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Quand le féminisme répond à la violence par la violence

Parce qu’elle est taboue, la violence des femmes reste un impensé. Pourtant, l’histoire du mouvement féministe regorge d’exemples d’utilisation de violences politiques et même d’attentats à la bombe. Une violence qui entend répondre à une autre : celle, quotidienne, que les femmes rencontrent sur leur chemin…
Cet article fait partie d’un mini-dossier en ligne sur la désobéissance civile (avril 2023).

Quand on évoque les liens entre femmes et violence, il s’agit souvent de parler des violences masculines qui leur sont faites (dont on peine encore aujourd’hui à décrire toute l’ampleur et toute l’horreur) dans notre société patriarcale. Il est peu question de la violence politique que les femmes ont exercé dans l’histoire, par exemple pour se défendre de celles qu’elles subissent.

Il faut d’abord dire que cela contrevient à un certain nombre de stéréotypes, selon lesquels les femmes seraient naturellement douces et soumises. Or, « on ne nait pas soumise, on le devient », selon la formule que la philosophe française Manon Garcia a choisi pour le titre de son livre[1.M. Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient, Flammarion, 2018.]. Il semblerait d’ailleurs que les multiples violences faites aux femmes, qui remontent à des temps lointains de notre histoire comme l’ont démontré l’anthropologue Françoise Héritier et l’historienne Christelle Taraud, ont servi à asseoir cette soumission. C’est également l’avis de Chiara Tomalino, historienne de l’art qui a créé une visite guidée sur les traces des sorcières à Bruxelles. Ce qu’on nomme communément « chasse aux sorcières » n’est rien d’autre qu’une série de féminicides de masse organisés ou consentis par plusieurs pouvoirs en place (notamment dans les territoires de l’actuelle Belgique) à la fin du Moyen-Âge et pendant la Renaissance. Dans un article du magazine axelle, elle explique : « Nous n’avons pas encore réglé les comptes avec ce passé. On ne connaît rien de ces violences et on ne se rend pas compte à quel point elles nous impactent toujours aujourd’hui. Les femmes ont appris à rester à leur place, elles savent qu’elles risquent gros si elles sortent de la norme. Nous sommes les héritières de ce trauma collectif. » Assurément, celles qui ne restent pas à leur place, qui entrent en résistance, en paieront – violemment – le prix.

Ju-Jitsu et attentat à la bombe

La philosophe féministe décoloniale Elsa Dorlin, dans son livre Se défendre. Une philosophie de la violence[2.E. Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, La Découverte, 2017.], oppose la réaction d’auto-défense violente des personnes opprimées à celles des « dispositifs défensifs » des systèmes de domination, qui espèrent bien rester en place. Elle cite les suffragettes anglaises, ces activistes pour le droit de vote des femmes qui dès le début du XXe siècle adoptent l’action directe pour « conquérir une citoyenneté réelle ». Outre les grandes manifestations et les grèves de la faim dans les prisons (beaucoup y seront nourries de force, ce qui occasionne parfois des blessures graves), les suffragettes vont user de la violence contre l’État, ses institutions et ses agents. Elsa Dorlin souligne notamment qu’en 1909 à Londres, l’activiste Edith Garrud crée le Suffragettes Self-Defense Club pour initier les femmes au Ju-Jitsu, un art martial japonais. Des connaissances bienvenues face à la répression de la police, mais aussi pour répondre au harcèlement de rue ou à la violence qu’elles subissent dans l’espace privé.

Ce n’est pas tout. Avec le slogan « Des actions, pas des mots », sous l’égide de la militante Emmeline Pankhurst, les suffragettes provoquent des incendies, brisent les vitres des bâtiments officiels, sabotent des réseaux électriques et posent même des bombes : en 1913 par exemple, lorsqu’elles commettent un attentat à la bombe visant la résidence secondaire du Premier ministre David Lloyd George. Dans ce contexte, les mots suffragistes ou suffragettes ne sont pas interchangeables, analysent les chercheuses Béatrice Bijon et Claire Delahaye : « Apparu pour la première fois au Royaume-Uni en 1906 dans The Daily Mail, le terme suffragette a été utilisé par la presse pour railler les femmes et dénigrer leur engagement : le suffixe -ette à valeur de diminutif visait à minorer tant les femmes que leur engagement. Les suffragettes décidèrent de s’approprier et de revendiquer le terme. Le terme suffragette a alors désigné toutes celles qui se sont engagées dans un combat aux méthodes plus radicales. Ces femmes estimaient que seules des tactiques plus musclées ou des actions plus violentes pouvaient produire un résultat. » Les femmes britanniques de plus de 30 ans obtiennent finalement le droit de vote en 1918 (les hommes peuvent voter à partir de 21 ans). L’égalité d’âge pour le droit de vote est établie en 1928 dans tout le pays. En Belgique, il faudra attendre 1948 pour que les femmes puissent voter à toutes les élections[3.D’autres pays n’ont pas attendu aussi longtemps, tels que la Finlande (1906), la Norvège (1913), la Pologne (1917), l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, le Kirghizistan et la Russie (1918).] ; elles ont participé aux élections communales à partir de 1920.

La lutte des suffragettes ne s’est pas faite sans résistance. Le 18 novembre 1910, alors que 300 d’entre elles marchent vers le Parlement, à Londres, la police réprime la manifestation dans la violence et de nombreuses violences sexuelles sont commises sur les militantes. Des citoyens masculins, présents dans la rue à ce moment-là, en profitent également pour agresser des manifestantes. Quatre hommes et 115 femmes sont arrêté·es ce jour-là.

Autodéfense féministe

Les violences dans l’espace public étaient déjà monnaie courante. À la même époque, contre le harcèlement de rue, certaines femmes répliquaient avec leur épingle à cheveux, d’un coup bien senti ! Plusieurs journaux américains de l’époque rapportent comment les femmes « poignardaient » leurs harceleurs. En 1903, The Evening World raconte comment une jeune femme, Leoti Blake, a « épinglé » l’homme qui l’importunait, à New York.

Des décennies plus tard, dans les années 1960 et les années 1970, différentes techniques d’auto-défense circulent dans les groupes féministes en non-mixité, comme le Seito Boei, une technique d’autodéfense pour femmes et filles créée en Autriche en 1977 et uniquement enseignée à des femmes par d’autres femmes. Depuis le Tribunal international des femmes, organisé à Bruxelles en 1976, le mouvement féministe dans son ensemble entame une longue réflexion sur les violences masculines, dont les féminicides, d’où l’intérêt ravivé pour l’auto-défense des femmes. Le Seito Boei ne demande pas d’aptitudes sportives et peut être enseigné rapidement. Un siècle après la suffragette Edith Garrud et son club d’auto-défense, la militante féministe Irène Zeilinger, spécialiste du Seito Boei, fonde en 2000 à Bruxelles l’association d’auto-défense Garance. L’association est toujours très active aujourd’hui et collabore notamment avec des maisons d’accueil pour femmes victimes de violences et des associations féministes autour de l’auto-défense verbale et physique.

En 2006, en Inde, la militante féministe Sampat Pal Devî crée le Gûlabî Gang, le « Gang des saris roses », qui compte des milliers de femmes de tous les âges. Ensemble, elles apprennent à utiliser leur arme, le lâthi, un bâton de bois qu’elles brandissent contre les hommes violents et contre les policiers. Au Kenya, Beatrice Nyariara, 81 ans, anime le groupe d’auto-défense Shosho Jikinge, qui signifie en swahili « Grand-mère protège-toi », composé de vingt femmes âgées entre 55 et 90 ans qui vivent toutes à Korogocho, l’un des bidonvilles les plus dangereux de Nairobi, où les viols et les vols sont fréquents. Un grand nombre de ces aînées sont veuves et vivent seules, elles sont donc considérées comme des « proies faciles » pour les agresseurs. Ensemble, elles s’entrainent à frapper dans un sac de boxe. Beatrice Nyariara elle-même a survécu à une tentative d’agression en usant de la violence. « [Mon agresseur] criait : “Grand-mère, ne me tue pas” », résume-t-elle au Guardian.

Contre la puissance nucléaire

En 1974, la Française Françoise d’Eaubonne crée, dans son livre Le Féminisme ou la mort, le néologisme écoféminisme, qui traduit pour elle la nécessaire imbrication des luttes écologiques et féministes. Face à la menace écologique et nucléaire, et face à l’oppression des femmes, elle estime que l’utilisation de la violence est légitime, comme le rappelle Élise Thiébaut dans son livre L’Amazone verte[4.E. Thiébaut, L’Amazone verte. Le roman de Françoise d’Eaubonne, Charleston, 2021.]. Françoise d’Eaubonne l’utilisera elle-même : en 1975, elle s’introduit avec son ami Gérard Hof sur le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim, en Alsace, pour y poser une bombe. L’explosion ne fait aucune victime mais retarde le chantier.

Au même moment, contre le patriarcat, les biotechnologies et la puissance nucléaire, se crée en Allemagne de l’Ouest l’organisation féministe Rote Zora qui mènera plusieurs attentats explosifs. En 1974, la première action consiste en un attentat à la bombe contre le tribunal de Karlsruhe, pour défendre le droit à l’avortement. Elles attaqueront à la bombe de nombreux sex shops et des entreprises, Siemens par exemple. Elles seront actives jusqu’en 1995.

Une question de vie et de mort

Parfois, la violence des femmes est également une question de vie et de mort, analyse l’autrice féministe Irene dans son livre La terreur féministe[5.Irene, La terreur féministe : petit éloge du féminisme extrémiste, Divergences, 2021.], qui décrypte en long et en large la violence des femmes afin de la sortir du tabou qui l’entoure. Elle y parle de Jacqueline Sauvage qui, en France, a tué son mari après 47 ans de violences exercées sur ses enfants et elle. Condamnée à une lourde peine, elle sera graciée par François Hollande après une large mobilisation des féministes. Irene mentionne également la Soudanaise Nourra Houssein, condamnée à la pendaison pour avoir poignardé son époux après avoir subi des viols conjugaux. Elle insiste : il faut sortir du slogan bien connu « Le féminisme n’a jamais tué personne ». Dans une interview à Terrafemina, elle observe : « […] Les détracteurs reprochent aux nouvelles féministes d’être trop extrémistes alors qu’au siècle dernier, les nanas posaient carrément des bombes. Il y a une vraie méconnaissance historique du féminisme. […] En fait, force est de constater que les premiers à en appeler au pacifisme sont les hommes blancs cisgenres un peu bobos, c’est-à-dire des individus qui ont moins de risques de se retrouver dans des situations de vie ou de mort, déjà, et qui ne se retrouvent pas jour après jour renvoyés à leur statut de dominés, ensuite. »

Face aux risques de symétrisation, elle différencie aussi la violence féministe et la violence masculine : « Quand on parle de violences des femmes ou de violences féministes, il ne faut pas penser que c’est une violence égale à la violence patriarcale. La violence patriarcale assoit une domination […]. En cela, elle est oppressive. Alors que la violence féministe est une forme d’autodéfense, une violence pour se sortir de l’oppression. La violence féministe n’est pas oppressive, elle est subversive. »

Dans le féminisme et en dehors

Par ailleurs, les femmes n’ont pas utilisé la violence uniquement au sein du féminisme. Peu importe, cependant, le mouvement politique où elles l’ont utilisée, elles ont dû partout faire face aux stéréotypes genrés. En 1881, Vera Figner, membre du groupe socialiste‑révolutionnaire Narodnaïa Volia, abat le tsar Alexandre II, aidée par Sofia Perovskaïa, qui sera la première femme pendue pour un attentat politique en Russie. « Qu’une femme se mette à la tête d’un complot, qu’elle se charge de disposer de tous les détails du meurtre, qu’avec un sang-froid cynique, elle dispose des lanceurs d’engins […], un sentiment moral habituel refuse de comprendre un pareil rôle de femme », lance l’accusateur public lors de son procès. « Un siècle plus tard, les mots de l’avocat général lors du procès des membres d’Action directe pour l’assassinat de Georges Besse en janvier 1989 ont la même résonance : “le plus horrible, le plus choquant, c’est que les tueurs soient des tueuses, deux jeunes femmes passionnées, déterminées, en apparence insensibles et qui n’ont pas agi pour des raisons personnelles mais uniquement pour abattre ce qu’elles appellent un symbole”. Ils illustrent l’énigme sociale qu’incarne la violence des femmes, en particulier lorsqu’elle revêt un caractère politique », écrit Fanny Bugnon dans son article « Regards sur la violence politique des femmes ». Elle poursuit : « Indubitablement, les actrices de la violence politique bousculent […] les stéréotypes sexués qui tendent à ordonner le monde et les rapports sociaux entre les sexes autour d’une dichotomie sexuée renvoyant les femmes à la passivité et à la non-violence et les hommes à une virilité active, voire agressive […]. »

Plus récemment, la chercheuse Emeline Fourment a rencontré des militantes qui prennent part aux black bloc, une technique de manifestation qui consiste à marcher d’un pas rapide et en rangs serrés. Les membres sont habillé·es de noir pour se fondre dans la masse du groupe, cachent leur visage dans un but d’anonymat et peuvent utiliser la violence. Dans son article « Femmes en noir. Stéréotypes de genre dans les black blocs », elle relate : « Ces militantes comprennent leur pratique du black bloc comme une réappropriation, en tant que femmes, de qualités traditionnellement associées au masculin (la combativité, le sang-froid, la capacité à se battre). Elles considèrent en effet l’expérience de cette tactique comme une source de puissance libertaire et féministe, l’usage de la violence, que cette dernière soit réelle ou signifiée, constituant alors une façon de s’affirmer face aux hommes, collectivement et individuellement. […] La pratique du black bloc est ainsi indissociée d’un renforcement de la confiance en soi et en ses capacités de défense. »

Intolérable, la violence des femmes n’a pas encore fini de faire parler d’elle. On reproche d’ailleurs souvent aux féministes d’avoir amorcé « une guerre des sexes ». Pour rappel, et si on s’intéresse aux seuls féminicides, en 2022 en Belgique, au moins 25 hommes ont tué une femme. Au moins huit enfants ont été tué·es lors de ces féminicides. Pour les premiers mois de 2023, on compte déjà trois femmes victimes de féminicides et deux enfants tué·es dans ce contexte. De quoi sérieusement s’interroger : si guerre il y a, qui fait la guerre à qui ?

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; photo de la statue d’Emmeline Pankhurst à Manchester, prise en mai 2021 par Simon Jones.)