. Il n’est certainement pas envisageable de transformer les droits culturels en «droits du sol», ne reposant plus sur un choix individuel : le droit de se former, de s’éduquer, de se divertir, en français ou en néerlandais, que l’on soit Wallon, Flamand ou Bruxellois… 3. Régionaliser pour mieux… libéraliser ? Troisième écueil : l’exigence de réformer l’État pourrait fort bien n’être qu’un moyen pour développer une politique néolibérale hypertrophiée, supprimant les «entraves» (les protections sociales) pour libérer le marché, diminuer les dépenses publiques, la fiscalité, les cotisations sociales (autant de «charges» pour les entreprises), de manière à doper la compétitivité. Dans un tel scénario, le séparatisme ne serait pas l’agenda caché de la réforme projetée de l’État, mais bien le démantèlement de l’État social… À noter encore : le transfert aux Régions des compétences fédérales liées au travail (Sécurité sociale, conventions collectives, formation des salaires…) aurait des conséquences particulièrement désastreuses pour les travailleurs bruxellois, qu’ils soient domiciliés à Bruxelles, en Flandre ou en Wallonie. La voie serait ainsi grande ouverte au «laisser-faire» et à la libéralisation totale des relations de travail, en raison : — de l’absence d’une véritable tradition de dialogue économique et social à Bruxelles, en comparaison de la Flandre ou de la Wallonie ; — de la grande ouverture sur l’extérieur du marché du travail bruxellois, avec une mobilité interrégionale importante, ce qui favorise le dumping social et fiscal, sous prétexte de concurrence interrégionale et de simplification administrative ; — de la rupture des liens de solidarité interprofessionnelle entre les secteurs «de services», qui occupent essentiellement des Bruxellois peu qualifiés, à bas revenus et dotés de statuts de plus en plus précaires, et les secteurs «d’affaires», à hauts revenus, occupant des travailleurs qualifiés, essentiellement non bruxellois.

Les défis bruxellois de l’école

Plus une personne est éduquée, plus elle aura de chances de trouver un emploi. Mais une population formée est aussi et surtout un gage de prospérité, de développement économique et social, d’émancipation culturelle. C’est dans cette optique qu’un enseignement de qualité, offrant à chacun les mêmes chances de réussite, est primordial pour Bruxelles. Or, force est de constater aujourd’hui que, faute de moyens adéquats, l’enseignement francophone, qui a en charge la plus grande part des jeunes Bruxellois, est mis en échec face à l’ampleur de ses missions éducatives. Pour autant, il ne faudrait pas reporter sur l’école la responsabilité de l’écart grandissant entre le niveau de formation des travailleurs sans emploi et les exigences de qualification des entreprises, qui expliquent pour partie le chômage bruxellois : malgré les importants défis que l’école doit relever à Bruxelles, le niveau d’éducation des Bruxellois a encore fortement progressé, au cours des dix dernières années. Il ne serait d’ailleurs pas raisonnable d’attendre de l’école qu’elle transforme, en une ou deux générations, tous les enfants d’ouvriers en cadres supérieurs ! Et quand bien même elle y arrive pour certains, les jeunes issus de familles immigrées n’en demeurent pas moins, par ailleurs, clairement victimes de nombreuses discriminations à l’embauche. La démographie bruxelloise constitue le second défi. Bruxelles croît en nombre d’habitants et surtout se rajeunit. La population bruxelloise pourrait s’accroître de 30% d’ici 2050 P. Deboosere, T. Eggerickx, E. Van Hecke et B. Wayens, «La population bruxelloise : un éclairage démographique», note de synthèse n°3, États généraux de Bruxelles, Brussels Studies (www.etatsgenerauxdebruxelles.be). Cette tendance très positive en termes de dynamique urbaine se traduit très concrètement par une augmentation de la population scolaire. Les établissements scolaires bruxellois risquent ainsi d’être confrontés à des problèmes de capacité d’accueil, ne fusse qu’en termes de locaux. À cela s’ajoute ce problème récurent de pénurie d’enseignants. En outre, l’école doit faire face à Bruxelles à l’émergence de nouveaux phénomènes particulièrement inquiétants. Tout d’abord, la presque complète disparition de l’industrie manufacturière à Bruxelles a laissé place à une économie essentiellement de services. En plein essor à Bruxelles, nombre de ces secteurs de l’économie urbaine occupent de manière intensive de la main-d’œuvre locale : le commerce de proximité, l’horeca, le nettoyage, le gardiennage, les industries du spectacle, les services aux personnes… Les exigences de qualification portent davantage sur la maîtrise de compétences générales et au savoir être qui sont nécessaires pour les relations avec la clientèle, que sur des dispositions purement techniques et manuelles. Cela a une double conséquence sur le système éducatif : une absence de débouchés pour les enseignements qualifiants, à l’exception de certaines filières techniques très sélectives et méritocratiques ; et une dévalorisation de l’enseignement général qui devient en quelque sorte la filière qualifiante de masse de l’économie de service, à l’exception évidemment des quelques établissements élitistes et méritocratiques qui préparent aux masters. Par ailleurs, comme toute grande ville, Bruxelles connaît une très forte concentration et dualisation de l’offre d’enseignements créant un véritable marché scolaire et mettant les réseaux et les établissements en concurrence. Enfin, une partie importante de la population bruxelloise a manifestement adopté des stratégies de distinction sociale et refuse la mixité sociale, comme en atteste l’opposition hystérique de nombres familles au décret mixité. Lorsqu’elles sont confrontées à des échecs d’apprentissage, qui ont été mal remédiées, beaucoup persistent dans cet enseignement général, perçu comme la seule planche de salut social.

Les politiques croisées

Au début de l’année 2008, le gouvernement régional bruxellois et les interlocuteurs sociaux, réunis au sein du Comité bruxellois de concertation économique et sociale (CBCES), ont adopté un Plan d’action pour les jeunes. Plusieurs mesures portent spécifiquement sur les contributions de la Région de Bruxelles-Capitale aux politiques d’enseignement des Communautés française et flamande, en vue de lutter contre la dualisation scolaire à Bruxelles : — le développement des conventions de premiers emploi de type II (pour les bénéficiaires de l’enseignement en alternance), via un accord-cadre à conclure entre le gouvernement et les interlocuteurs sociaux bruxellois, avec un objectif de tendre vers une croissance de 10% par an ; — le renforcement du projet JEEP de sensibilisation des élèves de l’enseignement secondaire, en fin d’obligation scolaire, aux réalités du monde de l’emploi ; — le renforcement du soutien régional aux établissements d’enseignement et de formation en alternance pour l’accompagnement des stagiaires, avec l’objectif d’un réel suivi qualitatif des stagiaires ; — la création de nouvelles places de stagiaires en alternance dans les organismes régionaux d’intérêt public ; — la décision de lancer un nouvel appel à projets, en 2008, visant à revaloriser l’équipement des écoles techniques et professionnelles ; — la création et le développement de centres de référence professionnelle dans plusieurs secteurs professionnels bruxellois (fabrications métalliques, technologies de l’information et de la communication, logistique, construction, Horeca) ; — la mise sur pied de partenariats spécifiques, notamment avec l’enseignement de promotion sociale, visant à apporter une réponse adaptée pour les chercheurs d’emploi qui n’obtiennent pas le minimum requis pour l’accès au bénéfice des chèques-langue. En outre, à la demande express de la FGTB de Bruxelles, une Conférence régionale relative aux synergies entre l’emploi, la formation et l’enseignement devrait réunir, d’ici la fin de la législature, l’ensemble des ministres concernés, et associer les interlocuteurs sociaux bruxellois. Cette conférence devra notamment aborder : — les mesures de sauvetage de l’enseignement dans les écoles en difficulté, qui ne sont plus en mesure de transmettre les compétences de base, notamment dans le cadre de l’apprentissage de la maîtrise de la langue de l’enseignement et de la seconde langue nationale ; — la mise en place d’un interface opérationnel emploi-formation-enseignement ; — l’accès des élèves et des chercheurs d’emploi en fin de formation à des stages qualifiants en entreprise ; — le refinancement structurel du système de formation, en ce compris des engagements précis des Fonds sectoriels.

Volontarisme et pragmatisme

Pour que l’enseignement puisse devenir, à Bruxelles, un puissant facteur de promotion économique et sociale des travailleurs, de réduction des inégalités entre les individus et de la participation de tous et toutes dans la vie active, il convient certainement de privilégier les principales mesures proposées par la FGTB en 2005 lors des discussions du Contrat pour l’école C’est sur base de ces revendications que la FGTB a participé, en 2005, aux discussions du Contrat pour l’école du gouvernement de la Communauté française. Plusieurs d’entre elles sont aujourd’hui partiellement mises en œuvre, notamment en matières d’encadrement, dans le cadre du Contrat pour l’école. Elles nécessitent néanmoins d’être davantage appuyées , à savoir Ces mesures ont proposées par la FGTB-Bruxelles, la FGTB wallonne, la CGSP-Enseignement et le Sel-Setcal en février 2005  : 1.Revaloriser le statut des enseignants, c’est-à-dire revoir le contenu de la formation initiale des enseignants ; prévoir pour tous les futurs enseignants une formation supérieure de type long (master) ; renforcer la formation continue ; revaloriser les traitements. 2. Recentrer l’école fondamentale sur les savoirs de base, via notamment : l’amélioration de l’encadrement en maternelle ; une norme de 20 élèves maximum par enseignant ; une remédiation immédiate des difficultés d’apprentissage ; 3. Créer un cursus unique : tous les jeunes suivraient ce cursus («tronc commun») jusqu’à la 3e ou 4e année du secondaire ; un cursus conçu de manière pluridisciplinaire et ouverte, de manière équilibrée : branches intellectuelles, «manuelles» (intelligence de la main), artistiques et physiques ; un encadrement différencié en faveur des écoles en difficulté et des écoles «mixtes» (des moyens supplémentaires) une gratuité effective de l’enseignement ; un renforcement de la maîtrise de la langue de l’enseignement et de l’apprentissage de la seconde langue nationale par un financement approprié 4. Refonder les enseignements qualifiants, avec, pour conditions premières : un rééquipement des établissements d’enseignement technique et professionnel, en partenariat avec les secteurs professionnels ; une orientation positive des élèves vers les enseignements qualifiants, principe auquel s’oppose toute orientation obligatoire ; 5. Promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes dans les processus d’orientation scolaire et l’élaboration des programmes d’enseignement.

Régionaliser ?

Sans refinancement structurel des écoles bruxelloises, celles-ci ne pourront pas faire face à la pression démographique. Les conditions d’apprentissage risquent alors de se dégrader davantage. La décision de prendre ainsi à bras le corps les défis de l’enseignement sera-t-elle compatible avec un maintien de la compétence au niveau des Communautés ? Et, dans ce cas, moyennant quelles politiques croisées avec les Régions ? Comment assurer un meilleur ancrage du système éducatif et de formation dans les dynamiques de développement des Régions ? Aujourd’hui, l’heure doit être clairement au pragmatisme : la compétence «enseignement» doit, demain, être confiée au niveau de pouvoir qui sera le plus à même de l’exercer dans le respect d’un tel ambitieux projet. De ce point de vue, la régionalisation de l’enseignement, qu’il n’est désormais plus possible d’écarter d’un revers de la main, ne saurait constituer un but en soi. Si la régionalisation, totale ou partielle de l’enseignement doit se négocier prochainement, elle ne pourra s’envisager que comme un moyen plus efficace, voir plus efficient, de réaliser les missions de l’enseignement à Bruxelles : c’est-à-dire faire plus, faire mieux et avec plus de moyens. Or on sait bien que la Région de Bruxelles-Capitale est, en nombre d’habitants, nettement plus petite que les deux autres Régions (elle souffre donc d’une masse critique insuffisante) et que la capacité contributive de ses habitants est la plus faible. Ceci pourrait avoir pour conséquence que les pouvoirs publics bruxellois ne seront pas en mesure de supporter seul tous les coûts de son propre système éducatif, qui devrait par ailleurs être assuré dans les deux langues régionales. Pour garantir l’égalité de tous et toutes face à ce droit fondamental garanti par la Constitution, le recours à la solidarité interrégionale sera dès lors indispensable pour assurer : 1. Un financement structurel garantissant pour chaque enfant, à Bruxelles, en Flandre et en Wallonie, les mêmes moyens ; 2. La mutualisation des instruments nécessaires à l’organisation et de la régulation du système éducatif, dont la conception et la mise en œuvre sont particulièrement onéreux ; 3. La mobilité des élèves et des enseignants dans les espaces francophone et flamand du pays, et sans oublier la défense collective du statut des travailleurs de l’enseignement. Il faudra également prendre en compte la situation particulière de l’enseignement flamand à Bruxelles, d’examiner l’intérêt d’une régionalisation pour ses élèves et ses travailleurs, d’y accorder la même attention que du côté francophone, sachant que ce qui est bon pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres et inversement. Quelles que soient les répartitions de compétence entre les différents niveaux de pouvoir, la prochaine législature régionale 2009-2013 devra s’emparer de ce défi majeur pour les Bruxellois et poursuivre, avec les Communautés française et flamande, la réforme de notre système éducatif et de formation. L’essor économique de la Région, qui va fêter ses 20 ans, ne portera pleinement ses fruits que si les Bruxellois bénéficient d’un enseignement leur apportant les connaissances et les compétences suffisantes pour participer activement au développement de la ville, à la fois comme travailleurs mais aussi et surtout comme citoyens. Il va de soi que le monde du travail ne peut permettre que cette réforme de l’école soit instrumentalisée par le marché et la loi du plus fort. Bref, la réforme du système éducatif et de formation constitue un formidable défi pour le monde du travail. Ce n’est qu’une question de volonté !