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Pourquoi « Démocratie schaerbeekoise » ?

© Antonio Ponte saigneurdeguerre
Prendre au pied de la lettre ces deux mots – « démocratie » et « schaerbeekoise » – et leur adresser l’éternelle question des jeunes enfants : « et pourquoi ? ». À l’origine de l’aventure, l’arrivée de nouveaux citoyen·nes à fort « capital culturel » qui ne supportent plus les idées populistes et racistes portées par les édiles locaux de cette commune à forte présence immigrée.

Cet article a paru dans notre n°116 (juin 2021).

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » (Friedrich Hölderlin)

Qu’est-ce qui a bien pu préparer cette grosse commune jadis bourgeoise, secouée par la bruxellisation et la
destruction du quartier Nord, à couver un œuf si original ? Plusieurs évolutions socio-démographiques participent à l’explication – l’article d’Albert Martens les évoque. À l’inverse des « banlieues rouges » autour des villes françaises, l’abandon de la capitale par les « élites » nationales conduit une bonne partie des classes moyennes à se réfugier dans une « ceinture verte » en périphérie et au sud-est de Bruxelles. Elles seront remplacées par les vagues successives d’immigration méditerranéenne appelées par le patronat belge. Les quartiers autour de la gare du Nord ont accueilli, entre 1960 et 1975 environ, des dizaines de milliers d’immigrants, et puis leur famille. C’est le nouveau prolétariat bruxellois, matrice de ce qui forme encore, 60 ans après, l’essentiel de notre classe ouvrière. Cette transformation joue un rôle important dans l’évolution de Schaerbeek, mais elle n’y est pas spécifique. À ce compte-là, on aurait tout aussi bien pu voir fleurir Démocratie « saint-gilloise » ou « anderlechtoise »…

Pour expliquer la concentration à Schaerbeek de professions que Bourdieu aurait décrites comme « à capital culturel », on a parfois évoqué deux éléments plus particuliers : d’abord, lors du Walen Buiten de 1968, des universitaires quittant Leuven sont entrés à Bruxelles par Schaerbeek et s’y sont installés. Ensuite, la construction de la « Cité Reyers » (1961-78) y a peu à peu attiré nombre d’intellectuels et de journalistes. Cette double inflexion, avec aussi la vitalité de « communautés de base » de chrétiens engagés à gauche, contribue sans doute à la forte dynamique associative schaerbeekoise et prépare le « vivier » des futurs porteurs de Démocratie schaerbeekoise (DS).

Mais le facteur déclenchant est ailleurs. Dans la population « blanche » (la seule qui vote à l’époque !), l’orientation politique dominante de la commune est celle des petits commerçants et professions libérales, qui, en 1970 et pour presque 20 années, va porter au pouvoir une sorte de proto-Trump : Roger Nols. Celui-ci veut, à tout prix, rester au pouvoir. Il va pour cela d’abord agresser les Flamands, avant de découvrir le bon filon : attiser la haine anti-immigré·es. Si la complaisance raciste n’est pas son apanage (d’autres leaders politiques ont parfois flirté avec ces bassesses…), Nols va trancher par la violence de ses propos, et son passage aux actes : fermeture d’écoles et de bibliothèques dans les quartiers « immigrés », interdiction des inscriptions et enseignes en turc ou en arabe, organisation de chancres urbains (terrain vague « Rasquinet », taudification active de maisons en vue de spéculation immobilière…).

En 1984, heureuse époque où le racisme n’était pas encore devenu banal, l’invitation de Jean-Marie Le Pen porte à un paroxysme cette logique d’affrontement. La politique communale avait, pour longtemps, quitté le territoire banal de la gestion locale : il fallait réagir, d’urgence et radicalement. À défaut d’une opposition politique populaire et démocratique (en 1982, la liste antiraciste « DSF » avait obtenu… zéro siège, et le PS schaerbeekois de l’époque courait après Nols !), les citoyen·nes devaient inventer autre chose. Avant les élections de 1988, 40 000 tracts « Ne votez pas pour nous », financés et distribués par une quarantaine de Schaerbeekois·es, arrivaient dans les boîtes aux lettres… La démocratie, y lisait-on, on va s’en occuper nous-mêmes…

Pourquoi la « démocratie » ?

« La question [est] de savoir qui prend part aux processus de décision, c’est-à-dire non seulement à l’élaboration des solutions, mais aussi à la définition collective des questions qu’il est légitime d’aborder. » (Didier Eribon, Retour à Reims)

Beaucoup des fondateurs et fondatrices ainsi que des sympathisant·es de DS venaient des luttes urbaines et sociales des années 1970 : antiracisme surtout, droit au logement, maisons médicales… Que penser de ce passage d’une série de combats concrets autour d’enjeux réels et immédiats, à un mouvement autour du concept plus abstrait de « démocratie » ?

Notons d’abord que la valeureuse équipe de fondation du printemps 1988 ne s’est pas contentée de ce qu’on appelle aujourd’hui la « bonne gouvernance[1. En caricaturant un peu cette notion importée du champ des entreprises vers le politique à la fin des années 90 : peu importe les décisions prises, qu’elles penchent à gauche ou à droite, du moment que les débats se sont passés correctement, avec efficacité et transparence.] » : si ses membres voulaient démocratiser la démocratie, c’était en conservant à l’esprit leurs luttes concrètes : dans les six points de la Déclaration de 1988, quatre visaient des objectifs sociaux (antiracisme, logement, jeunesse et pauvreté) et seulement deux la « qualité de la démocratie » (proximité de l’administration, participation des citoyens).

Dans cette aspiration à une démocratie « au service des dominé·es », un résultat particulièrement important a été la réappropriation (sinon toujours, du moins souvent) du territoire des questions. Le fonctionnement courant de la « démocratie » en régime représentatif consiste à ce que des partis définissent des questions (« Voulez-vous moins d’impôts ? Plus de parkings ? Moins d’immigrés ? ») auxquelles les citoyen·nes répondront en votant. Une conviction implicite qui traverse trois décennies de DS est celle-ci : la démocratie réelle ne commence que lorsque ce sont des citoyen·nes organisé·es qui déterminent les questions pertinentes. À de nombreuses reprises, nous avons convoqué partis ou échevins autour de nos questions et constaté que nous avions conquis une audience suffisante pour qu’ils se sentent obligés d’y répondre. Un exemple : avant les élections, à plusieurs reprises, nous avons envoyé un questionnaire fermé (il fallait répondre par oui ou par non à nos questions) à tous les partis, en annonçant que nous publierions tant les réponses que les refus de répondre.

On lira dans ce dossier d’autres dimensions de cet amour exigeant pour la démocratie : le suivi public et rigoureux de tous les conseils communaux, l’effort de pédagogie (c’est quoi, un budget communal ?)… Au total on retiendra que, 30 années durant, les nombreuses et nombreux porteuses et porteurs de DS ont donné un sens et un contenu à ce mot trop mal fréquenté de « démocratie ». Ils auront joué un rôle impossible à mesurer précisément, mais néanmoins déterminant, dans la transition d’une commune soumise à un poujadisme sans opposition valable vers un des meilleurs (ou des moins mauvais) exemples de politique locale dans la Région bruxelloise.

Cette belle histoire est terminée. Bien des raisons de lutter qui animaient les fondateurs et fondatrices de DS restent terriblement d’actualité. Le logement est impayable, la pauvreté frappe une famille sur
trois, sous les habits neufs de l’islamophobie le racisme est plus présent que jamais, et de nouvelles menaces se sont ajoutées. Les militant·es d’aujourd’hui et de demain gagneront à se souvenir de cette leçon, qui n’est pas que schaerbeekoise : la démocratie est un bel outil, quand les citoyen·nes organisé·es s’en saisissent pour servir la justice et l’égalité ; si elle est seulement une forme d’administration, elle n’est rien.

(Image de la vignette et dans l’article sous  CC BY-NC-SA 2.0  ; photographie de l’Avenue Louis Bertrand à Schaerbeek, prise en août 2021 par Antonio Ponte.)