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Pour les jeunes artistes, le règne de la galère

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Quand on aborde la question du Statut de l’artiste et, de manière plus générale, celle de la précarité dans le monde artistique, on ne met pas toujours le doigt sur la période charnière de l’entrée de carrière. En effet, les jeunes artistes, après leur sortie des Écoles d’art, se retrouvent sur un « marché » très concurrentiel, souvent sans avoir encore les réseaux de relation permettant de s’y faire une place. Pire : quand ils cherchent à obtenir des aides sociales, ils se trouvent face à une bureaucratie parfois obtus et qui ne connaît la spécificité et la volatilité d’un parcours artistique… Depuis 2015, l’asbl Les Amis d’ma mère les aide justement à se lancer, à répondre aux demandes de l’administration et à survire au milieu de la crise pandémique… Interview avec deux de ses fondateurs.

Vous avez fondé l’association « Les Amis d’ma mère » pour soutenir et promouvoir les artistes débutant·es en Fédération Wallonie-Bruxelles en 2015. Pour quelle raison et quel en a été le déclencheur ?

Diana De Crop : La naissance de l’association est partie d’un constat très concret. On avait autour de nous des jeunes qui s’apprêtaient à sortir des écoles d’art : musiciens, comédiens, artistes plasticiens, etc., avec du talent et des rêves plein la tête. Nous, en tant que syndicalistes (nous travaillions encore à l’époque, aujourd’hui nous sommes retraités), nous nous rendions compte qu’ils n’avaient aucune information. Comme artistes qui entendent vivre de leur travail, ils s’apprêtent à expérimenter des années de galère, c’est vraiment le monde de la débrouille. Cela nous faisait peur, alors nous avons créé une association pour nous mettre à leur service et voir, avec eux, comment les accompagner individuellement dans la construction de leur parcours d’artiste, c’est-à-dire savoir où l’on va, négocier un contrat, trouver les informations, arriver à se constituer un dossier, accéder au statut d’artiste (ou pas). On présente les différentes possibilités qui s’ouvrent aux artistes et on est à leurs côtés pour faire aboutir leurs démarches. Notre soutien s’organise sur deux plans. Individuel d’abord, en recevant les jeunes artistes et en travaillant avec eux, jusqu’à les accompagner auprès des syndicats ou au tribunal quand ils sont en litige avec l’Onem. Puis de manière collective, en organisant des masterclass et des workshops, sur ces questions de sécurité sociale. Un autre point était important pour nous : organiser des expositions dans de bonnes conditions pour les artistes. Cela signifie par exemple fournir une aide pour encadrer leurs œuvres correctement, leur permettre de vendre, non pas selon les principes d’une galerie qui se rétribue à hauteur de 40 %, mais avec la totalité du produit de leur vente. Au départ, on était plutôt centré sur les artistes émergents des arts graphistes, mais cela n’a pas tenu : les comédiens sont venus, puis les musiciens, ensuite le spectacle vivant. On reçoit aussi beaucoup de demandes d’artistes qui ont plus de 35 ans et sont dans des situations catastrophiques. C’est très frustrant de leur répondre qu’on ne travaille qu’avec les artistes émergents. On constate en tous les cas que les artistes qui arrivent à l’âge de la pension galèrent autant que les jeunes. Voilà nos motivations !

Roland Dewulf : Une autre de nos tâche-fonctions consiste aussi en lobbying. Nous avons par exemple de bons contacts au sein de la commune d’Ixelles car l’association y est basée. Nous avons essayé de faire passer de jeunes artistes en article 60[1.Un contrat article 60 est un type de contrat de travail par lequel un bénéficiaire du revenu d’intégration sociale (RIS) peut bénéficier d’une mesure de mise à l’emploi. Le bénéficiaire est embauché par le CPAS. Il permet à ce premier de bénéficier d’une expérience professionnelle et, à la fin du contrat de travail, d’ouvrir le droit aux allocations chômage. (NDLR)], ce qui leur permet d’obtenir un revenu et, indirectement, d’entrer dans les conditions du statut d’artiste, après 12 mois de travail. On n’a pas pu aller au bout de ce processus mais on a fait du lobbying pour recevoir des ateliers et des salles d’exposition pour les jeunes artistes. Quand le Covid-19 est apparu, on s’est rendu compte que certains jeunes disposaient du statut de l’artiste, pouvaient aller au CPAS et que d’autres n’avaient rien du tout. On les a appelés « Les oubliés du système ». Du coup, on a écrit une lettre au ministre bruxellois de l’Emploi – Bernard Clerfayt – et à la commission sociale de la Chambre et organisé du lobbying auprès des syndicats pour essayer que les choses bougent pour les artistes.

Diriez-vous que par vos actesvotre ASBL remplitvous remplissez un rôle d’explication et d’accompagnement qui manque ailleurs ? On n’explique pas ces spécificités aux étudiant·es dans les écoles d’art ?

Diana De Crop : Cela commence à se mettre en place depuis quelques années auprès des étudiants. Lorsque nous organisons des masterclass, nous demandons aux secrétariats des écoles d’art de leur transmettre. Les écoles, notamment Saint-Luc en dernière année, font la même chose. C’est vraiment nécessaire. La plupart des jeunes ne connaissent pas le fonctionnement de la sécurité sociale, ils ne savent donc pas non plus comment se situer.

Roland Dewulf : Quand on a commencé, rien n’existait sur ces questions dans les écoles. Aujourd’hui, des heures de cours sont programmées pour expliquer la situation aux étudiants futurs diplômés. Les nouveaux sortants sont plus au courant que les anciens, ce qui n’empêche pas que chercher à obtenir le statut d’artiste reste un parcours du combattant.

Diana De Crop : Quand on accompagne un artiste, il apprend. Un artiste que l’on soutient aujourd’hui, c’est un artiste qui sera autonome pour bien gérer son dossier et cela déchargera les syndicats et l’Onem de toute une série de démarches complètement inutiles. Pour les artistes plasticiens, c’est encore plus compliqué. Un sculpteur par exemple, n’a pas de contrat pendant la période où il crée. Roland a mis au point une sorte de tableau qui permet à l’artiste de voir le nombre d’heures ou de jours de travail à noter à chaque fois qu’il termine une vente par trimestre

Du point de vue des jeunes artistes que vous accompagnez, que changeriez-vous concrètement et en priorité dans ce fameux statut d’artiste ?

Diana De Crop  : Les jeunes artistes demandent à disposer d’un interlocuteur en face d’eux qui leur explique et les accompagne dans les premières démarches, tellement cette législation sociale est compliquée. Heureusement que l’on connait des gens dans les syndicats et qu’on a des amis juristes et fiscalistes que l’on peut joindre par téléphone pour recevoir des réponses tout de suite et les transmettre à l’artiste. Comment pourraient-ils et elles réaliser ce travail d’explication et information tout seuls ?

Roland Dewulf : Les jeunes artistes rencontrent beaucoup de problèmes avec les syndicats pour constituer un dossier d’artiste. Quand un salarié vient au syndicat avec un C4, après deux minutes d’encodage, il reçoit sa carte de pointage, il la rentre et il est payé. D’expérience, on sait qu’un jeune artiste doit accepter de travailler pour des petits cachets de 80, 150 ou 200 euros pour plusieurs jours de travail. Pour obtenir les 312 jours requis afin de bénéficier de l’aide sociale, ils doivent avoir 40, 60, 70 contrats ! Ils viennent donc au syndicat avec autant de C4, parfois incorrectement remplis par les employeurs. Il faudrait déroger à cette règle de 312 jours pour les artistes, les ramener à 52 jours sur une année par exemple. On aide les artistes à compléter ces dossiers parce que les syndicats n’ont pas le temps de le faire. En tant qu’ancien syndicaliste, je peux vous dire aussi que le syndicat est là pour défendre les travailleurs, pas pour s’amuser à remplir des dossiers de 30 ou 40 pages.

On pense donc que ces jeunes devraient être mieux accompagnés par des structures publiques. On pourrait par exemple créer au sein d’Actiris, du Forem ou du VDAB, une structure d’accueil spécialisée pour accompagner les jeunes artistes dans leur parcours vers le statut. Nous, on le fait bénévolement pour les gens qui viennent nous voir, mais il faudrait qu’il y ait une structure institutionnalisée. Ou alors envisager peut-être de passer par des structures privées comme la Smart, les agences d’intérim – même si le problème dans ce cas, c’est qu’il faut les payer à chaque fois qu’on fait appel à eux. Cela serait pourtant tellement utile. Il y avait ce guichet d’artiste, lancé par la Communauté française à l’époque, mais cela n’existe plus pour le moment. C’était vraiment bien, nous avons renvoyé pas mal d’artiste vers ce guichet, où on recevait de très bons conseils. Aujourd’hui, je ferais un pas plus loin : le guichet d’artiste, il n’avait pas de pouvoir, il ne pouvait que donner des conseils. Chez Actiris, c’est quelqu’un qui pourrait coacher l’artiste, le suivre, lui apprendre comment faire son dossier, quelqu’un qui interviendrait auprès de l’employeur, etc.

La question fondamentale sous-jacente tient dans le statut d’artiste en lui-même, qui n’est pas un vrai statut. C’est un statut qui assimile l’artiste à un chômeur. Nous, on fait pression sur les syndicats et sur d’autres acteurs pour établir un véritable statut d’artiste. Il y a des aménagements pour les sportifs de haut niveau ou les chercheurs, qui touchent un salaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer un circuit de travail pour les artistes ? Plutôt que payer du chômage, rémunérer du travail ! Ou pourquoi ne pas imaginer un chèque culture, comme il y a des titres-services, que chaque citoyen pourrait acheter et ainsi rémunérer les artistes ? Toute une partie de la culture pourrait être financée de cette façon. Il y a 40 000 cartes d’artistes aujourd’hui en Belgique ; d’après la CSC, 8 000 d’entre eux relèveraient du statut d’artiste en Belgique, ce qui signifie que 80 % des artistes n’y ont pas accès !

Est-ce que la précarité s’est aggravée avec le coronavirus ?

Diana De Crop : Cette période a aussi mis en lumière les jeunes artistes. Il y a eu de grands élans de solidarités, des cartes blanches. Les artistes se sont fédérés, pas uniquement par profession. Ils ont pris des positions communes, ils ont interpellé les autorités politiques ensemble, alors qu’au départ, les artistes travaillaient plus individuellement et il nous était difficile de les faire venir dans des manifestations, de des revendications collectivement. Chacun était un peu dans son coin. Et ils ne sont pas aidés parce qu’une partie du grand public et des politiques a tendance à considérer les artistes pas vraiment comme des travailleurs, mais comme des gens qui vivent leur passion et qui devraient déjà bien être bien contents de pouvoir le faire. Ils ne se rendent pas compte qu’il faut payer son loyer. Pour eux, « artiste » est un mot creux.

Pour être artiste, il faut faire des études, qui coûtent cher, ce qui n’est pas pris en compte. Ce sont des gens formés, qui s’apprêtent à devenir des travailleurs eux aussi. Il y a un manque de respect à cet égard, on ne les prend pas au sérieux. Pendant la crise, nous avons été en contact avec une autre association « We feed the culture[2.« Nous nourrissons la culture ». (NDLR)] », qui distribuait des colis alimentaires aux artistes, cela allait de la nourriture jusqu’aux couches pour bébés. On a relayé l’information, même si on trouvait que c’était dégradant et humiliant. Il faut aussi dire qu’il y a des artistes qui réussissent ! On vient en aide à ceux qui sont dans la panade mais on voit des artistes qui se font connaitre et qui petit à petit peuvent vivre de leur travail. Il y a aussi des artistes qui ont pignon sur rue, gagnent beaucoup d’argent et sont parfois solidaires avec les plus jeunes.

Une des propositions du milieu culturel est de renforcer la solidarité, ce qui est la base de la sécurité sociale, pour que les travailleurs s’entre-aident. Mutualiser le travail des artistes, cela vous semble-t-il jouable ?

Roland Dewulf : Pour financer ce circuit de travail « artistique », cela pourrait s’imaginer, oui. Par exemple, il faudrait imposer fiscalement les opérateurs qui font du bénéfice sur la culture pour que cet argent finance les autres artistes. Ils devraient être solidaires avec toute la culture.

Diana De Crop : Et régler cette question du droit d’auteur sur les réseaux sociaux. Toute une partie de leur travail est distribué ainsi gratuitement.

Entretien réalisé par Thibault Scohier le 16 juin 2021.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-SA ; photographie d’étudiants de l’École des arts décoratifs de Strasbourg, prise en mars 2013 par MRGT.)