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Pour une théologie islamique de l’inclusion

Ce n’est pas d’un « islam de Belgique » que nous avons besoin. Mais d’un islam de notre temps, qui fasse siennes les plus nobles aspirations humaines et qui a l’ambition d’accompagner voire d’inspirer les tâtonnements de l’humanité dans ce sens. Cette quête doit être portée par les musulman·e·s eux/ elles-mêmes – dont fait partie l’auteur de ces lignes. Elle peut s’accomplir dans la fidélité à ce qui constitue le cœur du message divin, qu’il s’agit de débarrasser de l’épaisse gangue qui le brouille.

Les questions liées au faire-ensemble dans nos sociétés donnent rarement lieu à des débats d’une grande profondeur philosophique. Quand des musulmans sont impliqués, il s’agit essentiellement de problèmes de commensalité, d’actes, au fond souvent insignifiants, mais que l’on investit d’une portée bien plus grande du fait qu’ils sont supposés toujours relever d’un système organisé de relations au monde (la sharî’a) qui, lui, peut être problématique. Ainsi les tensions vont-elles se cristalliser autour du serrage de la main entre hommes et femmes, de la nourriture et du temps que l’on partage ensemble ou pas, des relations de couple interreligieuses ou plus largement de la définition du marché matrimonial, du port de vêtements signifiants ou pas. En somme, des questions de sagesse pratique bien plus que des questions profondément théologiques, même si évidemment les unes ne vont pas sans les autres qui, elles, ne sont jamais abordées, semblant aller de soi, et cela pour un très grand nombre de personnes musulmanes elles-mêmes.
On peut repérer au moins trois questions-clés sous-jacentes à ces problématiques :

  • une question proprement théologique : en quel Dieu croit-on, quelle représentation a-t-on de lui, au niveau personnel et plus largement dans la théologie véhiculée par le discours islamique majoritaire ?
  • une question métaphysique : celle du devenir post mortem de l’âme et, en corollaire, celle de la recherche de pureté dans l’ici-bas pour s’assurer le Paradis, notamment au travers d’une orthopraxie intransigeante et de la hiérarchie des valeurs/normes que cela impose à la personne musulmane ;
  • une question ontologique[1.Qui relève de l’étude de l’être en tant qu’être, de son essence.] : celle du statut de l’Autre non musulman dans la vision du monde esquissée par la théologie musulmane dominante, avec ses conséquences politiques concrètes en matière de citoyenneté.

Préalablement à cela, une question interprétative de première importance se pose : celle du rapport à l’histoire. Celle-ci concerne deux niveaux. Tout d’abord le rapport du Coran à sa propre histoire, l’histoire de sa révélation et de son contexte anthropologique et historique avec les implications que cela peut introduire en matière de statut du Texte.
Ensuite, le rapport de toute lecture confessante[2.Qui relève de la démarche de foi d’un croyant inscrit dans une tradition particulière.] à l’histoire de sa propre tradition, à savoir comment ce qui peut apparaître comme une évidence théologique pour aujourd’hui n’est pas toujours allé de soi et a pu apparaître à un moment précis de l’histoire de l’islam. Car force est de reconnaître qu’il y a eu évolution entre le moment de l’apparition d’un discours sur/de Dieu proclamé dans le cadre d’une cité ultrapériphérique (La Mecque), relativement homogène du point de vue culturel et ethnique, dans un milieu désertique, et la cristallisation de l’islam comme une religion d’État, impériale, en milieu urbain hautement sophistiqué, bourgeois, multiethnique, multiculturel et multiconfessionnel. Le fameux cas du « Coran incréé » (c’est-à-dire existant de toute éternité, non contingent) en est un bel exemple : si le Coran lui-même ne dit rien à ce propos, c’est devenu un dogme cardinal dès le IXe siècle.
Connaître cette histoire permet de se rendre compte que tout n’était pas donné dès le départ et que le Coran est loin d’avoir énoncé l’alpha et l’oméga de ce qu’est devenu l’islam. Ce qui permet de rouvrir des perspectives intéressantes.

Une réponse théologique un peu courte

En matière de pensée de la diversité, les théologiens musulmans se contentent le plus souvent de citer quelque versets[3.M. Sh. Deyab M. Sh. & G. ElGezeeri, “Diverging concepts of the Other in Islam: A Comparison between the Original Islamic Perception and Contemporary Muslims’ Practice”, in International Letters of Social and Humanistic Sciences, vol. 51, 2015, p. 57-71.], dont le 49,13 : « Ô les gens [qui vivez autour du Prophète], nous vous avons créés à partir d’un mâle et d’une femelle et nous avons fait de vous des grandes (shu’ûb) et des petites tribus (qabâ’il) pour que vous vous reconnaissiez [et cohabitiez ensemble, ta’âruf, une structuration fondamentale du monde tribal]. Le plus noble d’entre vous auprès de Dieu [car aucun jugement, ni punition, ne peut jamais intervenir ici-bas dans une société tribale non coercitive] est celui parmi vous qui se prémunit le mieux [en suivant les signes clairs que Dieu a mis à disposition des gens pour arriver à destination, à savoir le salut]. Certes, Dieu est connaissant et bien informé[4.Traduction d’après J. Chabbi, Les trois piliers de l’islam, une lecture anthropologique du Coran, Paris, Seuil, 2016, p. 225 n° 5. Les parenthèses visent à expliciter les sousentendus anthropologiques du verset. Pour comparaison, voici la traduction du Coran publiée par l’Arabie saoudite : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous auprès d’Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand-Connaisseur » (Centre d’études du roi Fahd, La Mecque, 2013).] ».
La lecture proposée par les oulémas repose sur plusieurs généralisations : « les gens » désigneraient l’ensemble des peuples de la Terre, passés, présents et à venir ; le terme shu’ûb signifierait les « nations » au sens de groupes humains homogènes localisés sur un territoire particulier ; quant au terme ta’âruf, hors contexte tribal, il est compris comme le fait d’apprendre mutuellement l’un sur l’autre, de partager ses traditions, dans un sens évidemment positif, sans pour autant que le Texte n’exprime aucune finalité pour ce type d’action. S’entre-connaître pour quoi faire ? Société ensemble ? Se dominer ? Ou rester chacun chez soi en se contentant de savoir qui sont ses voisin·e·s ?
Bien sûr, il est toujours possible d’extrapoler de ce verset un appel au respect universel de l’Autre en partant d’une humanité commune, mais c’est au prix de sa mise en apesanteur hors de son contexte, car il concernait la politique tribale, fondée notamment sur la valorisation des lignages, dans laquelle Mohammed était engagé pour rallier le plus grand nombre de tribus autour de lui, et non un appel universaliste à une fraternité humaine partagée. Si d’aucuns souhaitent s’approprier ce verset pour y projeter une telle vision universaliste de l’Autre, tant mieux, mais il ne faut pas s’étonner non plus de ne pouvoir en extraire de grandes orientations pour le « faire-ensemble » et encore moins pour fonder un principe de citoyenneté au-delà du fait de se reconnaître.

Le « plan de dieu »

Quelques autres versets sont encore cités, notamment ceux qui font référence au fait que si Dieu l’avait voulu, il aurait fait des hommes un seul groupe bien guidé (umma wâhida, souvent compris dans le sens de communauté, de société humaine, voire de umma globale et unifiée, une généralisation qui dépasse le contexte coranique qui fait toujours référence aux groupes tribaux restreints qui entouraient le Prophète). Ces versets sont toujours cités comme des preuves que la diversité fait partie du Vouloir divin, mais à nouveau, c’est à rebours d’une lecture en contexte. En effet, à deux reprises (2,213 ; 10,19), le Coran mentionne avec nostalgie le fait que les hommes constituèrent un jour un seul groupe bien guidé, mais ne purent s’empêcher de diverger, amenant Dieu à devoir réitérer ses messages. Quant aux versets envisageant la possibilité d’un groupe uni et bien guidé (5,48 ; 11,118 ; 16,93 ; 42,8), il s’agit surtout de rappeler que les hommes divergeront de toute façon et qu’in fine Dieu choisira qui sera sauvé ou pas. En aucun cas, il ne s’agit de célébrer la diversité des options de vie au sens où elle est entendue aujourd’hui, mais de reconnaître ou non la seule piste qui mène au salut, repérable grâce aux signes de Dieu, mais que chacun·e (en fait le chef de clan ou de tribu) est libre d’emprunter ou pas, à ses risques et périls, dans une société non coercitive. Et tant pis pour qui se trompe. La divergence (plus que la diversité) est plutôt vue de manière négative et ne concerne en aucun cas la diversité religieuse ou culturelle. Le Coran s’adresse à un groupe culturellement et ethniquement homogène et ne parle que de lui. Pas d’une société globalisée.
Cerise sur le gâteau, d’aucuns arrivent à lire dans l’extrait suivant du verset 22,40 – « Si Dieu ne poussait pas les gens les uns contre les autres, les couvents, les églises, les synagogues et les mosquées où le nom de Dieu est rappelé en abondance seraient détruits » –, un appel à la tolérance religieuse et à la nécessité pour les musulman·e·s de protéger les lieux de culte chrétiens et juifs. Or, on peut surtout y lire un Dieu pragmatique jouant l’équilibre des forces au sein de la société à laquelle Il s’adresse pour l’empêcher de tomber dans le chaos.
Bref, projeter sur le texte coranique les préoccupations et les catégories contemporaines de diversité et de citoyenneté ne permet pas d’en tirer des enseignements très structurés, dès lors que ces catégories n’existaient pas à l’époque où il est apparu. Grosso modo, le discours majoritaire est le suivant : Dieu veut la diversité ; il faut être respectueux envers les autres, chercher à se connaître et accepter que les avis divergent, ceci faisant partie du « plan de Dieu » pour l’humanité.
Toute « tolérante » qu’elle puisse paraître, cette conception de la diversité s’est néanmoins insérée harmonieusement dans une vision du monde hégémonique, au sommet de laquelle trône le musulman, conforté de la conviction d’être le détenteur ultime de la Vérité. Sa place dans l’ordonnancement du monde lui est garantie par Dieu. Le suivent par ordre qualitatif décroissant en matière d’ontologie : le chrétien puis le juif, auxquels se réduit aujourd’hui la catégorie des « gens du Livre », à savoir les personnes qui auraient reçu une révélation divine[5.En effet, la catégorie originelle était beaucoup plus large (ce kitâb, traduit par « livre » aujourd’hui, étant en contexte coranique un « écrit surnaturel », une sorte de destin (R. Benzine), chaque groupe humain ayant reçu – selon le Coran – un envoyé qui lui aurait annoncé son kitâb. Plus bas encore, les « mécréant·e·s », les « païen·ne·s », les « associateurs/trices » – les personnes qui associent d’autres divinités à la divinité suprême dans leur panthéon – auxquels viennent aujourd’hui s’ajouter les apostats, les athées et autres « sans Dieu », forment des catégories maudites (par Dieu), sans autre avenir post mortem que la souffrance éternelle.] Si la (di)vision du monde et la hiérarchisation des sociétés musulmanes s’effectuait selon des catégories théologiques (et non a priori raciales) – mais aussi genrées et de statut social (libre/esclave) – cela se reflétait inévitablement dans l’organisation juridique de la Cité, au sommet de laquelle se trouvait l’homme libre musulman (de noble descendance), puis la femme libre musulmane, puis les autres catégories dont le poids variait en fonction de leur assignation sociale. Si l’homme libre musulman bénéficiait du régime le plus étendu des droits selon le contexte historique que l’on choisira d’analyser, les chrétien·ne·s et les juifs/ves étaient, pour leur part, soumis au régime de la jizya, à savoir la capitation[6.Impôt calculé par tête (du latin caput, « tête »).], pour bénéficier de la protection de l’émir local et de certains droits spécifiques (pratique de son culte, usage de ses tribunaux religieux). En fonction des sociétés et selon l’époque, ce régime a été appliqué avec plus ou moins de sévérité, plus ou moins d’arbitraire, plus ou moins de discrimination, mais il n’a jamais été considéré comme une catégorie équivalente à celle de l’homme musulman libre : c’était – et c’est toujours – un sous-statut, incarnant juridiquement la perception d’une infériorité théologique. Quant aux « associateurs », aux païens, c’était souvent la réduction en esclavage[7.O. Marongiu-Perria, Rouvrir les portes de l’islam, Atlande, 2017.]
La démarche à laquelle j’invite consistera à changer de perspective pour s’inspirer de ce que la période de la révélation a offert comme potentielle structure de sens à ses contemporains et les réinterpréter pour notre contexte.

Une réponse théologique pour aujourd’hui ?

D’un point de vue confessant, Dieu ne s’est révélé qu’au travers d’une parole médiée, par l’intermédiaire d’individus triés sur le volet. Le passage à l’écrit du Coran, de récit à livre, à rebours de l’interdiction coranique (Cor. 2,79)[8.« Malheur à ceux qui mettent par écrit le kitâb (l’écrit surnaturel, ce destin qui ne peut être mis par écrit) de leurs mains, puis déclarent ensuite ‘“Ceci provient de Dieu” pour en tirer vil prix. Malheur à eux pour ce qu’ont écrit leurs mains. Malheur à eux pour ce qu’ils acquièrent ainsi. » Selon les interprétations classiques, ultra-majoritaires, ce verset ne s’appliquerait qu’aux juifs, qui auraient mis par écrit et falsifié leur kitâb, mais il s’agirait d’un verset avec une résonance anthropologique bien plus profonde, typique des sociétés d’Arabie à cette époque : le kitâb d’un peuple, tribu ou clan, voire d’un individu, ne peut être mis par écrit : il relève du monde du mystère. Il doit être inspiré, révélé, puis interprété, mais jamais écrit, car cela le figerait. Ce verset s’appliquerait donc, aussi, au Coran, en cohérence avec les croyances des gens auxquels il est adressé (R. Benzine).], a constitué sans aucun doute un des moments de basculement de l’histoire de l’islam, coagulant pour les millénaires à venir une parole originellement en flux, par transmission essentiellement orale. Dès la fin du VIIe siècle, la dynamique d’ajustement « naturel » du Coran[9.Qui signifie « récitation » en arabe.] au contexte était bel et bien achevée, ouvrant la voie à la nécessaire interprétation d’une parole devenue texte face au décalage temporel et culturel inévitable qui allait s’installer entre les générations passantes et la source de leur foi. Face aussi à l’estompement progressif de la compréhension du contexte culturel et anthropologique de la révélation ainsi que de la dialectique complexe entre ces deux-ci : le Coran validait, reformulait, critiquait la société de Mohammed, sans jamais prendre le temps d’en expliciter le contexte, puisqu’il était connu de ses auditeurs premiers.
La tradition herméneutique qui s’est développée au cours des siècles qui suivirent la disparition de Mohammed a utilisé un certain nombre d’outils, en particulier les « sciences humaines » de son époque (linguistique, grammaire, histoire) et a développé sa propre méthodologie de critique des témoignages de l’époque de la révélation, en partant cependant de l’a priori qu’il y avait eu transmission effective de témoignages véridiques, préservés comme tels depuis l’origine, qu’il convenait d’identifier dans l’immense fatras de témoignages pieusement forgés par la suite pour justifier toutes sortes de comportements ou de privilèges. Force est de constater que ces méthodologies, affinées au cours des siècles, ont leurs limites. Le développement des sciences sociales en Europe et dans le reste du monde a permis de développer de nouvelles approches, en particulier dans le champ de l’histoire – où l’on est passé de l’histoire événementielle à l’histoire des mentalités, des imaginaires, des concepts, réinterrogeant des documents pourtant connus avec de  nouvelles questions, tout en faisant émerger de nouveaux types de documents à interroger, autrefois négligés par les historiens.
Comme tous les livres « saints », le Coran n’allait pas pouvoir échapper longtemps à ce type d’approches, tout comme l’histoire du Prophète, des premiers temps de l’islam, etc. Et cela d’autant plus que l’islam se pose comme une religion profondément historique : plus que Dieu Lui-même, insaisissable ici-bas, c’est l’Histoire qui est son instance de validation ultime, au travers de ses témoignages (hadith) véridiques supposément rapportés par les contemporains du Prophète. Ce sont ces derniers qui « font foi » et qui attestent que tout cela n’est pas qu’invention délirante. D’où la difficulté que rencontrent beaucoup de musulman·e·s avec les nouveaux apports des sciences humaines : la tradition avait fini par « faire système » et constitué ses propres instances de validation, d’auto-référencement ainsi que sa vérité historique, même si un regard extérieur constate qu’il ne s’agit pas d’histoire scientifique au sens où on l’entend aujourd’hui, mais d’histoire sainte, hagiographique, confessante, ayant éliminé, au cours des siècles, les témoignages discordants, poli les incohérences des récits et oblitéré leurs dissonances.
Or la théologie est un langage qui exprime le regard de son siècle, réinterprète son héritage, prend en compte l’état d’avancement des connaissances et tente d’y répondre au mieux pour faire en sorte que la personne croyante soit le plus en cohérence possible avec son temps et sa volonté d’y vivre sa relation avec la Transcendance. Ces derniers siècles cependant, les principales traditions religieuses de l’Europe (christianisme, judaïsme, islam) ont plutôt tenté de sanctifier leurs productions passées, leur héritage, quitte à installer leurs ouailles dans une dissonance pérenne avec le monde dans lequel ils vivent. « Avant, c’était mieux » ; « les “vraies valeurs” disparaissent » ; « la modernité est antireligieuse », et autres idées du même genre. Les traditions se sont faites chantres du cadrage éthique, mais en puisant leur inspiration dans des productions intellectuelles issues de sociétés historiquement hétéronormées, patriarcales, exclusivistes, focalisées sur le containment moral et comportemental de leurs ouailles (penser à leur place et organiser la société pour leur éviter au maximum l’exposition aux tentations). En outre, toutes ces dimensions ont été naturalisées et considérées comme relevant de l’essence même du Vouloir divin, donc immuables. Héritière de la révélation, la théologie ne devrait-elle pas pourtant accompagner les croyants à faire sens de leur monde, à se connecter au souffle divin dans un monde qui change sans cesse et où les normes morales sont en constante évolution – contrairement à la relative stabilité des siècles passés qui a pu donner l’illusion d’y voir l’empreinte distante du Vouloir divin ?

Le Coran, le reste est secondaire

C’est dès lors à partir de cette double prémisse que je vais aborder le Coran. Si mon approche confessante se fonde sur un acte de foi qui y reconnaît la trace d’une révélation d’origine divine, mon rapport à son histoire et à l’histoire des hommes et femmes qui la reçurent, dans des contextes très différents, n’a plus besoin de la justification de témoignages des personnes ayant côtoyé le prophète : le Coran est un fait historique en soi, unique témoignage d’un moment très particulier, que sa rédaction et son assemblage aient dépassé ou pas le moment prophétique. Les autres témoignages rassemblés par la tradition deviennent dès lors secondaires. Ce qui compte, c’est le Texte (ses variations, le Coran des pierres[10.Le « Coran des pierres » est un ensemble de graffitis que l’on retrouve le long des routes caravanières. Versets complets ou en bribes gravés pieusement dans la pierre par des voyageurs au VIIe et VIIIe siècles, ils sont les premiers témoignages matériels d’un Coran dont la vulgate n’était pas encore fermement établie. Ils offrent un éclairage très intéressant sur les débuts de l’islam. Voir F. Imbert, « Le Coran des pierres, graffiti sur les routes du pèlerinage », in Le Monde de la Bible, n° 201, p. 24-27.]) et ce que l’on peut reconstituer de son interaction avec les êtres humains de son temps, leur imaginaire, pour saisir ce qu’il tentait de leur apporter – puis d’analyser la façon dont la tradition a reçu cet héritage et l’a fait fructifier dans des directions variées, en fonction des contextes culturels, socio-politiques, économiques et militaires du moment. Ensuite, réfléchir à cela à partir et en fonction du postulat d’une modernité en soi non négative a priori à l’égard du religieux et pleinement assumée. Il n’y aura jamais de retour à une pré-modernité. Elle n’était de toute façon ni un « paradis des croyants », ni un monde immaculé, constitué de sociétés en cohésion où chacun·e aurait été à sa juste place, divinement décidée, le tout baignant dans une cohérence avec le Vouloir de Dieu – rien de moins.
Notre modernité est, selon moi, indifférente au sacré, à la transcendance qui, selon un regard croyant, n’est nullement empêchée de s’y épanouir partout, à tout moment, de même que toute philosophie postulant l’absence de ceux-ci. Notre anthropologie s’y est cependant profondément modifiée, donnant une place unique à l’individu que nos sociétés peinent encore à équiper pour assurer ce rôle, mais dont le champ des médias sociaux offre un miroir grossissant de ses efforts à (re)composer du collectif, bien plus pluriel et délocalisé qu’il ne l’a jamais été, mais toujours présent et, lui aussi, en réinvention après des millénaires de relative stabilité. À cette aune, le Coran n’est plus une révélation valable verbatim pour les siècles des siècles et qui sacraliserait une réalisation anthropologique particulière (les sociétés mecquoise et médinoise du début du VIIe siècle), en en faisant le mètre-étalon de la société idéale, mais la trace d’un moment particulier d’interaction entre le divin et une société très spécifique. Ce qui compte, ce sont les principes mis en œuvre à ce moment, pas la formulation particulière, historiquement circonscrite que cette ébauche de remodelage éthique et théologique a pu prendre.

Dieu de vengeance ou de miséricorde ?

Pour en revenir à nos trois questions mentionnées ci-dessus, voici comment une forme de théologie contemporaine peut les aborder.
Force est de constater que le Dieu dépeint par la théologie sunnite majoritaire est un Dieu de vengeance, de punition, de menace, toujours aux aguets, petit comptable borné qui se contente de compter les bons et mauvais points amassés au cours d’une vie, ce qui ne manque pas de transformer le rapport à Dieu en une relation de peur, conditionnée par le fait de savoir qu’il regarderait toujours par-dessus notre épaule pour savoir si ses créatures respectent les nombreux interdits dont il aurait en outre parsemé leur existence, sursaturant cette dernière de sacré, d’illicite et restreignant considérablement la liberté humaine en conséquence.
Or, il est possible de croire en un autre Dieu, à partir du même Coran, comme l’a d’ailleurs montré le pan spirituel de la tradition islamique au travers du soufisme : un Dieu de miséricorde, de pardon, de promesse, qui multiplie la valeur de toute bonne action pour être sûr qu’elles pèsent bien plus lourd que le poids des fautes à tel point qu’il soit presqu’impossible de douter du salut, de la grâce divine, mais où ce léger doute sert à prévenir le sentiment d’impunité.
À cela s’ajoute le concept cardinal de justice. Dieu est infiniment miséricordieux et juste. La justice telle qu’elle se déploie dans le Coran est une justice de société tribale, segmentaire, esclavagiste, où les femmes et des hommes (esclaves) ne sont guère plus que des biens mobiliers. Aujourd’hui, la formalisation la plus aboutie de la justice, c’est le corpus des droits humains avec ses différentes générations, résultat
probablement jamais complètement achevé d’une quête universelle de justice, à laquelle il faut désormais ajouter les droits émergeants des êtres vivants non humains. C’est à partir de ce cadre que doit s’articuler toute théologie contemporaine : un Dieu juste ne peut faire moins que ce à quoi parviennent ses créatures par le seul exercice de leur raison. Inversement, la conception très humaine de la justice et de la miséricorde de Dieu s’approfondit d’autant plus et ouvre des horizons inédits, permettant de réconcilier de nombreux êtres humains avec l’idée d’un Dieu bien plus ouvert que ce que les cadres étriqués des traditions ne le laissaient supposer, où il ne réserverait sa justice et sa miséricorde qu’à des coteries autoproclamées.
D’un point de vue métaphysique, les implications sont immenses : là où le discours majoritaire musulman promeut un enfer populeux et un paradis peu achalandé, un discours de miséricorde réduit drastiquement le périmètre infernal pour le laisser à la seule discrétion d’un Dieu infiniment juste, qui ne manquera pas de l’éteindre quand bon lui semblera[11.T. Oubrou, Ce que vous ne savez pas sur l’islam, Paris, Fayard, 2016.]. La garantie ultime du salut, hors crimes abjects (voire !), doit permettre aux musulman·e ·s de ne plus se focaliser sur le respect psychorigide de l’orthopraxie comme seule voie de salut, car celle-ci n’est corrélée d’aucune manière avec une pratique spirituelle de la transcendance. Dans un monde régi par un Dieu de miséricorde et de justice, c’est la mise en œuvre de celles-ci au travers des œuvres qui importe, dans la bienveillance réciproque, où l’on ne cherche pas à imposer son mode d’être à l’autre, ni sa vision du monde. La recherche obsessionnelle de pureté comme clé du paradis et la hiérarchie des valeurs qu’elle impose, à savoir son salut individuel au-dessus de toute autre considération, y compris le respect de l’autre, perd de sa pertinence. Si l’on est sauvé par la générosité de Dieu et non pas du fait que l’on a évité de s’asseoir à la même table qu’un buveur de bière, on peut partager un moment de convivialité avec ce dernier, quelle que soit notre boisson favorite. Ce qui prime, c’est le partage dans le respect, pas le respect dans l’évitement. Car le partage avec l’autre que soi implique toujours un risque, fût-ce celui de l’incompréhension, une fragilité à assumer, mais que Dieu pardonne, car, selon l’anthropologie coranique, c’est la survie du groupe qui prime (qu’il soit musulman ou pas), dans ce monde et dans l’Au-delà. Or, cette survie ne peut se faire qu’en jouant le collectif, dans le partage, le respect des un·e·s et des autres, pour se mettre d’accord sur la direction à suivre en vue d’arriver à bon port et s’y engager. Cela n’empêche pas pour autant que d’aucuns préfèrent arpenter d’autres chemins, mais alors sans avoir de garantie quant à leur destination finale – ici-bas ou dans l’Outre-monde.

Une alliance ouverte à tou·te·s

Finalement, c’est le statut ontologique de l’Autre non musulman qui est engagé : à rebours de la position théologique hiérarchisante majoritaire exposée ci-dessus, le Coran dépeint une société de l’alliance entre Dieu, son prophète et les hommes de tribu qui souhaitaient se rallier à eux – sur le modèle des alliances tribales[12.J. Chabbi, op. cit.], l’horizon insurpassable de cette époque – indépendamment de ce qu’ils croyaient véritablement et dont on ne sait pratiquement rien (R. Benzine). Les catégories coraniques de l’alliance avec Dieu (îmân), de la mise sous protection de Dieu (islâm) et du refus de reconnaître les signes et la miséricorde de Dieu (kufr) ont été respectivement traduites et réinterprétées de fond en comble comme croyance en Dieu, soumission à Dieu et mécréance, par les sociétés postérieures qui reçurent un Coran et le lurent en fonction de leurs propres catégories mentales, faisant basculer l’univers de sens de l’islam vers ce qui nous est aujourd’hui plus familier. Ce faisant, elles ont produit une des lectures hors contexte du Coran probablement les plus tragiques. Car là où le Coran parle d’alliance et de protection pour faire société, sans entrer dans le détail des convictions intimes des gens pour employer un langage actuel, on a substitué une échelle des valeurs fondée sur la qualité, le contenu et la mise en œuvre du croire – ce qui semble être un souci très absent du Coran lui-même. Selon cette échelle, le croyant est identifié à l’homme musulman, les autres suivant selon les mérites de leurs croyances respectives, alors que l’alliance coranique (îmân) était ouverte aussi aux Gens du Livre (2,76-77)[13.Voir note 5.]. En conséquence, il est tout à fait possible de fonder aujourd’hui, à partir de ce principe, une alliance ouverte à tou·te·s (quelles que soient leurs convictions philosophiques et religieuses, y compris les plus radicalement athées), égalitaire, qui justifie une citoyenneté, comme appartenance juridique à une Cité, mais aussi comme « faire-ensemble » – indépendamment de la « coloration » spirituelle de cette Cité, et plus encore dans des sociétés où il n’y aura plus de « coloration spirituelle » dominante, mais un flux de colorations minoritaires avec peu ou prou de points communs[14.Voir à ce propos M. Privot, Quand j’étais frère musulman, parcours vers un islam des lumières, Paris-Bruxelles, La Boîte à Pandore, 2017, p. 211-225.].
Ce qui fonde l’alliance, c’est l’envie d’un destin commun, d’arriver à bon port, d’être en sécurité, d’être protégé et de protéger pour pouvoir se développer et s’épanouir en paix, avec tout ce que cela peut impliquer pour des sociétés complexes, plurielles et populeuses comme les nôtres en matière d’organisation de la redistribution équitable des richesses, du pouvoir, des biens, des symboles…
Il est vain de chercher à lire dans le Coran un concept qui se rapprocherait formellement de l’égalité ontologique de tous les êtres humains[15.D’aucuns déduisent cette égalité ontologique du verset 4,1: « Ô les gens, prémunissez-vous de votre Seigneur qui vous a créés d’une personne unique, de laquelle il a créé sa parèdre. Il a ensuite disséminé à partir de ces deux-ci des hommes et des femmes en nombre. »]. Certes, on y trouvait bien la reconnaissance du partage d’une même humanité, mais où les différences de genre, de statut libre ou d’esclave, de lignage, d’appartenances tribale et clanique définissaient la place de chacun·e dans la société.
Cette égalité de tous les êtres humains, il convient de la fonder ailleurs. D’une part, dans le principe de justice divine réinterprété selon les connaissances de notre époque : un Dieu infiniment juste ne peut créer des êtres inégaux en leur essence dès lors qu’ils partagent une même nature et un même écosystème, donc sont liés indéfectiblement au destin de ce dernier. D’autre part, dans le principe même de l’alliance souligné ci-dessus, lui-même relu à l’aune de notre époque : ne peuvent valablement concevoir, participer à un destin commun et entrer en alliance que des égaux, des pairs, dont l’égalité doit dépasser ce postulat d’une égalité ontologique qui ne concernerait que l’état des âmes avant leur incarnation ici-bas et donc permettrait de justifier et de naturaliser les pires inégalités en ce monde. Non, l’égalité qu’implique un principe d’alliance, c’est l’égalité in concreto, à savoir une égalité de résultats au moins à échéance raisonnable. Une prétendue égalité ontologique dans un état antérieur à notre venue au monde ne pourra, à elle seule, stabiliser cette envie de destin commun, de « faire-ensemble ». Cette égalité de tou·te·s et la liberté qui est son corollaire ancrent d’emblée toute réflexion musulmane dans un paradigme d’horizontalité, où chacun·e est d’égale valeur, et non plus de domination, implicite ou explicite, comme ce fut le cas au cours de ces 13 derniers siècles.

Conclusion provisoire

À partir d’une relecture du Coran ancrée dans la modernité, assumant tant sa dimension historique (au sens critique du terme) que sa dimension confessante, il est possible de dessiner une théologie, une métaphysique et une ontologie radicalement différentes, qui permettent d’ouvrir des potentialités non exploitées de l’islam et de sortir, enfin, d’un modèle hégémonique[16.O. Marongiu-Perria., op. cit.] plaçant l’islam et l’homme musulman au sommet de la pyramide, un modèle exclusiviste et aliénant, élaboré en symbiose avec le développement multiséculaire de sociétés impériales.
Si c’est un fait historique, ce n’est pas pour autant une fatalité à laquelle l’islam serait condamné. Les conséquences de cette approche renouvelée sont nombreuses : exit les principes de jizya et de dhimmî[17.Personne soumise à la capitation. Voir plus haut.] (dont on peut raisonnablement penser par ailleurs que ce sont des interpolations postérieures au corpus coranique original) ; exit le surinvestissement identitaire dans le halal et réduction drastique du périmètre du harâm, avec redéploiement d’une commensalité partagée, fondement éthologique du « faire-ensemble » ; exit les débats sur le serrage de la main, les sorties à la piscine, les enfants qui n’osent plus aller à l’anniversaire de leurs copains… Du Ciel au plus prosaïque de nos soucis terrestres, (re)penser Dieu permet de (re)penser le monde et de s’y sentir bien.