Politique
Quand la Suédoise veut « mieux » encadrer les salaires
31.10.2016
L’esprit de la loi de 1996
Dans l’intention de ses promoteurs, la loi de 1996 a pour objectif d’encadrer et de coordonner les négociations salariales pour s’assurer que la compétitivité des entreprises en Belgique ne se dégrade pas au regard de celle des pays voisins et concurrents. Tous les deux ans, avant les négociations collectives qui ont lieu entre les interlocuteurs sociaux lors des Accords interprofessionnels, le Conseil central de l’économie (CCE) est chargé de remettre un rapport sur l’emploi, les salaires et la compétitivité en Belgique. En particulier, le rapport doit comparer l’évolution du coût salarial nominal (par heure et équivalent temps plein) en Belgique par rapport à ceux des trois pays voisins (France, Allemagne et Pays-Bas). Le calcul se fait de manière relative par rapport à une année de référence (1996) mais aussi de manière pondérée puisque les pays de référence reçoivent un poids différent selon leur PIB. Sur base du rapport du CCE et des évolutions dans les pays limitrophes, les interlocuteurs sociaux doivent définir une norme de croissance des salaires pour les deux années à venir, appelée « norme salariale » ou « marge salariale ». Une fois fixée, les conventions de travail au niveau interprofessionnel, sectoriel, d’entreprise ou individuel doivent respecter la norme. En cas de désaccord sur l’établissement de cette norme, le gouvernement peut aider les interlocuteurs, et en dernier recours décider à leur place.
Déflation salariale
La réforme de la loi de 1996 va dans le sens d’un durcissement à divers niveaux. Lorsque des subsides salariaux ou des réductions de cotisations sont octroyés aux entreprises, cela diminue dans les faits le coût salarial. Dans la nouvelle mouture de la loi, si la Belgique octroie des subsides ou réductions d’une ampleur plus grande que ses voisins, la différence avec les pays voisins n’intégrera plus le calcul de l’écart salarial. Et cela tombe particulièrement bien pour les patrons : des réductions de cotisations massives sont accordées à partir de 2017 par le gouvernement Michel. La méthode précise reste à définir mais le nouvel esprit de la loi est évident : ce que les travailleurs perdent en financement de la sécurité sociale (car les cotisations sociales sont une simple forme de salaire différé), ils ne peuvent plus espérer le récupérer en salaire immédiat. Et cela s’ajoute au fait qu’une course aux réductions de cotisations non conditionnées à de la création d’emploi risque de s’organiser avec les pays limitrophes. Un autre élément interpelle dans la réforme : contre le maintien des indexations et des progressions barémiques, la nouvelle marge devra résorber d’office tous les deux ans l’écart salarial éventuel subsistant depuis 1996 avec nos voisins. Mais elle devra aussi être amputée d’un tiers de sa valeur pour résorber un écart fantasmé par la FEB et antérieur à 1996. Des mécanismes de correction existaient dans la mouture originelle de la loi mais, ici, on appliquera avec rigueur tous les deux ans une correction automatique doublée d’une amputation. En bref, sous de douteux prétextes historiques, le gouvernement organise la déflation salariale. De plus, si les pays voisins optent pour la même stratégie (soit par des réductions de charge, soit par un gel des salaires), la Belgique n’aura d’autres choix que de les imiter dans la foulée. La nouvelle loi réduit à peau de chagrin la liberté de négociation collective. D’un côté, le niveau interprofessionnel hérite d’une marge impérative rabotée par une déflation salariale organisée politiquement. D’un autre côté, les secteurs et entreprises négocieront en héritant de l’éventuelle marge sans autre forme de liberté. Et, dans ce plan concocté par la FEB et le gouvernement, les fédérations patronales sectorielles viennent aussi de perdre toutes les marges de négociation qui leur permettaient de faire fonctionner leurs secteurs avec souplesse et de prendre les décisions adaptées aux défis futurs. Le nouveau projet risque donc de rendre le niveau syndical interprofessionnel impuissant et les autres niveaux de la négociation inféodés à cette impuissance. Les conséquences pour les salariés tant en termes de salaires réels que d’alimentation de la sécurité sociale sont évidemment négatives. Mais c’est surtout la dynamique d’action collective connexe à la possibilité d’augmentations salariales qui risque d’être bridée. Si une loi rend impossible une juste répartition des gains de productivité et qu’elle sert d’alibi au patronat, comment les travailleurs vont se convaincre de lutter pour de meilleurs salaires ? Le durcissement de la loi cherche à casser la liberté d’action collective, en rendant utopique le combat pour de meilleurs salaires. Désormais, pour obtenir des augmentations collectives, il faudra peut-être passer outre son patron et outre une loi votée au parlement. Le gouvernement parvient alors à un vieux rêve néolibéral : atomiser la négociation salariale au niveau individuel.
Faire confiance aux acteurs
Des alternatives dans l’encadrement de la négociation salariale sont pourtant possibles et nécessaires. L’existence de la loi de 1996 est à juste titre souvent contestée au vu de ses fondamentaux économiques et politiques. Elle est d’inspiration économique néoclassique où les salaires sont l’ennemi et où ils doivent être maitrisés coûte que coûte pour gagner le jeu de la concurrence internationale. Pourtant, ce qui est bon pour une entreprise n’est pas toujours bon pour l’ensemble de l’économie. Si une entreprise gèle ses salaires, elle améliore sa position concurrentielle. Mais si toutes se comportent de la même manière, il y a simplement une perte de pouvoir d’achat des travailleurs qui se répercutera dans la demande intérieure et affectera à son tour le carnet de commandes des entreprises. La loi de 1996 est donc économiquement inefficace (en s’attaquant aux salaires, elle prend le risque de tuer la reprise économique) tout en étant socialement injuste (la loi fait l’impasse sur le débat du partage primaire des richesses créées). La réforme la plus progressiste consisterait simplement à faire confiance aux acteurs les plus informés de la réalité économique de ce pays : syndicats et patronat. La liberté de négociation collective et le partage négocié des gains de productivité ont été la règle pendant des décennies jusque dans les années 80. Il suffirait que la loi édicte quelques lignes de conduite et laisse ensuite les négociateurs faire. En bridant cette liberté progressivement jusqu’à la rendre inopérante, on constate que le partage de la valeur ajoutée se fait au désavantage des travailleurs. Le gâteau économique a beau être de plus en plus gros, une part toujours plus petite revient aux travailleurs. Cependant, au cas où un pouvoir politique ne souhaite pas rendre une pleine liberté de négociation aux interlocuteurs sociaux, il peut tout de même envisager de prendre en compte les critiques récurrentes adressées à la loi : éviter que le coût salarial ne soit le seul indicateur, décourager les réductions de coût salarial non conditionnées à de l’emploi, prendre en compte toutes les aides dont bénéficient les entreprises pour calculer les différences de coût, prendre en compte la productivité, éliminer de la discussion sur la compétitivité les secteurs non soumis à une concurrence internationale, garantir que la part des salaires dans la valeur ajoutée ne décroisse pas… En bref, garantir une solidarité économique interprofessionnelle, une liberté d’action sectorielle et une prise en compte de la concurrence que se livrent les secteurs exportateurs est possible à condition de dépasser l’idéologie néolibérale.