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Prostitution : sans hypocrisie ni cynisme

La prostitution. Est-ce bien sérieux? Est-ce bien «politique»? Ces dernières semaines, le sujet est partout : dans les débats télévisés (dont Faire le point), à la «Une» de la presse (du Nouvel obs à L’Actualité des religions…), dans des discussions politiques autour de projets de loi…

Pourtant, à première vue, la situation peut paraître simple: d’un coté, la traite des êtres humains, l’une des branches florissantes de la criminalité organisée, activité que personne ne songerait à défendre et contre laquelle la Belgique s’est dotée, en 1995, d’une loi «exemplaire»; de l’autre, «le plus vieux métier du monde », une image un peu folklorique de la prostituée au grand cœur, espèce d’assistance sociale dont l’existence, en canalisant certaines frustrations masculines, protégerait d’une certaine manière les autres femmes de la violence de la rue… Mais voilà: la «loi exemplaire» n’est guère appliquée, et la traite ne fait que se développer, ce qui ne manque pas de poser des questions. Manque de moyens, manque de volonté? Ce type de discriminalité est-il peu poursuivi parce qu’au fond, il ne concerne «que» des êtres dont finalement on se préoccuper peu (en dehors des enfants), à savoir des étrangers, et principalement des femmes? Quant à la prostitution «libre», «choisie», certain-e-s — non sans un brin de moralisme — la considèrent comme un leurre, une façon de se donner bonne conscience pour éviter de s’attaquer à une situation dégradante, monstre né du croisement entre la marchandisation du corps humain et le rapport inégalitaire entre hommes et femmes…Tandis que d’autres — non sans une pointe de cynisme — répliquent que c’est une situation regrettable, sans doute, mais qui a toujours existé, et existera toujours, et que son utilité sociale est d’ailleurs indiscutable. «Chacun fait de son corps ce qu’il veut», proclament les un-e-s. «Le corps n’est pas une marchandise»! Titre d’un manifeste paru dans Le Nouvel Observateur, 11 mai 2000. Ce qui n’empêche pas le même hebdo de publier, dans les petites annonces du même numéro, des propositions pour des «Belles F. Slaves» ou des «Fleurs d’Asie» (mais peut-être s’agit-il de botanique… ?).. rétorquent les autres.

Hollande et Suède

En 1999, deux pays européens ont modifié leurs législations, dans des sens complètement opposés. D’un côté la Hollande, type du modèle «réglementariste», qui a légalisé la prostitution. Buts proclamés: lutter plus efficacement contre la traite tout en garantissant aux prostituées assumées des conditions de travail décentes. De l’autre, la Suède, qui a opté pour la «prohibition», mais d’une manière originale: plutôt que de s’en prendre à la prostituée, éternelle proscrite, elle s’est focalisée sur le client, qui risque des poursuites judiciaires. L’objectifs n’étant pas de jeter en prison des hommes plutôt paumés, mais de faire passer un message à l’ensemble de la société suédoise : la prostitution n’est pas acceptable. Ceci dans le contexte d’un pays où l’égalité entre hommes et femmes est plus avancée qu’ailleurs et dans le cadre d’une large campagne contre les violences faites aux femmes. Entre ces deux «extrêmes», il y a la position «abolitionniste», qui se propose avant tout d’abolir l’exploitation de la prostitution. Des projets de lois ont été déposés ou sont en préparation en Belgique également. Le débat actuel n’oppose pas simplement les « réacs » aux «modernes», les «réalistes» aux «hypocrites». Les deux positions peuvent avancer des arguments parfaitement honorables et clairement progressistes…comme le sont d’ailleurs les objections qu’on peut leur opposer. À ceux et celles qui refusent toute législation au nom du combat contre la domination des femmes, on peut répondre avec Pasty Sörensen, fondatrice de Payoke: «Le rejet total d’une réalité que l’on ne peut nier et qui va de pair avec le «sauvetage» caritatif des victimes, ne mène en rien à des solutions, ni pour les prostituées, ni pour la société. La reconnaissance sociale du phénomène est nécessaire pour l’intégration de ces «victimes» dans la société. Cette reconnaissance concerne en premier lieu l’acceptation du «métier». Ce n’est que lorsque le métier est accepté que la personne qui l’exerce devient acceptable» texte écrit pour la fondation Roi Baudouin en 1991, cité dans Chroniques féministes, janvier-février 1994. depuis, la position de P. Sörensen semble avoir quelque peu évolué puisqu’elle déclarait, dans Het Laatste Nieuws en janvier 2000: «Revenons aux racines, contentons-nous de prendre en charge leurs demandes réelles plutôt que de faire un travail… »… Mais à ceux et celles qui plaident pour la reconnaissance, on peut faire remarquer avec Wassyla Tamzali, responsable du programme Droit des femmes auprès de l’Unesco: «Ceux qui vous disent que reconnaître la prostitution et la légaliser, c’est faire preuve d’un manque d’hypocrisie, je dirai moi qu’il s’agit d’un renoncement… Si l’on avait voulu alphabétiser les esclaves, réglementer leurs conditions de vie, nous serions encore avec l’esclavage, peut-être avec des esclaves qui auraient des diplômes universitaires». Cité par Chroniques féministes Cependant, lorsqu’on creuse un peu la question, les positions ne sont peut-être pas aussi antagonistes qu’on pourrait le croire. Les «abolitionnistes» ne croient pas qu’on puisse supprimer la prostitution d’un coup de baguette magique. Si l’expérience suédoise séduit quelques-uns par son côté symbolique, peu sont prêts à défendre les poursuites contre les clients, avec ce que cela suppose d’atteintes aux libertés individuelles. Les abolitionnistes veulent avant tout qu’on améliore autant que possible le sort des prostituées. Même si cela doit passer par un «statut», donc, en quelque sorte, une forme de reconnaissance «professionnelle», y compris au niveau syndical. Quant aux réglementaristes, ils n’idéalisent pas l’expérience hollandaise, avec ses «maisons encadrées et bien tenues», si bien tenues qu’elles font fuir vers la Belgique des femmes qui préfèrent l’indépendance, au risque de la clandestinité ! Et tous n’acceptent pas d’aller jusqu’au bout de la logique «professionnelle», qui ferait de la prostituée un métier comme un autre, une espèce d’«emploi convenable» pour les chômeuses, avec formation professionnelle Ce n’est pas une idée fantaisiste : ce genre de «formation» est donné en Hollande et a été proposé par des membres de Payoke, avant d’être retiré , définition de «compétences» et donc de «faute professionnelle»; une situation où les proxénètes deviendraient alors des «employeurs», et les clients, des «consommateurs» pour qui un Test Achats un peu spécial étudierait les rapports qualité-prix…

Consensus mou?

En écoutant les un-e-s et les autres, en creusant les questions, en refusant de caricaturer les positions de l’autre, on se rend compte que dans la pratique, il est possible de rapprocher les points de vue. Car quelle que soit la position théorique, on ne peut que dénoncer l’hypocrisie qui consiste à rejeter les prostituées dans une zone de non-droit, leur déniant statut et protection sociale, tout en profitant fiscalement de leur activité par des taxes et impôts divers… Sans vouloir jouer sur une espèce de consensus mou ni de «troisième voie» où l’on finit par perdre tous ses repères, il existe des mesures sur lesquelles un accord large peut se dégager: toutes celles qui permettent une véritable lutte contre la traite des êtres humains, une véritable aide offerte à ses victimes; toutes celles qui améliorent les conditions de vie, la protection sociale et les possibilités de réinsertion, à commencer par une amnistie fiscale pour les personnes qui quittent la prostitution. Reste à voir s’il existe une volonté réelle de regarder la question en face, aussi loin du moralisme lié au sexe et à l’argent, que du cynisme qui consiste à «accepter» la réalité, aussi sordide qu’elle soit, en renonçant une bonne fois pour toutes à la changer.