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Politique, « revue de débats » ?

En 1997, parmi les ambitions des initiateurs de cette revue, figurait la volonté d’en faire un vrai lieu de rencontres, d’échanges, de confrontations, bref de débat constructif, pour et avec toute la gauche. Quel bilan tirer, 25 ans et 119 numéros plus tard ?

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

Pendant une quinzaine d’années, une réunion du collectif éditorial de la revue chargée du debriefing d’un numéro échappait rarement à l’un des running gags maison de son vieux couple burlesque de permanents[1. Henri Goldman, rédacteur en chef de 1997 à 2020, et moi-même, secrétaire de rédaction depuis 2003.].

– Frustration du rédacteur en chef, à propos d’un dossier dont il ne s’était pas occupé : « C’était un bon dossier, mais il n’y avait pas (assez) de débat, les amis ! »
– Réponse fataliste du secrétaire de rédaction : « Hum, comme souvent dans nos numéros, Henri… »
– Rédacteur en chef, scrupuleux : « Oui mais, dans MES dossiers[2. En général, il en prenait un sur deux en charge.], j’injecte du débat ! On doit le faire systé-ma-ti-que-ment ! »
– Secrétaire de rédaction, doux-amer : « C’est ce qu’on se dit à chaque fois, mais on n’y arrive jamais. (LOL) »

Ah, le débat… Plus facile à dire qu’à faire, hein !?

À vingt ans d’intervalle, les deux textes constitutifs du rôle et du sens de Politique le mentionnent pourtant comme valeur cardinale. En 1997 : « La revue Politique se donne une raison d’existence : être un lieu de réflexion critique et de confrontation collective (…) Politiques et intellectuels, syndicalistes et associatifs, gestionnaires ou alternatifs, femmes et hommes de terrain ou de laboratoire : Politique veut être le terrain de leur rencontre (…) Politique sera donc un instrument de débat et de réflexion politique[3. « Manifeste », Politique, n°1, avril-mai 1997.]. » En 2017 : « Le principal carburant de la démocratie, c’est le débat, la confrontation et l’hybridation des idées. Débat à promouvoir dans la société et, prioritairement pour ce qui concerne cette revue, au sein de la gauche, dont toutes les composantes doivent s’y sentir respectées[4. « Printemps 2017 : les balises », Politique, n°100, mai 2017, en ligne.]. »

Voilà qui est assez clair : « Du débat à tous les étages, messieurs, dames ! »

Oui mais… et dans les faits ?

Avant de confronter cette vocation obsessionnelle au télescopage des arguments à la réalité des dossiers, rubriques et autres entretiens publiés, un éclaircissement s’impose.

Rhétorique versus putaclic

Débattre, c’est bien beau, mais comment on fait au juste ? Réponse de la revue : Sûrement pas comme les autres ! Ou plutôt, certains autres. Henri Goldman, cofondateur : « On [la revue] considère effectivement qu’une des conditions sociétales d’une politique efficace, utile, transparente, c’est d’avoir un débat de qualité (…) et on essaie, disons, de donner la porte d’entrée politique des phénomènes de société et de mettre en débat, c’est-à-dire chaque fois de repérer quelles sont les diverses options et de les confronter (…) [Dans les émissions de débats audiovisuelles], il y a quelque chose qui me frappe tout le temps, c’est à quel point la langue de bois est développée, à quel point les gens s’évitent, à quel point on évite d’avoir un véritable débat qui consiste à dire : Mettons-nous d’accord sur notre désaccord, et puis discutons de ce désaccord. En général, les gens essaient de faire une caricature de la position de l’autre dans laquelle l’autre ne se reconnaît pas et on [la revue] essaie même de développer quelques techniques pour ça, pour que les gens ne puissent pas s’éviter, pour que vraiment l’enjeu du débat soit mis sur la table, et puis les gens argumentent; et puis ce n’est pas à nous de penser à la place des lecteurs, si on a réussi notre coup, peut-être que les lecteurs pourront se faire une opinion plus informée par le fait brut mais aussi des arguments échangés[5. Politique, « ABCdaire », entretien réalisé par André Goldlberg, août 2009, en ligne.]. »

En 1997, les joutes audiovisuelles (notamment celles, institutionnalisées, du dimanche midi en télévision), valorisation caricaturale des postures, idées raccourcies, propos péremptoires et autres invectives, servaient donc de repoussoirs aux revueistes de Politique, débatteurs nobles tendance Habermas[6. Jürgen Habermas (1929), théoricien allemand, défenseur de la délibération rationnelle comme moteur de l’action publique.]. Depuis, l’émergence des médias sociaux, et avec eux l’approfondissement de l’éthique putaclic, a plutôt renforcé cette détestation au sein de la revue.

A contrario de ce bruit – pollution ? – médiatique, il s’agissait donc de créer un lieu qui chérisse l’écoute (de l’autre), l’échange (avec l’autre), voire donc l’« hybridation » des positions (de gauche), produit dialectique au service d’un idéal démocratique. Voilà en tout cas pour la théorie…

Peut mieux faire

En 2007, pour ses 10 ans, Politique s’est offert un regard rétrospectif, histoire de mesurer ses ambitions
initiales à l’aune de ses 49 premiers numéros. Sous la plume d’un jeune intellectuel extérieur au collectif éditorial de l’époque, s’y trouvaient bien résumées quelques applications concrètes de cette vision dialogique du débat : « Comment faire pour qu’il y ait rencontre, débat et, le cas échéant, convergences plutôt que lotissement ? (…) La réponse à ces questions est de nature technique : elle tient dans la capacité à mettre en œuvre des formes de débats qui court-circuitent la langue de bois et empêchent aux débatteurs de se complaire dans des postures figées. Ainsi, une des formes les plus couramment adoptées consiste-t-elle à demander aux protagonistes de s’adresser une carte blanche avant de procéder à un face à face, ou encore de s’échanger une série de courriers/courriels, chacun ayant droit à un nombre donné de signes pour répondre à une position argumentée, tout en argumentant la sienne (on imagine, tout en le regrettant, que c’est le caractère astreignant de ce type d’exercices qui a provoqué sa raréfaction dans les derniers numéros). Autre technique utilisée, celle qu’on appellera “ABC”, et qui consiste à diviser un texte initial en différentes parties, identifiées par des lettres, et à demander à des commentateurs/contradicteurs de répondre à chacune de ces parties : une méthode qui permet de compenser en clarté et pédagogie des enjeux ce qu’elle a de rigoriste[7. La formule du texte commenté était déjà utilisée par les Cahiers de Grif (1973), revue féministe belge. Voir l’article de N. Plateau dans ce numéro.]. »

Et de conclure : « C’est, me semble-t-il, grâce à ces techniques et quelques autres que Politique a le plus innové dans le monde des revues, et c’est sans doute en travaillant à leur renouvellement qu’elle pourra continuer à apporter une contribution originale au débat public[8. E. Szoc, « Dix ans de Politique ou l’art de l’équilibriste en tension », Politique, n°50, juillet 2007.] » Bilan de l’élève Politique : globalement positif. Qu’en est-il aujourd’hui, 15 ans et 70 numéros plus tard ?

Si nous n’avons pas procédé à une relecture minutieuse de chacun de ces numéros, une recension thématique dégage néanmoins une certaine évidence : les espaces de confrontation d’idées comme ces techniques spécifiques de débats se sont considérablement raréfiées avec le temps. Il suffit d’abord de comparer les sommaires des dix premiers numéros avec ceux des suivants pour s’apercevoir de l’amenuisement des pages de discussions : les premières années, on trouvait entre 3 et 5 débats par numéro ; par la suite, la revue a accueilli, en moyenne, seulement 2 débats par numéro. Souvent, ces espaces consistent à additionner des points de vue différents, sans réel échange entre leurs auteur·es donc. (Depuis 2017 et la formule actuelle, l’apparition de la rubrique « Conversation » a permis de légèrement redresser la barre). On peut ensuite recenser les techniques de débat pour s’en convaincre (quasi définitivement ?) : sur 118 numéros, une bonne dizaine de rubriques « courriels »/salves, un peu moins d’une dizaine de rubriques « ABC », et seulement quelques formules « carte blanche »… On est donc à une distance certaine des ambitions de départ.

David contre Goliath

Le débat : plus facile à dire qu’à faire donc ! Hé oui. Et pour cause… Tentons quelques hypothèses. À ce manque, on pourrait bien entendu chercher – et probablement trouver beaucoup – des explications contextuelles propres à la société (francophone) belge. On pense par exemple au cadenassage du paysage politique[9. J.-B. Pilet et P. Meier, « Un système saturé », Politique, n° 105, septembre 2018.] qui freine l’émergence durable de nouveaux partis (et donc d’idées neuves ou simplement différentes de celles des grandes familles politiques[10. Phénomène qui pouvait avoir un effet direct sur la revue qui choisissait souvent ses intervenant·es en fonction de leur représentativité dans la société.]), au manque de pluralisme du secteur médiatique[11. Au niveau économique, la Belgique est marquée par une forte concentration de ses groupes de presse. Sur le plan idéologique, la Belgique francophone ne compte plus de quotidien de gauche depuis plus de 20 ans (Le Matin, 2001).], ou encore à la proximité de la société civile avec le pouvoir[12. C. Van Wynsberghe, « Un fourre-tout de créations citoyennes autonomes ? », Politique, n° 110, décembre 2019.]. Mais, et puisque que cela intéresse plus particulièrement cette revue, on pense aussi et surtout à la concurrence qui prévaut à gauche de l’échiquier politique – longtemps accentuée par la proximité des campagnes électorales (12 scrutins de 1994 à 2014) ? – qui nous semble de nature à freiner la possibilité d’échanges apaisés (doux euphémisme). Or, et comme l’avançait cette revue en lancement et en soutien des Assises pour l’égalité, projet fédérateur de la gauche francophone belge entre 2001 et 2003, « [l’]écoute réciproque [n’]est[-elle pas] seule en mesure de dépasser les méfiances et l’esprit de concurrence légitime qui peuvent séparer des courants se réclamant pourtant largement des mêmes valeurs »[13. H. Goldman, « Assises, mode d’emploi », Politique, n° 20, avril 2001.] ?

Depuis 2003, on peine à voir de réelles avancées dans le paysage politique progressiste… bien au contraire ! Très récemment, en 2018 et 2019, on a en effet vu que, malgré leur majorité, les partis de gauche francophones ont été incapables de se mettre d’accord, tant au niveau communal qu’à l’échelon régional wallon. Quand on connaît l’histoire tumultueuse des relations entre Ecolo et le PS, l’émergence du PTB ne peut par ailleurs pas tout expliquer.

À noter : cette concurrence n’est d’ailleurs pas forcément moins présente dans d’autres milieux de gauche, quand on pense que, comme il s’écrivait il y a 20 ans – mais cela a-t-il suffisamment évolué depuis ? – « localement les rivalités et méfiances entre organisations syndicales peuvent confiner à la haine corse[14. L. Carton, A. Franssen, J.-F. Ramquet, « Renouveau de la perspective égalitaire », Politique, n° 20, avril 2001.] ».

Bref, débattre c’est important, mais sans volonté partagée d’un vrai débat respectueux, c’est quand même tout de suite moins stylé.

Héritage et médium

Venons-en à quelques facteurs internes. Les conditions ont-elles été suffisamment réunies au sein même de la revue pour propulser ce débat ? Trois éléments principaux permettent d’en douter. Cette revue est née autour d’un noyau de personnalités aux profils professionnel et sociologique sensiblement proches (et soudé par des liens amicaux !). Pour schématiser : des hommes, du même âge, blancs, bruxellois (beaucoup venant de l’ULB), génération Mai 68. Si cette homogénéité – associée à une forte implication militante[15. Hugues Le Paige, cofondateur, ex-directeur de publication : « La revue a été pour un certain nombre d’entre nous un substitut à l’organisation politique. Elle a suppléé à l’existence d’un parti où l’on se serait senti à l’aise », « Du rôle d’animateur politique à celui de marieur politique », Politique, n°50, juillet 2007.] – et les liens existants au sein de l’équipe de base, ont probablement été la plus grande force de cette revue, lui permettant assurément de (sur)vivre à travers le temps et son lot de (grandes) difficultés, ne faut-il pas lui associer son corollaire : une absence de diversité[16. Reconnaissons néanmoins que cette lacune est pour partie anachronique car la question de la diversité ne se posait pas de cette manière il y a encore 10 ans. Voir notamment mon article « Et vous, vous votez pour qui ? », Politique, n° 50, juillet 2007.] – malgré une préoccupation forte et des efforts réguliers pour améliorer la situation – et, par-là, peu d’avis différents/divergents et donc (beaucoup) moins de débat ?

Les femmes, comme les personnes racisées, y ont toujours été particulièrement sous-représentées[17. Femmes : de 20 % des membres du collectif éditorial en 1997 à 30 % aujourd’hui. Chiffres sensiblement identiques pour ce qui concerne les autrices d’articles. Personnes racisées : les taux sont très nettement inférieurs.]. Comme dans tant d’autres endroits, au demeurant… Par ailleurs, les relations de la revue avec les grandes structures de gauche furent variables, en fonction des circonstances, mais pas uniquement. Pour ne parler que des partis, dans le numéro anniversaire de 2007, revenant sur l’époque des prémices de la revue, les 3 fondateurs expriment une distance avec le Parti socialiste… et, pour deux d’entre eux, une bienveillance (critique) pour Ecolo, par exemple, sans que ces regards soit représentatifs de tout le collectif de la revue bien entendu[18. Collectif éditorial qui, par l’intermédiaire de ses membres, partage aujourd’hui des affinités avec toutes les importantes forces politiques de gauche.]

Mais le medium explique aussi bien des choses. Vous pouvez avoir toute la bonne volonté du monde, publier un débat de qualité sur papier reste un parcours du combattant. Vous avez d’abord besoin de temps pour trouver votre thématique (un bon sujet et de bons débatteurs… qui ont envie de discuter), de temps pour le préparer (instruire le débat, soit trouver les « points de désaccords », chercher les points de convergences possibles, anticiper les arguments de chacun·e pour mieux les confronter…), du temps de réalisation (compter 2 mois pour un échange de salves, par exemple, qui dépend notamment beaucoup de la disponibilité des jouteurs ; 2 semaines à un mois pour trouver une date qui arrange vos débatteurs en cas de rencontre physique – plus propice à un échange de qualité – plus une semaine pour retranscrire l’entretien et une autre pour d’éventuelles modifications des auteur·es…).

Dernière étape : rendre l’échange sur papier lisible et attrayant pour le/la lecteur/rice, ce qui demande un travail minutieux de (ré)écriture et de mise en page… Ne nous en cachons pas : quand, dans le même temps, vous recevez régulièrement des analyses ou points de vue « prêt-à-publier » qui vous demandent juste quelques heures de travail (de réflexion, d’échange avec l’auteur·e, de relecture; mise en page), la tentation de la facilité (il y a par ailleurs beaucoup d’autres choses à faire et l’équipe fut longtemps très réduite) est tout de même fort présente[19. Cette difficulté est beaucoup moins prégnante pour réaliser des débats publics, qui furent nombreux dans l’histoire de Politique et rassemblèrent parfois foules et figures de premier plan.] !

Alignement des planètes

Faire débat n’est donc pas aisé, mais pas non plus impossible. Question de contexte, de volonté, de personnes, de moyens.

Deux exemples.

1997-1999 : Les premiers numéros de la revue foisonnaient de débat en veux-tu en voilà. Probablement l’engouement des débuts, mais aussi (surtout ?) un contexte politique particulièrement tumultueux (Affaire Dutroux, Marche blanche) qui réinterrogeait profondément tout le fonctionnement de la société belge.

2000-2003 : Au niveau politique, les élections de juin 1999 lancent une période d’ouverture. La « défaite » du PS (qui enclenche une période de « réflexion/rénovation » interne) conjuguée au succès d’Ecolo (qui lui donne une consistance électorale) ré-équilibre quelque peu le rapport de forces à gauche.

L’expérience des Assises pour l’égalité (2001-2003) et des Convergences de gauche (2002-2003) qui s’ensuivent forment une séquence oxygénante pour le débat[20. À laquelle il faut ajouter les États généraux de l’écologie politique, les Forums du PSC ou les Ateliers du progrès au PS. Voir H. Goldman, « Assises, mode d’emploi », Politique, n° 20, mars-avril 2001.].

Pour ce qui est des Assises en particulier, leur existence s’explique par un gros travail préparatoire (avec cette revue à la manœuvre) pour en examiner leurs possibilités, par une volonté manifeste des acteurs de s’écouter et échanger, par la présence d’outils directement opérationnels (dont cette revue) et enfin par à un subtil équilibre trouvé entre les diverses forces en présence.

Rétrospectivement, on voit bien que de telles périodes furent exceptionnelles. Depuis 20 ans, elles ne se sont en tout cas pas reproduites avec une telle ampleur et autant d’acteurs importants concernés ou impliqués.

Est-ce à dire qu’on doive ronger son frein et attendre une hypothétique période plus propice au débat ? Les diverses crises sociétales que traversent notre époque ne manquent pourtant pas pour interroger profondément le (dys)fonctionnement de notre société, mais sont-elles condamnées à opposer les un·es et les autres comme aujourd’hui, plutôt qu’à les rassembler ?