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Quand la précarité étudiante impacte l’émancipation individuelle et collective

© Hugo Noulin
Loin d’être un épiphénomène, la précarité étudiante gangrène l’enseignement supérieur et doit être abordée comme un enjeu fondamental de démocratie. C’est aussi un enjeu pour l’émancipation des jeunes qui constitue d’ailleurs un point crucial dans leur politisation. Les aides ciblées ratent leur objectif tandis que les mesures structurelles se font attendre. Une responsabilité politique est engagée.
Un article paru dans le n°118 de Politique.

Selon l’étude BDO sur les conditions de vie des étudiants[1. Étude sur les conditions de vie des étudiants de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, 2019.], 80 000 étudiants étaient, en 2019, en situation de précarité objective, soit plus d’un étudiant sur trois. La crise sanitaire a, évidemment, aggravé cette réalité. Ainsi, en novembre 2020, 32 % des étudiants indiquaient qu’ils éprouvaient des difficultés supplémentaires à payer leurs études. Pour cause, la même proportion perdait au même moment un job étudiant (sur lequel nous reviendrons).

Par ailleurs, 15 % des étudiants disaient être impactés par la perte de revenu de leurs parents, ce qui n’est guère étonnant quand on sait que 85 % des membres de la communauté estudiantine se reposent en partie sur la solidarité familiale pour financer leur parcours académique. Depuis de nombreuses années, la Fédération des étudiant·es francophones a fait du coût des études et de la précarité étudiante ses chevaux de bataille. Pour l’organisation, ces deux éléments sont interconnectés. Le coût des études est, à la fois, de nature à restreindre l’accès à l’enseignement supérieur et un facteur de précarisation de la population étudiante. Les plus fragilisés, quand ils passent les différents filtres sociaux préalables à leur inscription dans un établissement d’enseignement supérieur, n’ont pas les mêmes chances de réussite que leurs compères plus aisés. Un chiffre parmi d’autres : celui du taux de réussite lors de la première inscription mise en relation avec l’indice socio-économique de l’établissement d’enseignement secondaire de l’étudiant.

Une étude menée par la commission d’aide à la réussite de l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur relaye que seuls 14 % des étudiants qui viennent d’un établissement dont l’indice socio-économique est faible parviennent à valider l’ensemble des crédits de leur première inscription en un an contre 35 % de ceux ayant suivi une scolarité dans un établissement dont l’indice socio-économique est élevé. Notre enseignement secondaire, parmi les plus inégalitaires de l’OCDE[2. M. Colinet, C. Di Prima, « Pourquoi notre enseignement est-il le plus inégalitaire d’Europe ? », Le Soir, 5 avril 2017.], trouve donc une caisse de résonance dans l’enseignement supérieur.

Une précarité bien spécifique

Si la Fef parle singulièrement de précarité étudiante, ce n’est pas seulement parce qu’elle a pour mission de représenter les étudiants mais bien parce que cette précarité revêt un caractère particulier. Il est évident que la précarisation globale de la société impacte les étudiants puisque, comme nous l’indiquions plus tôt, ils sont une large majorité à bénéficier de la solidarité familiale. Ce qui est spécifique à la précarité du monde étudiant, c’est le momentum particulièrement déterminant en matière de chance d’émancipation individuelle et collective dans lequel elle s’inscrit. Nous le savons, détenir un diplôme du supérieur permet à un individu de décrocher un emploi mieux rémunéré que la moyenne mais également d’occuper des fonctions à responsabilité. Nous ne reviendrons pas ici sur l’importance, compte tenu de cette dernière affirmation, de défendre un enseignement public qui forme, non pas des futurs travailleurs compétents aux yeux du marché, mais des citoyens capables de penser, de manière critique, la société dans laquelle ils évoluent. Ce qui doit être pointé, c’est l’enjeu démocratique que toutes les classes sociales accèdent à l’enseignement supérieur et bénéficient des mêmes chances de réussite sans quoi les intérêts défendus par ceux qui détiennent la capacité d’action individuelle ne rencontreront jamais ceux des couches les plus fragilisés de la population.

Une récente enquête de l’Observatoire de la vie étudiante de l’Université libre de Bruxelles[3. Enquête sur les ressources économiques des étudiant·es, L’Observatoire de la vie étudiante de l’ULB, novembre 2020.] matérialise l’impact de la précarité sur le parcours des étudiants. Celle-ci compare une série de données en les mettant en relation avec les difficultés éprouvées par les étudiants à « nouer les deux bouts en fin de mois ». Les résultats sont sans appel : les étudiants issus d’un milieu précaire réussissent nettement moins bien leurs études que les étudiants qui viennent d’un milieu aisé. Il faut, bien sûr, y voir l’influence du capital économique et sa relation avec le capital culturel.

Interrogés par la Fef en janvier 2021, 90 % des étudiants jugent que la mise en place d’un plan de lutte contre la précarité étudiante doit être une priorité pour les différents gouvernements du pays. Nous pouvons distinguer deux approches dans la lutte contre la précarité. La première est de nature palliative. La seconde est vectrice de mesures structurelles. Qu’entendons-nous par « approche palliative » ? Il s’agit de toutes les inventions politiques mettant en place des aides matérielles ciblées et conditionnées. À l’inverse, nous qualifions de « mesures structurelles », les politiques qui s’appliquent à tous sans conditions. En matière de précarité étudiante, les gouvernements successifs de la Communauté française ont systématiquement adopté la première approche.

Une politique du ciblage qui rate sa mire

Ainsi, à la gratuité de l’enseignement supérieur pour tous, les décideurs politiques ont préféré un système d’allocation d’études qui réduit le montant du minerval à zéro pour ceux qui remplissent les critères d’octroi. Le problème avec cette politique du ciblage, c’est qu’elle rate souvent son objectif. Pour cause, aucune législation, à moins d’instaurer un régime très général, ne peut prendre en compte les spécificités de chaque individu. Il y a, pourrait-on dire, autant de situation financière que de ménage. Or, l’octroi d’une bourse est conditionné à plusieurs critères dont le plus déterminant est celui du montant des revenus globalisés du ménage de l’étudiant. Au-delà d’un certain plafond, un ménage est jugé suffisamment aisé pour faire face aux coûts d’une année d’études. Plusieurs problèmes surviennent. Premièrement, cette logique maintient un cordon ombilical artificiel entre les étudiants et leur famille. Tous ne peuvent – uniquement – compter sur la solidarité familiale pour subvenir à leurs besoins. Deuxièmement, la rigidité de la législation fait qu’un étudiant dont les revenus du ménage dépassent de quelques dizaines d’euros le plafond déterminé doit renoncer à la gratuité de son minerval sans pour autant se trouver in concreto dans une situation plus aisée que celui qui ne dépasse effectivement pas le fameux plafond. Enfin, les revenus globalisés d’un ménage ne rendent pas toujours compte des difficultés de celui-ci. D’abord parce que lesdits revenus sur lesquels l’administration se base sont antérieurs de deux ans à l’année de l’introduction de la demande. Ensuite, parce que derrière un avertissement extrait de rôle se cachent des réalités variables : décrochage familial, dettes, soutien matériel à une personne tierce…

S’il faut noter une amélioration de la législation pour prendre en compte la situation des ménages divisés, force est de constater que le législateur base sa réflexion sur un schéma de famille normée éloigné des modèles contemporains. Ne laissons, par ailleurs, pas penser que percevoir une allocation d’études est un Graal : le montant moyen d’une bourse, compris en 1 000 et 1 500 euros est loin de couvrir le coût d’une année d’études situé entre 8 000 et 12 000 euros. Un autre facteur problématique doit être relevé s’agissant des mesures palliatives : la lourdeur administrative. En effet, selon l’enquête de l’Observatoire de la vie étudiante précitée, 42 % des étudiants qui pensent pouvoir bénéficier d’une aide matérielle et qui n’en ont pas fait la demande indiquent avoir été freinés par le poids des démarches administratives. Pour cause, la politique de ciblage nécessite des procédures pesantes qui incluent la vérification de la situation de l’étudiant en collectant un maximum de données via une série de documents, officiels ou non, et qui souvent représentent pour l’étudiant une violente intrusion dans sa vie privée.

Une main d’œuvre peu coûteuse

Le travail étudiant est lui aussi un système palliatif – parmi les plus critiquables. Celui-ci influence de manière négative les chances de réussite des étudiants. L’étude de l’Observatoire de la vie étudiante relève à ce propos qu’un étudiant jobiste sur deux rate régulièrement les cours pour travailler. Au fil des ans, le régime du travail étudiant s’est assoupli sous la pression, entre autres, des fédérations patronales qui y voient, cyniquement, le moyen de profiter d’une main-d’œuvre peu coûteuse forcée de travailler pour faire face aux dépenses inhérentes à leur cursus. Au-delà du dumping social créé sur les emplois peu qualifiés, ce régime spécifique n’est favorable qu’à la création de contrats de travail précaires offrant peu ou pas de protections aux travailleurs que sont les étudiants.

Disons-le encore une fois, aucun étudiant ne devrait travailler pour payer ses études. Être étudiant est en soi un travail à temps plein. Et celui-ci est bénéfique pour l’ensemble de la société tant il est vecteur d’innovation et producteur de savoir. C’est notamment – mais pas uniquement – pour ces raisons que la Fédération des étudiant·es francophones revendique la mise en place de mesures structurelles, telle que la gratuité de l’enseignement supérieur. Souvent, nous entendons que la gratuité de l’accès aux études serait un cadeau fait aux familles riches au détriment des familles pauvres et de la qualité de l’enseignement. D’emblée il faut le dire, il va de soi que la gratuité de l’enseignement supérieur va de pair avec un système fiscal juste qui fait contribuer de manière plus importante les personnes les plus riches au système de solidarité, leur faisant par la même occasion financer de manière plus importante l’enseignement public. Dès lors, il n’y a pas de cadeaux aux ménages aisés, mais l’affirmation d’un enseignement supérieur reconnu comme service public accessible à tous et financé par tous à hauteur de ses moyens.

Il est encourageant et rassurant de constater qu’au sein de communautés étudiantes, le structurel est largement privilégié au palliatif : lors de la consultation sur la précarité étudiante de janvier 2021, 81 % des étudiants estimaient que la priorité dans la lutte contre la précarité est la diminution du coût direct des études plaçant ainsi les revendications en faveur de la diminution du minerval et de la gratuité du minerval au-dessus de celles en faveur d’une amélioration du système d’allocation d’études.

Pourtant, l’aide matérielle et par la même occasion la précarité elle-même n’ont eu de cesse d’être banalisées pendant la crise sanitaire notamment à travers le discours et l’action de la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR). Alors qu’les files s’allongeaient de semaine en semaine devant les épiceries sociales – autre exemple nauséabond d’approche palliative –, la ministre répondait à la détresse des étudiants par le rappel des aides existantes, incluant le revenu d’insertion sociale, sans remettre en question un modèle qui impose la privation matérielle à un nombre grandissant d’étudiants. Il y a là l’abandon d’une responsabilité politique et l’acceptation d’un système enroué qui n’est guère capable de faire autre chose que reproduire, à chaque échéance de la vie d’un individu, les mêmes inégalités sociales.

Parmi les 80 000 personnes concernées par la précarité étudiante, il y a fort à penser que tous n’ont pas conscience du caractère anormal de leur condition. C’est là certainement le défi le plus important auquel la Fef, en tant qu’organisation syndicale, doit faire face. En réaction à la petite musique fataliste qui nous est servie, il est urgent d’imposer une alternative, au risque de perdre la bataille idéologique. Un rappel doit être fait de manière incessante : nous, en tant que collectif, détenons le pouvoir. La masse organisée a la capacité d’instaurer le rapport de forces nécessaire au basculement du modèle actuel vers un modèle plus juste et plus solidaire. Pour que masse il y ait, il convient, s’agissant des étudiants, de vaincre l’idée selon laquelle faire des études est un privilège qui peut s’accommoder de quelques sacrifices.

(Image de la vignette et dans l’article sous licence CC BY-NC 2.0, photographie d’un amphithéâtre de l’AgroParisTech, prise par Hugo Noulin en avril 2018.)