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Pourquoi est-ce important de donner la parole aux femmes ?

© Stephan Röhl
Les chiffres des différentes enquêtes sur la place des femmes dans les médias et les panels de conférence se suivent et se ressemblent. Quels mécanismes et stéréotypes sont à l’œuvre pour effacer la parole des femmes ? Qu’est-ce que cela signifie en termes démocratiques ?

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

Juin 2020. En plein confinement, un débat rassemble quatre hommes blancs sur une télévision belge. Le thème de la discussion ? Les métiers de contact. J’éteins ma télévision, regarder mon mur fera très bien l’affaire à la place ce soir. Parce que j’ai enquêté sur ce sujet dès le lendemain du confinement, je sais que les « métiers de contacts » sont assurés dans une grande majorité par des femmes, et le plus souvent racisées. Selon les chiffres de Statbel[1. Statbel, Les professions en Belgique, 2021.], les femmes représentent 99 % des sages-femmes, 98,4 % des aides-ménagères à domicile, 91,8 % du personnel hospitalier, 78,6 % des caissières, 96 % des puéricultrices. Autant de métiers de contact qui ont continué à travailler durant les confinements successifs, souvent sans aucune protection fournie par leurs employeurs. En mars 2020, soit quelques jours après l’annonce du premier confinement, une aide-ménagère m’expliquait[2.C. Wernaers, « Coronavirus: les aides-ménagères s’interrogent », Les Grenades-RTBF, 16 mars 2020.] : « J’ai travaillé ce matin, je n’ai reçu que des consignes de base de la part de mon agence, c’est-à-dire garder des distances de sécurité et me désinfecter souvent les mains. Ce sont les consignes que l’on peut lire partout et rien de plus. Pour moi, ce n’est clairement pas suffisant, on devrait par exemple bénéficier de matériel adapté, si on veut pouvoir continuer dans ces circonstances. Il n’est pas normal de continuer à travailler sans être protégées, de travailler tout court en fait ! J’ai peur de, sans le savoir, contaminer des gens chez eux. Je ne veux pas transmettre le virus à des clients. Nous ne sommes jamais très protégées dans ce métier, nous passons en dernier. »

Quand les femmes disparaissent de l’actualité

Alors que les femmes se trouvaient en première ligne pour continuer à prendre soin de nos sociétés, leurs réalités semblaient paradoxalement disparaître des médias (une place qui n’est déjà pas actée en temps dit normal[3.Voir dans ce numéro : J.-J. Jespers, « “Bavards” et “muets” dans l’agora médiatique ».]). « La présence des femmes en tant que sujets, sources et journalistes dans les sujets liés au covid-19 peut parfois être plus élevée que dans les sujets qui ne traitent pas de la pandémie, mais la qualité des contenus du point de vue du genre est moins bonne. Les articles sur le coronavirus se concentrent […] moins sur les femmes, ils sont moins susceptibles de soulever des questions d’égalité ou d’inégalité entre les sexes, ou de remettre clairement en cause les stéréotypes de genre », conclut d’ailleurs le dernier Projet mondial de monitorage des médias auquel la Belgique prend part (parmi une centaine d’autres pays)[4.Global Media Monitoring Project, 2020.]. « On est dans la conquête de l’espace public par les femmes et elles disparaissent de l’espace médiatique dès qu’il y a un événement majeur », expliquait en avril 2020 la philosophe française Geneviève Fraisse aux Grenades-RTBF[5. S. Kessas, G. Fraisse : « À chaque événement majeur, les femmes disparaissent de l’espace médiatique », Les Grenades-RTBF, 24 avril 2020.]. En France, en septembre 2020, le rapport Place des femmes dans les médias en temps de crise[6.C. Calvez, Place des femmes dans les médias en temps de crise, 9 septembre 2020.] observait « une baisse du pourcentage de la parole des femmes pendant la période du confinement […] en période de crise, où l’actualité se fait dans l’urgence, on constate une aggravation de la sous-représentation des femmes expertes dans les médias audiovisuels ». L’étude rapporte par exemple que la parole masculine a oscillé entre 57 % et 80 % (!) selon les chaînes de télévision. La presse écrite n’a pas fait mieux : au tout début du confinement, les Unes des journaux présentaient des hommes à 83,4 %. À ce titre, la Une du journal Le Parisien du 5 avril 2020 fera date (et a déjà fait scandale). On peut y lire : « Ils racontent le monde d’après ». Un monde d’après qui ressemble furieusement au monde d’avant : seuls quatre hommes blancs d’âge moyen ont été invités à s’exprimer.

Serait-ce seulement triste, injuste, risible ou regrettable ? Non, c’est surtout grave démocratiquement. La crise sanitaire a constitué un moment de débat et a engendré de nombreuses discussions. En 2021, les femmes représentaient 50,7 % de la population en Belgique (49,3 % d’hommes), et certaines d’entre elles, concernées en premier plan, n’ont pas eu accès aux médias qui doivent pourtant rendre compte de ces débats avec le plus de véracité possible.

Autre exemple : en 2019, lors d’une énième polémique sur le sujet, le média français Les Inrocks[7. F. Marlier, « Pourquoi ne voit-on pas de femmes portant le voile dans les débats sur le voile ? », Les Inrockuptibles, 21 octobre 2019.] posait une question extrêmement pertinente : « Pourquoi ne voit-on pas de femmes portant le voile dans les débats sur le voile ? » Le journal Libération avait fait les comptes : 85 débats sur le voile avaient été organisés pendant une semaine, 286 personnes avaient été invitées à s’exprimer, aucune femme voilée. À la place, on a beaucoup entendu dans les médias le même type de profils que ceux qui voulaient nous expliquer le monde d’après. Mon propos ici n’est pas de dire qu’il faut interdire aux hommes blancs de s’exprimer, je questionne plutôt le fait qu’eux seuls sont invités à débattre sur tous les sujets, au détriment des personnes directement concernées. Une non-mixité des débats démocratiques et médiatiques qui ne dérange pas grand-monde, au contraire de celle organisée par les groupes dominés et qui permet, elle aussi, à une certaine parole d’émerger[8. Voir dans ce numéro : N. Plateau, « Le dialogue pluriel. Des Cahiers du Grif (1973-1978) à aujourd’hui ».].

Stéréotypes et violences en démocratie

La démocratie, résumée par la phrase « Un homme (sic), une voix », entend mettre chacun·e sur un pied d’égalité, est-ce vraiment possible dans une société patriarcale, construite sur des rapports de pouvoirs inégaux qui partout transparaissent ? L’expertise par exemple est considérée comme masculine parce que la parole des femmes est mise en doute. Chiara Condi, jeune entrepreneuse, explique aux Terriennes[9. N. Bouchenni, « Ces hommes qui m’expliquent la vie, le livre de Rebecca Solnit décrypte le mansplaining et la culture du viol », Les Terriennes, 23 juillet 2018.] : « En tant que femme, pour moi, le plus difficile, c’est d’avoir de la crédibilité. La parole d’un homme sera toujours prise au sérieux, tout de suite. Pour une femme, on va se poser des questions. Elle va devoir se défendre. C’est une double tâche pour elle. Elle doit tout le temps prouver qu’elle est capable, prouver qu’elle a raison d’être là, prouver que ce qu’elle dit a de la valeur. Un homme peut simplement être lui-même, et être apprécié pour ce qu’il est, et ce qu’il dit. » C’est l’un des freins à une plus juste présence des femmes dans les débats démocratiques.

Il en existe d’autres, comme le cyberharcèlement qui touche en majorité les femmes et surtout celles qui s’expriment publiquement[10. E. Voillot, « Cyberharcèlement : les femmes principalement touchées », Femmes plurielles, 30 juillet 2019. ]. « “Pour qui vous prenez-vous ?”, “Grosse pétasse ridicule”. C’est avec ces mots que, trop souvent, le grand public accueille l’expertise des femmes académiques. Des mots transmis par mails ou via les réseaux sociaux. Des mots destinés, consciemment ou inconsciemment, à leur rappeler ce qui est considéré comme leur juste place : hors de la sphère publique. » C’est ainsi que débute une carte blanche signée par de nombreuses personnalités académiques de l’UCLouvain[11. Un collectif d’universitaires, « Vers une université exempte de (cyber)violences basées sur le genre », Le Soir, 24 novembre 2021.]. Ce harcèlement n’est pas sans conséquence : selon une enquête d’Amnesty International[12.Amnesty International, Harcèlement en ligne : l’impact inquiétant, 2017.], portant sur huit pays, 76 % des femmes ayant déclaré avoir subi des violences ou du harcèlement sur une plateforme de réseau social ont modifié la manière d’utiliser ces plateformes. Elles ont notamment limité les sujets sur lesquels elles postent : 32 % ont cessé de publier du contenu véhiculant leur opinion sur certains sujets. Il y a quelques siècles déjà, bien avant l’arrivée d’Internet, des êtres humains avaient trouvé important d’écrire que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ». Il s’agit de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée en 1789. Force est de constater que l’on peut encore laisser cette citation au masculin.

Quelles solutions ?

Il est possible de faire comme le Premier ministre Alexander de Croo qui a modifié la page de contact sur son site web après avoir signé la charte des panels inclusifs, soulignant ainsi « qu’il préfère participer à des panels ayant une composition diversifiée et inclusive. » Claire Godding, coprésidente du réseau Women in Finance est à l’origine de ce projet. Elle explique[13.C. Wernaers, « Vers des panels plus inclusifs lors d’événements ou de conférences ? », Les Grenades-RTBF, 11 décembre 2021. ] : « Tout a commencé pendant le confinement, lorsque je suis tombée sur un panel 100 % masculin : des hommes blancs de la même génération allaient nous y expliquer le monde d’après-covid. […] Il faut expliquer que c’est dommage car un groupe homogène n’est pas très intéressant à écouter. Ce qui est intéressant, c’est la confrontation des points de vue ! Plusieurs études ont montré qu’un panel mixte garantit des débats plus riches et plus ouverts, avec des idées plus innovantes. » Une enquête réalisée par ProFacts en 2020 a par ailleurs conclu que 80 % des Belges préféraient les panels dans lesquels il y avait autant d’hommes que de femmes[14. Idem.].

En tant que journaliste travaillant pour des médias féministes, j’ai également la chance de pouvoir utiliser quelques techniques, en plus des règles déontologiques qui sont notre boussole, pour protéger mes sources qui sont dans une grande majorité des femmes s’exprimant publiquement, souvent pour dénoncer des violences masculines (une sacrée combinaison) : d’abord, je leur donne l’occasion de relire leur papier car ce sont, elles, les expertes du sujet. Toutes ne le souhaitent pas mais cela en rassure certaines d’entre elles. Je prends le temps de leur expliquer concrètement ce qu’elles risquent en prenant la parole dans un média et nous décidons ensemble si elles restent anonymes ou sont identifiées dans mes articles sous leur vrai nom. J’utilise toujours les bons mots pour qualifier les violences qui leur sont faites : pas « incident » quand il s’agit d’une agression au couteau, pas « abus sexuel » quand il s’agit d’un viol, sûrement pas « drame familial » quand nous sommes confrontées à un féminicide. Enfin, je garde cette même vigilance sur les réseaux sociaux des médias, où je travaille également à la modération. Toutes les insultes ou remises en cause sans argument de la parole des femmes sous nos articles, vidéos et podcasts partagés sur nos pages sont systématiquement supprimées, et ce afin d’offrir un safe space, un espace bienveillant, pour accueillir ces récits. Sur les pages des médias féministes, nous sommes régulièrement victimes de raids misogynes, lorsque des dizaines d’internautes déboulent en même temps sur notre page pour y poster des insultes ou des remarques plus qu’acerbes, nous demandant une grande vigilance. Cette modération fonctionne : quand on laisse moins de place à cette violence, il y a moins d’émulation, ce qui n’empêche d’ailleurs pas le débat, parfois tendu, entre internautes sur certaines questions, auquel il faut laisser de la place. Résultat ? Nos sources nous contactent d’elles-mêmes car elles se sentent « en sécurité » dans de tels médias.

Cela nous permet d’accéder à leur parole et de la transmettre au public, en traitant les réalités des femmes comme de faits de société, en traitant leur parole comme étant assez sérieuse pour enquêter sur ces sujets. « Ce que dit une femme n’a pas de valeur. Elle ne peut pas faire un bon témoin, même de sa propre vie. Même quand des choses horribles lui arrivent. On crée une fiction autour des femmes. Elles sont folles, elles mentent, elles imaginent des choses. Et les hommes peuvent faire ce qu’ils veulent. […] La crédibilité est en fait une question de survie pour les femmes. Ça m’a soudainement terrifiée et bouleversée. J’ai pensé : “Et si cette personne essayait de me tuer ? Si je dénonçais un comportement dangereux, que se passerait-il ?” C’est vraiment une question politique pour les femmes [d’être crues] », précise aux Terriennes[15. Op. cit.] Rebecca Solnit, autrice du livre Ces hommes qui m’expliquent la vie. Au final, ce que les femmes ont à nous dire nous concerne toutes. Et tous.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; interview, photographie prise en avril 2014 par Heinrich-Böll-Stiftung.)