mobilité
Privatisation de la SNCB : un projet idéologique, pas un raisonnement financier
16.05.2025

Si cela ne tenait qu’à la NVA, le transport public ferroviaire serait privatisé. Les principaux adversaires d’un État social ont une longue liste d’arguments pour soutenir cette vision. Les intérêts des navetteurs et navetteuses, ainsi que des usager·es plus occasionnel·les n’en font pas partie. Ce qui est en jeu est en fait beaucoup plus vaste : de quelle société voulons-nous, pour nous-mêmes, nos enfants et petits-enfants.
Dorien Cuylaerts, membre NVA de la Chambre des Représentants, a déposé une proposition de loi pour réduire la part publique de l’actionnariat de la SNCB de 90 à 50%1.Cela transformerait la SNCB, « monopole traditionnel déficitaire », en une « entreprise publique bénéficiaire dans un environnement concurrentiel ».
L’idée d’une privatisation partielle de la SNCB circule depuis déjà fort longtemps dans les milieux libéraux.L’ancien ministre fédéral VLD de la Mobilité, Herman De Croo (1981-1988) en était un partisan.
La NVA, tout aussi libérale, a lancé plusieurs fois dans le passé l’idée d’une régionalisation : une scission en deux réseaux ferroviaires, flamand et wallon. Cette régionalisation irait alors de pair avec une privatisation, non pas de la société de transport dans son ensemble, mais de sociétés plus petites qui gèreraient un nombre limité de lignes.
C’était à une autre époque, mais le transport ferroviaire belge a déjà été privé. La SNCB a été fondée en 1926 comme entreprise publique (bientôt centenaire donc) en partie pour éponger les importants déficits laissés par les exploitants privés successifs.
Libre marché : les bénéfices pour le privé, les charges pour le contribuable
La Belgique a été le deuxième État (après la Grande-Bretagne) à créer un réseau ferroviaire, en 1835. Dès le début, les entreprises privées se sont intéressées à la gestion des lignes très utilisées et rentables entre les villes.
Entre 1835 et 1926, dans l’ensemble du pays, plusieurs entreprises privées, de petite taille,étaient actives sur les différentes parties du réseau. Ces entreprises étaient des précurseurs en Europe et exploitaient également des lignes dans d’autres pays. Le transport ferroviaire était en d’autres termes un véritable marché libre, avec des bénéfices pour le privé et des charges pour le et la contribuable. Cependant l’État belge est resté tout le temps l’exploitant du rail dominant et le plus dynamique.
Après la Deuxième Guerre mondiale,la Grande-Bretagne, sous l’impulsion de la Première ministre Margaret Thatcher, a été le premier pays à recourir à une privatisation complète. Celle-ci n’eut pas lieu sans difficulté.
Ses plans ne furent concrètement mis en œuvre que sous l’impulsion de son successeur, John Major. L’ensemble de l’opération dura trois ans, de 1994 à 1997. Le réseau fut réparti entre différentes entreprises : 25 entreprises furent chargées d’exploiter chacune un certain nombre de lignes, 3 entreprises étaient en charge de l’achat et de l’entretien des trains ainsi que de leur leasing aux 25 exploitants. L’infrastructure fut quant à elle prise en charge par l’entreprise Railtrack.
Aucune des 25 entreprises ferroviaires privatisées n’a fourni un meilleur service
Ces entreprises devaient recevoir comme base de départ un subside public fixe et devaient ,au-delà, être responsables de leurs propres recettes et dépenses. Aucune des entreprises intéressées n’apparaissait prête à assurer une exploitation ferroviaire sans cette garantie d’une allocation régulière fournie par les pouvoirs publics.
Le matériel roulant britannique (rames autonomes, locomotives, wagons) est le moins modernisé de toute l’Europe. Des trains des années 1950 roulent encore sur les plus petites lignes. Aucune des trois entreprises privées en charge de ce matériel (Angel Trains, Porterbrook, et Eversholt) n’a procédé à des investissements sérieux dans de nouveaux trains modernes au cours des trente années écoulées. De temps à autre de nouveaux achats font l’objet de grandes campagnes de promotion, mais la plus grande partie du matériel roulant s’use et la manière dont il est entretenu est catastrophique.
Railtrack, le gestionnaire de l’infrastructure, a dû être renationalisé en 2002 après seulement 8 ans, parce que cette entreprise n’avait que très peu investi dans l’entretien et qu’un trop grand nombre de lignes étaient hors service en raison de pannes sur les voies et les aiguillages, et dans la signalisation. De plus, cette entreprise n’avait quasiment rien investi en matière de nouvelles lignes.
Les 25 exploitants ferroviaires arrivaient cependant à octroyer des dividendes sans avoir réalisé de bénéfices, en prenant en compte les subsides publics dans leur bilan. Huit d’entre eux ont été contraints d’être renationalisés, parmi lesquels Virgin Trains East Coast appartenant au milliardaire Richard Branson.
Par rapport au pouvoir d’achat des usager·es, le train britannique est le plus cher d’Europe. La Grande-Bretagne est l’exemple le plus extrême, mais il n’y a aucun pays au monde où de vraies entreprises privées ont connu le succès sans subsides publics.
On mentionne souvent le modèle suisse, mais dans ce pays les entreprises travaillent avec des conditions qui sont encore plus strictes que celles du contrat de gestion entre la SNCB et l’État belge. Ainsi par exemple, les entreprises ferroviaires sont obligées de construire des gares intégrées accueillant les trains, les trams, et les bus.
Actuellement les syndicats de cheminot·es sont véritablement les boucs-émissaires. Ce qu’ils devraient faire, c’est effectuer ensemble une étude économique montrant l’impact quotidien du train. Il est énorme. Ce n’est pas moi qui l’affirme : c’est l’opinion de la FEB, la fédération patronale.
Les 6 et 7 janvier 2016, le personnel de la SNCB a fait grève. Ce n’était pas une grève totale : environ 60 % des trains ont quand même roulé. Selon la FEB cette grève partielle de deux jours a causé 40 millions d’euros de dommages à l’économie. Les causes : l’augmentation du trafic routier, l’accroissement des files (en temps et en importance), la perte de temps du transport routier, les personnes qui n’ont pas réussi à arriver sur leur lieu de travail, les retards pour ceux qui y sont bien arrivés, et la perte de bénéfices en raison de la baisse de production.
Il n’y a jamais eu de calcul précis, mais une grève complète du train coûterait donc beaucoup plus cher.
Le train apporte au moins 14,6 milliards d’euros chaque année à l’économie
La réponse des cheminots a été rapide : voilà donc l’apport à l’économie belge que nous générons avec notre activité ferroviaire. Depuis lors la FEB évite la plupart du temps de mentionner les dégâts à l’économie comme argument lors des grèves de cheminots.
En se fondant sur ce chiffre bas calculé en 2016 par la FEB, on peut donc estimer2 que le train apporte près de 14,6 milliards d’euros à l’économie. Cela ne veut pas dire que les entreprises publiques SNCB et Infrabel ne doivent pas être gérées de manière efficiente, mais cela place le budget public pour la SNCB sous un tout autre éclairage.
Il y a aussi des raisons spécifiquement belges qui rendent une scission en entreprises ferroviaires régionales impossible. Il suffit de regarder la carte du réseau ferroviaire. Il n’y a que deux grandes lignes Lille-Courtrai-Gand-Anvers et Mouscron-Mons-Charleroi-Namur-Liège qui ne passent pas par la Jonction Bruxelles Nord-Midi. Aucun autre pays européen n’a une telle structure en toile d’araignée.
Bart De Wever et son allié Marc Descheemaeker ont lancé en janvier 2016 l’idée de lignes régionales séparées3. C’était déjà irréalisable à l’époque et ce n’était qu’un entêtement idéologique sans aucune maîtrise des réalités.
Selon la NVA, cela devrait donc être possible en 2025, tout comme pour BPost et Proximus. Les télécommunications et le service postal ne sont plus des activités naturellement monopolistiques parce que la nature de leur activité permet l’existence d’autres opérateurs. Le train reste bien un monopole naturel.
Comment se fait-il que la privatisation semble ne jamais réussir, mais que les forces néolibérales persistent à la vouloir ?
La scission entre l’exploitant SNCB et le gestionnaire d’infrastructure Infrabel n’a, elle non plus, aucun sens. Contrairement à ce qui est régulièrement affirmé, ce n’est en rien une obligation européenne. L’UE impose uniquement une comptabilité séparée pour ces deux activités et laisse aux États membres toute liberté pour les organiser. Plusieurs d’entre eux ont déjà renoncé à cette scission.
En plus de son inefficacité, elle crée l’illusion d’une Infrabel « bénéficiaire » et d’une SNCB « déficitaire », parce que Infrabel impose son prix sans concurrence pour l’utilisation de l’infrastructure par la SNCB (et cela bien plus haut que ce qu’un véritable « prix du marché » exigerait).
La question que doit se poser toute personne ayant un regard critique est double : comment se fait-il que la privatisation semble ne jamais réussir, mais que les forces néolibérales persistent quand même à la vouloir ?
La réponse est simple. Les partisans de la privatisation ont une motivation qui est idéologique, pas financière.Une entreprise publique utilise les recettes différemment d’une entreprise privée. Le secteur public investit plus avant dans l’entreprise, tandis que l’entreprise privée distribue des dividendes.
Les idées de privatisation se placent dans une stratégie antisyndicale
De plus, une entreprise publique est financée par les impôts de tous les citoyen·nes, pauvres et riches (pour autant que ces derniers paient correctement leurs impôts) et des entreprises (de niveau, sous réserve d’un paiement correct des taxes). Dans une société du « chacun-pour-soi », il n’y a pas de place pour cela.
Un secteur ferroviaire divisé en plusieurs entreprises privées sape aussi la force collective du personnel pour la défense de ses droits. Ces idées de privatisation sont à situer dans une stratégie antisyndicale.
Dans celle-ci, il n’y a pas d’attention portée aux intérêts des utilisateurs du train. Ce sont surtout les navetteurs quotidiens, qui n’ont pas d’autre possibilité, qui seraient obligés de payer le prix qui leur serait imposé. Dans ce modèle, il n’y aurait aucune place pour des tarifs sociaux (enfants, étudiant·es, familles, pensionné·es).
Ce qui est en jeu c’est le choix de société, pour nous, nos enfants, nos petits-enfants
Ramenons pour conclure l’argument du libre choix à sa véritable dimension. Le libre choix (qui n’est pas celui des partisans de la privatisation) d’un train privatisé resterait exclusivement réservé aux entreprises. Les usager·es dans leur gare n’auraient aucun autre « choix », que celui de l’entreprise que leur imposerait le « libre marché ».
Ce qui est en jeu c’est bien plus que le statut d’une entreprise publique, c’est le choix de société dans laquelle nous voulons vivre, pour nous, nos enfants, et nos petits-enfants.
Lode Vanoost est membre de la rédaction de DeWereldMorgen et ancien député fédéral Groen (1995-2003. Il a participé à la coordination du dossier du n°111 de Politique « Flandre, la résistible ascension de l’extrême droite »(mars 2020
Traduction du néerlandais par Jean-Paul Gailly, membre du Collectif de rédaction
Le texte original de cet article est paru en néerlandais sur le site de DeWereldMorgen