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Poignée de main et de ordre moral

Se serrer la main pour se saluer, est-ce une loi ? Évidemment non. Une coutume, ou plutôt une convention, qui varie d’un lieu ou d’une génération à l’autre, comme se faire la bise entre personnes de même sexe ou de sexe différent. Pourtant, pour certaines personnalités politiques, refuser de serrer la main qui s’avance vers vous est au mieux la manifestation du « refus de s’intégrer », au pire une véritable déclaration de guerre.

En 2006, un imam a refusé de serrer la main à Rita Verdonck, ministre de l’Intégration aux Pays-Bas. En 2016, une jeune fille musulmane refuse de serrer la main du président de la République allemande, Joachim Gauck, lors de la visite de son école. En Belgique, un travailleur social a été licencié par une commune parce qu’il a refusé de serrer la main de l’échevine. Et un échevin de la même commune a refusé de célébrer un mariage parce que l’épouse refusait de lui serrer la main.
Des situations comme celles-ci sont nombreuses et elles suscitent toujours des polémiques. À la base, on trouve quelque chose de relativement simple mais qui est en fait complexe : comment salue-t-on l’autre et quelle importance sociale apporter aux différents modes de présentation de soi ? Il s’agit ici de ce qu’on pourrait qualifier d’un contact mixte[1.E. Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.] en ce que sont impliqués des individus qui n’ont pas les mêmes pratiques pour saluer un interlocuteur. La personne qui refuse de serrer la main justifie son refus par le respect d’un précepte religieux. Dans ce cas, il s’agit souvent de personnes musulmanes. Toutefois, tous les musulmans n’ont pas nécessairement la même attitude. Dans les situations décrites, une personne veut serrer la main et l’autre préfère faire un signe de la tête, souvent en mettant sa main sur la poitrine. Il est d’ailleurs très intéressant de noter que les médias insistent plus sur le refus de serrer la main que sur la manière alternative de saluer.
La question n’est pas de savoir s’il est vrai ou faux que refuser de serrer la main soit une règle inscrite dans le Coran. La question centrale devient plutôt : pourquoi ce genre de situation soulève-t-il autant d’indignation de la part de certains membres du groupe majoritaire ? Ces situations renvoient aux rites de présentation de soi (le signe de tête, le serrage de la main, les embrassades ou la bise).
Les façons de se saluer sont des conventions qui sont établies de manière intersubjectives et égalitaires entre les parties. Parce qu’il s’agit d’une convention, elle est très variable selon les pays, les cultures, les groupes sociaux et, surtout aujourd’hui, les styles de vie. Bien qu’elles soient des conventions, ces pratiques, qui ne sont pas des normes sociales, peuvent quand même fonctionner comme des règles. Ainsi, traditionnellement, il est attendu en Belgique que les personnes se serrent la main lorsqu’elles se disent bonjour. Le refus de se plier à cet attendu est alors considéré comme la rupture d’une convention, voire la remise en cause d’un ordre social et culturel.
Toutefois, cet attendu est lui-même souvent sujet à variabilité en fonction de la situation et des propriétés des individus en interaction. Dans les espaces sociaux les plus diversifiés, le serrage de la main est le moins fréquent. Par exemple, dans les multinationales et les organisations internationales, cette convention est soumise à des variations dépendant des acteurs en présence. Aux États-Unis et au Canada, les personnes qui ne se connaissent pas ou peu se saluent en faisant un signe de la tête ou en se saluant oralement.
La bise, qui est considérée comme la pratique la plus intime, peut ne pas avoir ce statut dans certains groupes sociaux. La bise se donne parfois entre personnes de sexes différents, parfois entre personnes de même sexe. Dans certaines circonstances, notamment protocolaires, le serrage de la main est interdit. Lorsqu’on rencontre le Roi des Belges, on reçoit une leçon de protocole qui rappelle qu’on ne tend pas la main au Roi. En outre, le serrage de la main est aussi chargé parfois d’un rapport social. Historiquement, tendre la main vers le bas ou vers le haut avait un sens au regard du rapport de pouvoir : le premier est le signe d’une domination alors que le second est un signe de soumission. On aime aussi rapporter que Trump, lorsqu’il serre la main à ses interlocuteurs, tire la main vers lui pour marquer sa supériorité. Enfin, le cadre de l’interaction elle-même peut rendre plus ou moins contraignant le serrage de mains. Dans la relation professionnelle, on peut considérer que le serrage de mains est une obligation de reconnaissance de l’autre alors que, dans la rencontre spontanée de la vie ordinaire, chacune des personnes cherche plus l’attitude la plus respectueuse attendue de l’autre.

Ajustement réciproque

L’accroissement des contacts mixtes dans les sociétés gouvernées par la diversité, et plus généralement l’accroissement de la diversité des styles de vie, conduit nécessairement à une forme de négociation entre les deux parties impliquées dans une interaction, du moins si la relation est considérée comme égalitaire.
Dans l’enquête menée à la Stib[2.A. Rea, « Diversité, adversité et égalité : les relations ethniques à la Stib », in P. Devleeshouwer, M. Sacco, C. Torrekens (éd.), Bruxelles, ville mosaïque. Entre espaces, diversités et politiques, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2015. (La Stib est la société des transports publics à Bruxelles.)], j’avais observé que se serrer la main était très largement diffusé parmi les ouvriers, à tel point que les individus finissent par percevoir cette pratique non comme une convention mais comme une norme sociale. Les rencontres entre les cadres ne conduisent pas aussi systématiquement à se serrer la main. L’accroissement du nombre de femmes dans l’entreprise conduit à instaurer une interrogation sur les conventions établies cherchant l’ajustement réciproque le plus judicieux. Il est souvent admis au sein même de la Stib des différences dans ces conventions parmi les Belgo-Belges, entre francophones et néerlandophones, sans que ceci ne soit une règle générale. Les francophones se serrent plus souvent la main que les néerlandophones. Ils se font la bise plus souvent entre personnes de sexes différents et même entre personnes de même sexe. Ce constat ne donne pas lieu à une interprétation culturelle de cette convention, dans la mesure où la variabilité des comportements n’est pas réductible aux seules caractéristiques culturelles. Ces conventions sont aussi très souvent dictées par les rapports hiérarchiques : un subalterne fait plus rarement la bise à son supérieur. En outre, elles peuvent aussi changer selon les styles de vie des personnes impliquées.

Délinquants culturels

Cependant, il faut bien constater que, derrière le serrage de mains – qui pourrait être qualifié d’un petit fait sans importance –, se loge une pratique qui permet de faire resurgir la polémique de l’intégration. Cet exemple met bien en évidence que l’intégration des immigrés se résume en un seul indicateur : on est intégré quand on est admis. Ce ne sont donc pas les caractéristiques intrinsèques des immigrés ou de leurs descendants qui démontrent l’intégration mais le regard et le jugement du majoritaire/autochtone. Dès lors, si on considère que se serrer la main est une norme ou un trait culturel, déroger à cette pratique conduit celui qui souhaite que cette pratique ait lieu à interpréter le refus de son interlocuteur comme une remise en cause de sa norme, voire une remise en cause de son identité. Dans le même temps, l’attitude de celui qui attend la pratique ordinaire de se serrer la main dénote avant tout un rapport implicite de pouvoir. Il attend de son interlocuteur une conformité, une attitude de soumission. Il n’est pas prêt à négocier avec lui, dans l’interaction, une autre convention qui conviendrait aux deux individus placés en situation d’égalité. Comme lorsqu’une femme refuse de faire la bise ou de serrer la main mais préfère saluer en disant simplement « bonjour ».
Dans de nombreux pays européens, certains en viennent à vouloir faire du serrage de mains non une convention mais une norme sociale, sanctionnée par la loi. Ceci démontre comment des représentants du groupe majoritaire, des entrepreneurs de morale, entendent inférioriser ceux qui ne se soumettent pas à cette pratique, inventant de la sorte une transgression qui permet de renvoyer l’autre dans une position d’outsider. La preuve nous vient de la Suisse où le discours xénophobe est très présent. En avril dernier, deux élèves syriens refusaient de serrer la main de leurs enseignants. Le Conseil cantonal de Basel-Landschaft a décidé que le serrage de la main était obligatoire. La motivation de cette décision démontre la construction d’un nouvel ordre moral pour mieux justifier la mise à l’écart de ces personnes : « L’intérêt public concernant l’égalité entre femme et homme aussi bien que l’intégration de personnes étrangères l’emportent largement sur la liberté de croyance des élèves. » Il n’est pas sûr que cette justification résiste à un recours devant un tribunal, mais elle montre que le serrage de main devient une norme sociale pour mieux construire des « délinquants culturels ».


C’est culturel ou c’est religieux ?

Quand une personne considérée comme musulmane refuse de vous serrer la main – ou, si c’est une femme, de vous faire la bise – est-ce pour des raisons culturelles ou religieuses ? Est-ce la religion qui impose tel ou tel comportement, ou celle-ci vient-elle après coup consacrer une pratique qui ne lui doit rien ?
On laissera la réponse aux anthropologues. Mais, en pratique, quelle différence ? S’il y a une certaine cohérence dans la propension xénophobe à rejeter en bloc toutes les attitudes non conformes aux us et coutumes provisoirement majoritaires, comment justifier qu’on s’accommode des différences (dites) culturelles et qu’on se cabre devant des différences (dites) religieuses ? (Henri Goldman)