Retour aux articles →

Pour une constitution déverrouillée

Quelle attitude le mouvement altermondialiste doit-il défendre à l’égard du projet de «Constitution» européenne? Comme sur nombre d’autres points, le mouvement en général, et Attac en particulier, n’est pas unanime sur la question. C’est sans doute à la fois la grande qualité et le talon d’Achille des «nouveaux mouvements sociaux»: le débat y est permanent et plutôt transparent. Entretien avec Jacqueline Oosterbosch.

Pour le profane en matière européenne, le sentiment est que, dans le cadre du déséquilibre des rapports de force mondiaux, tout ce qui peut ressembler à une avancée de l’unité politique de l’Europe est bon à prendre. Est-ce le cas avec ce projet de Constitution? Jacqueline Oosterbosch : Oui et non. Non d’abord, parce qu’en réalité ce projet de Constitution n’a rien à voir avec la charte fondamentale d’une entité politique comme un État ou une fédération d’États. C’est un traité comme les autres conclu entre des États. Mais en le nommant «Constitution», on joue sur un registre chargé symboliquement puisque ce mot suppose l’existence d’un peuple européen et son adhésion aux principes contenus dans le texte, ce qui est une vraie imposture. Il ne faut pas oublier qu’historiquement, les institutions européennes se sont développées à partir d’un échec: celui de la Communauté européenne de Défense. Devant l’opposition suscitée par ce qui apparaissait comme le premier pas vers une Fédération d’États, les «pères fondateurs» ont, à l’époque, choisi de sortir de la souveraineté nationale des « paquets » dont l’importance symbolique était plus réduite : on a eu la CECA (Communauté économique du charbon et de l’acier), l’Euratom, la CEE. Ces abandons de souveraineté étaient réels, mais apparaissaient limités et d’ordre technique, ils se sont faits en l’absence de tout débat public sur l’Europe qu’on voulait construire. Le véritable tournant a été l’euro, et donc le Traité de Maastricht en 1992. L’abandon de la monnaie nationale est une chose qui touche tout le monde au quotidien et dont la portée symbolique est évidente. Mais il n’implique pas de réelle institution politique européenne: on se situe toujours dans la «gouvernance», sous la houlette d’une Banque centrale européenne qui n’a de compte à rendre à personne. Oui ensuite, parce que néanmoins, dans le projet de Constitution — qui, je le répète, n’est qu’un traité de plus avec un «gonflage sémantique» –, il y a quelques modestes avancées démocratiques: un rôle accru donné au Parlement, un droit de pétition des citoyens (certes assez limité), quelques modifications institutionnelles qui donnent plus de visibilité à ce qui existe comme accord politique au sein de l’Union: un président élu par le Conseil pour deux ans et demi, un ministre des Affaires étrangères, ainsi que tout un volet de politique étrangère commune et l’ébauche d’une politique de Défense commune ainsi qu’une intégration plus poussée avec l’espace dit de «liberté et de justice», qui est évidemment politique même s’il s’agit d’une politique sécuritaire centrée sur le danger terroriste. La majorité des membres d’Attac est pourtant contre le projet. Quelles critiques lui sont faites? Jacqueline Oosterbosch : À mon sens, fondamentalement, il y a deux types de critiques. La première porte sur le contenu du texte, qui confirme l’option néolibérale dans laquelle l’Europe est engagée. Et ces critiques sont fondées, bien sûr : le texte fait référence aux droits sociaux, mais de manière abstraite et formelle, alors que la partie consacrée à la politique économique de l’Union et notamment à l’organisation de la libre concurrence est, elle, très détaillée. En l’absence d’une politique fiscale commune, et alors que les compétences sociales restent globalement hors du champ de compétences communautaires, le risque de dumping social et fiscal est très réel. C’est notamment ce qui motive Alain Lipietz, l’économiste des verts français, à proposer de dissocier du texte la partie III relative aux politiques économiques et à prévoir des règles de changement de ces politiques différentes de celles nécessaires pour la modification du cadre de l’Union européenne. La deuxième critique porte sur la procédure: il est proposé d’adopter cette Constitution par voie d’un traité conclu entre les États et non par consultation populaire et élection d’une assemblée constituante, ce qui est bien la moindre des choses pour un texte fondateur. Donc, non seulement le texte reste dans une logique néolibérale mais il ne fait pas l’objet d’un débat démocratique. Et en quoi vous démarquez-vous de ces critiques? Jacqueline Oosterbosch : Sur le fond, je les partage entièrement. C’est sur les conséquences à en tirer quant au type de combat à mener que je ne me sens pas nécessairement en accord avec ce qui se prépare. Il n’est pas opportun d’engager un débat sur base d’une tromperie sémantique utilisée pour accentuer la portée symbolique de l’opération. En l’appelant «Constitution» plutôt, par exemple que «Traité de Bruxelles» ou «Traité de Dublin», les promoteurs du texte tentent effectivement de donner au fonctionnement néolibéral de l’Europe une légitimité indue. En organisant le débat autour du «oui» ou «non» à la Constitution, les opposants, en définitive, contribuent à accréditer l’idée que ce texte aura une portée fondatrice et qu’il ne sera plus amendable ultérieurement. Dans le même temps, si l’on accepte que le texte est un traité comme les autres, alors que se passe-t-il s’il est refusé? On reste avec comme base de fonctionnement pour l’Europe les traités antérieurs et notamment le traité de Nice qui, en termes économique et démocratique, est, à tout prendre, pire que le texte «constitutionnel». En second lieu, il me semble que l’insistance sur le rôle d’un Parlement constituant fait l’impasse sur le rapport de force politique tel qu’il existe en Europe aujourd’hui. Le projet a été approuvé au Parlement européen par 335 voix pour et 53 abstentions. Il est soutenu par la Confédération européenne des syndicats, la majorité de la gauche et la majorité de la droite. Le caractère néolibéral de l’Europe actuelle n’est pas lié au nouveau traité qui se prépare mais à l’état du rapport des forces au sein des États membres. Si on élisait aujourd’hui une assemblée constituante, ce serait une constituante de droite, en tout cas sur le plan économique et social. N’oublions pas que, par exemple, le Parlement européen (démocratiquement élu) est allé plus loin dans la vitesse de dérégulation du rail que les propositions de la Commission… Quelle stratégie défenderiez-vous alors pour le mouvement altermondialiste? Jacqueline Oosterbosch : D’abord, plutôt que de focaliser le débat sur le «oui» ou le «non», il faudrait insister sur le fait que des amendements sont possibles, dès avant son adoption. La Belgique a déjà déposé un amendement défavorable à l’article 51 (les rapports de l’Union avec les Églises et les organisations philosophiques non confessionnelles). Aujourd’hui, l’article 53 du projet stipule que les États membres ne pourront s’appuyer sur le socle de droits définis dans la Charte des droits fondamentaux (partie II) pour réduire les droits, notamment sociaux, acquis dans la législation des États eux-mêmes. Ne pourrait-on se battre pour une modification de l’article 53 qui oblige les politiques sociales à s’aligner sur les situations les plus favorables? Et surtout, je n’entrerai pas dans le jeu de ceux qui essayent d’accréditer l’idée que rien ne sera plus amendable après parce qu’ils sont opposés aux minimes avancées démocratiques du projet. Il faut au contraire armer nos représentants, au Parlement européen ou dans les instances nationales, pour leur montrer comment on peut modifier les différents aspects du traité et, à partir de ce qui existe, mener un travail incessant d’élargissement des droits sociaux. Par exemple, si, dans le projet constitutionnel il est prévu que l’Union européenne adhère à la Convention européenne des droits de l’homme, cela se doit entre autres au travail de fourmi des analystes qui ont montré que toute autre solution serait techniquement impraticable. Les exemples ne manquent pas, dans les droits nationaux ou dans les traités internationaux, de textes d’abord abstraits et vagues à partir desquels on a réussi à construire des avancées réelles en termes de droits sociaux… Ainsi, à partir du droit à l’enseignement visé à l’article 12 de la Convention sur les droits des enfants, soit un texte qui n’a en soi aucun effet direct dans le droit des États signataires, a-t-on réussi a construire une obligation de stand still pour les États, c’est-à-dire de maintenir au moins la gratuité de l’enseignement qui existait chez eux lors de l’adoption du texte. Mais n’est-ce pas une stratégie fort technicienne et peu mobilisatrice en termes de débat public? Jacqueline Oosterbosch : Cette stratégie-là est importante d’un point de vue de la construction de droits concrets dans le cadre du rapport de force tel qu’il existe. À plus long terme, je serai la dernière à nier l’importance d’un combat global sur le type d’Europe que nous voulons. Ce dont je suis convaincue, par contre, c’est que ce débat-là ne doit surtout pas se mener en termes de «oui» ou «non» au texte constitutionnel: il doit affirmer un projet positif à long terme et proposer le choix d’une Europe fédérale plutôt que d’une Europe inter-gouvernementale. Il doit aussi proposer le choix d’une Europe sociale plutôt que d’une Europe néolibérale. Il ne pourra non plus éviter la question de la capacité de défense dont cette Europe devra se doter. C’est sûrement de bonne stratégie que de profiter de la mobilisation actuelle pour lancer ces débats mais je ne parierais pas que l’interrogation des citoyens des Etats membres, par la voie d’un référendum ou par l’élection d’un parlement constituant, provoquerait une «crise» de l’Europe qui pourrait aboutir à un renversement de tendance des politiques économiques et sociales. Je pense par contre qu’il ne faut pas cautionner l’idée que l’adoption du texte constitutionnel viendrait verrouiller pour des décennies les options prises. Ce serait nous piéger nous-mêmes. Il faut se battre d’abord dans nos États. Si les majorités nationales se modifiaient radicalement, l’Union européenne pourrait changer de visage.