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Presse : tous ne furent pas Charlie…

Être ou ne pas être « Charlie » ? Publier ou ne pas publier les caricatures de « Charlie » ? L’unanimisme de mise dans le paysage médiatique francophone n’a guère trouvé écho, à l’échelle européenne et mondiale. Des choix éditoriaux divergents qui ne relèvent en aucune manière d’un prétendu repli de la liberté d’expression, sous la pression de la terreur.

Les journalistes traitent les faits d’actualité avec distance et détachement. Étaient-ils en condition de s’y conformer, au lendemain du massacre perpétré dans la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo par des djihadistes français ? Nombre de consœurs et confrères se sont sentis meurtris dans leur chair : la tuerie ciblait des valeurs et des libertés qui fondent leur engagement professionnel. Personne n’est en droit de contester l’énorme élan de compassion et de solidarité suscité par le carnage, au sein de la profession. Reste qu’au moment de rendre compte des évènements, les médias, dans le monde, n’ont pas repris en chœur les « Je suis Charlie » scandés par une bonne partie de la presse française et européenne. Certains y ont vu le signe d’un prétendu recul de la liberté d’expression, voire une preuve de la « lâcheté » des titres de presse qui cédaient ainsi au « diktat » des terroristes.

Peut-on vraiment en vouloir aux rédactions, aux journalistes, qui ont préféré tempérer cette liberté de tout dire, de tout montrer ?

La vertueuse presse solidaire de « Charlie », contre les médias complices des fanatiques de l’islam ? L’antagonisme est séduisant. Mais terriblement réducteur. Comme le proclame si bien l’hebdo satirique français Le Canard Enchaîné, « La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas ». En vertu de ce sage précepte, il est sain qu’un grand nombre de médias européens aient reproduit les caricatures de « Charlie ». Ce geste de compassion à l’égard des victimes, acte émotionnel, était aussi une réponse politique à la tentative d’intimidation des terroristes. Cela dit, notre expérience de terrain, à la Fédération européenne des journalistes (FEJ), prouve que la liberté d’expression, sous nos latitudes, est bien plus souvent menacée par les gouvernements que par les marchands de terreur. La presse souffre parfois d’une coercition étatique directe, comme en Russie, en Turquie ou dans les Balkans. Elle subit partout ailleurs la menace sournoise de la surveillance de masse qui ruine sa capacité à exercer pleinement sa mission de contre-pouvoir. La première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a cristallisé, en France, le concept de liberté d’expression : liberté de parler, d’écrire et donc de penser. Et la République en use sans s’imposer d’insurmontables limites, à entendre l’analyse de Mathias Delori, chercheur CNRS au Centre Émile Durkheim de Bordeaux, au lendemain de l’attentat chez Charlie : « Qui pense réellement que ce droit fondamental soit aujourd’hui menacé en France, notamment quand celui-ci consiste à caricaturer la population musulmane, laquelle est – et restera vraisemblablement dans les moments à venir – fréquemment moquée, caricaturée et stigmatisée ? »[1.« .Ces morts que nous n’allons pas pleurer », blog de Mathias Delori, 8 janvier 2015.].

Éthique de responsabilité

Face à ce constat, peut-on vraiment en vouloir aux rédactions, aux journalistes, qui ont préféré tempérer cette liberté de tout dire, de tout montrer ? Ainsi, les médias anglo-saxons, qui évoluent pourtant dans un contexte de liberté d’expression plus libéral (sans lois mémorielles, sans criminalisation de « l’apologie du terrorisme » aux États-Unis), se sont montrés beaucoup plus circonspects à l’heure de reproduire les caricatures de « Charlie ». Pour Jean-Paul Marthoz, professeur de journalisme international à l’UCL, il serait simpliste de réduire la pratique de nombre de médias britanniques et américains à un réflexe de peur, voire de soumission à la terreur : « Le débat interne a parfois été intense : Dean Baquet, rédacteur en chef du New York Times, a beaucoup hésité avant de décider de ne pas publier les caricatures de Charlie. Il l’a justifié par la ligne éditoriale du quotidien, qui bannit les textes ou images qui relèvent plus de l’insulte gratuite que de la satire. Mais des journalistes de son équipe lui ont publiquement reproché de ne pas avoir marqué sa solidarité avec les victimes ».

Charlie, fou du roi ? Charlie, vecteur de haine misogyne, homophobe et islamophobe, comme l’affirme l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston ?

« Les responsables de médias qui ont décidé de ne pas publier les caricatures l’ont souvent fait pour de très bonnes raisons, poursuit Jean-Paul Marthoz : respecter leur politique éditoriale ou leur code de déontologie interne, ou – comme l’a justifié le journal danois Jyllands-Posten – en vue d’éviter de mettre en danger la vie de leurs employés, ou encore protéger les envoyés spéciaux dans les pays sensibles… Cette diversité dans le comportement des médias est somme toute rassurante : chaque rédaction a fait un choix. Son choix. Parce qu’elle avait la liberté de le faire »[2.Conférence coorganisée par la FEJ, Bruxelles, 22 janvier 2015.]. Pour Didier Fassin, professeur de sociologie à Princeton, la décision de publier ou de ne pas publier les caricatures répond en fait à deux approches morales décrites par Max Weber. « D’un côté, l’éthique de conviction repose sur le principe kantien du devoir : il faut agir en fonction de principes supérieurs auxquels on croit. De l’autre, l’éthique de responsabilité relève de la philosophie conséquentialiste : il faut agir en fonction des effets concrets que l’on peut raisonnablement prévoir ». Dans le cas de la republication des caricatures, la presse française et une bonne part de la presse européenne se sont référées aux principes de liberté de la presse et de liberté d’expression : « La démocratie suppose que chacun puisse dire ce qu’il veut, même si cela peut offenser une partie des citoyens », résume Fassin. D’autres médias, en revanche, ont invoqué les conséquences prévisibles d’une republication : blesser toute la population musulmane en portant atteinte à ce qu’elle a de plus sacré (« l’impossible- à-supporter »), générer des réactions hostiles potentiellement dangereuses pour les journalistes, favoriser la radicalisation de certains musulmans et jouer ainsi le jeu des terroristes. « L’ironique paradoxe, prévient Fassin, serait que ceux qui défendent la liberté d’expression radicalisent leur position au point de n’être plus en mesure d’accepter que s’expriment d’autres opinions que la leur »[3.« Charlie : éthique de conviction contre éthique de responsabilité », Libération, 19 janvier 2015.]. De fait, le mot d’ordre « Je suis Charlie » a fini par virer à l’injonction. Comme s’il fallait nécessairement choisir son camp : pour les démocrates ou pour les terroristes ! « Soyez libre, c’est un ordre », ironise Pierre Rimbert dans Le Monde diplomatique[4.Soyez libre, c’est un ordre », Le Monde diplomatique, février 2015.]. Champion des libertés individuelles, le journaliste britannique Glen Greenwald, qui a révélé le scandale de la surveillance de masse, s’indigne : « Depuis quand défendre la liberté d’expression d’autrui suppose qu’on republie voire qu’on embrasse ses opinions ? »[5.Tweet du 8 janvier 2015.]. Malgré l’horrible drame qui s’y est joué, chacun a le droit de ne pas apprécier « Charlie Hebdo », de ne pas « être Charlie ». Le philosophe slovène Slavoj Žižek n’hésite pas à voir dans cette adhésion une « identification pathétique… Le problème avec l’humour de Charlie Hebdo n’est pas qu’il va trop loin dans l’irrévérence, mais que ses excès inoffensifs cadrent parfaitement avec le cynisme hégémonique de l’idéologie dans nos sociétés. Cet humour ne menaçait en aucune manière ceux qui détiennent le pouvoir ; il rendait au contraire leur exercice du pouvoir plus tolérable[5. »In the Grey Zone », London Review of Books, 5 février 2015.]. Charlie, fou du roi ? Charlie, vecteur de haine misogyne, homophobe et islamophobe, comme l’affirme l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston[7.Propos tenus lors d’une lecture à Lausanne, 28 janvier 2015.]?… Ce n’est pas l’avis de l’avocat Peter Noorlander, de l’organisation Media Legal Defense Initiative, qui rappelle que sur une cinquantaine de procès contre le périodique, en 22 ans, aucun ne s’est soldé par une condamnation pour incitation à la haine. « La Cour européenne des droits de l’Homme condamne l’incitation à la haine à l’égard d’individus ciblés sur base de leurs croyances religieuses, mais elle autorise la satire de la violence extrémiste au sein des convictions religieuses »[8.When satire incites hatred: Charlie Hebdo and the freedom of expression debate”, Human Rights Action Bulletin, janvier 2015.].

La meilleure réponse

Quoi qu’on pense de la teneur des caricatures, nombre de médias non européens ont aussi soulevé la question d’une compassion à géométrie variable… L’écrivain chilien Ariel Dorfman s’en est ému : « Vu depuis Santiago du Chili, dans une Amérique latine où les confrères mexicains, guatémaltèques et honduriens de Charlie Hebdo meurent tués de sang-froid sans que personne ne semble s’en rendre compte, il est urgent de s’interroger sur les raisons qui font que les rues de notre malheureuse planète ne s’emplissent pas de centaines de milliers de citoyens proclamant “Je suis Alfredo Villatoro, Je suis Regina Martinez, Je suis Luis de Jesus Luna” »[9.“We Were Arrogant”, Der Spiegel, 23 janvier 2015]… Au Spiegel qui lui demandait s’il se sentait « Charlie », Dean Baquet a répondu que sa mission consistait à couvrir les faits : « Le vrai courage, pour une entreprise de presse, consiste à investir dans la couverture des faits de ce monde »[10.« Je suis Pepone y Rodolfo y Regina », América Latina en Movimiento, 19 janvier 2015.]. « Comme l’avait si bien dit le journaliste américain Bob Greene, après l’assassinat par la Mafia de son confrère Don Bolles, “On peut tuer un journaliste, mais on ne peut pas tuer un sujet”, rappelle Jean-Paul Marthoz. La meilleure réponse à opposer à ceux qui veulent terroriser la presse est d’intensifier les enquêtes journalistiques, d’affecter dix journalistes là où il n’y en avait qu’un qu’on a fini par faire taire ».