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Quelle politique sociale pour l’“Ostbelgien” ?

Le financement de la Communauté germanophone repose sur diverses dotations liées aux compétences qu’elle gère. Toute nouvelle réforme de l’État – allant par exemple dans le sens d’une diminution de la solidarité entre entités fédérées – pourrait donc avoir un impact crucial sur ce petit territoire sans réels leviers financiers alternatifs.
Cet article a paru dans le hors-série n°31 de Politique (mars 2022).

Évoquer la 7e réforme de l’État nécessite tout d’abord de dresser un tableau de la situation actuelle en Communauté germanophone (CG) en fonction de son histoire, de ses structures politiques mais aussi selon les indicateurs classiques liés au marché du travail, à l’économie, à la démographie, aux conditions de vie et l’accès aux services de ses habitants. Il est particulièrement important de prendre en compte l’implémentation des compétences transférées lors de la 6e réforme de l’État avant de pouvoir se lancer dans une approche à visée prospective.

Un bref rappel historique

Le territoire des cantons de l’Est a connu des bouleversements importants inhérents aux conflits qui ont opposé les grandes nations européennes. Je ne retracerai ici que les grandes lignes de ce contexte historique mouvant[1.Voir à ce titre aussi : M. Wagener, « Quelle place pour la Communauté germanophone de Belgique ? Une Communauté politique en doute(s) », Émulations, n° 10, 2012.] que l’on peut globalement découper en 4 phases. La première phase se caractérise par la naissance des « cantons de l’Est », au XIXe siècle, lors des remaniements des régimes locaux consécutifs au congrès de Vienne (1814-15). Ces derniers furent rattachés à la Prusse, puis à l’Empire allemand en 1870.

La deuxième phase découle concomitamment des volontés naissantes d’une « grande Belgique[2.C. Brüll, « Un passé mouvementé : L’histoire de la Communauté germanophone de Belgique » in K. Stangherlin(ed.), Die Deutschsprachige Gemeinschaft Belgiens – La Communauté germanophone de Belgique, La Charte, Bruxelles, 2005, p. 24-25.] », des réparations que devait payer l’Allemagne après-guerre et des enjeux stratégiques entre puissances européennes. Dans ce contexte, le sort des cantons de l’Est fut scellé par le traité de Versailles qui les rattacha à la Belgique en 1919, lequel rattachement fut entériné par « une farce de consultation[3.Seulement 271 personnes sur les 33 726 personnes avec un droit de vote théorique se sont inscrites comme électeur, par peur de représailles du nouveau pouvoir belge.] ». Les habitants de ces cantons n’avaient en effet pas voix au chapitre, il leur était impossible d’exprimer leurs opinions que ce soit au niveau culturel ou politique[4.Notons encore que les mouvements ouvriers ont dû se réorienter d’une affiliation des locales de Montjoie/Aix-la-chapelle vers des mouvements sociaux autour des locales de Verviers. ]. C’est donc une nouvelle politique d’acculturation[5.A. Fickers, « Gedächtnisopfer. Erinnern und Vergessen in der Vergangenheitspolitik der deutschprachigen Belgier im 20. Jahrhundert », Zeitenblicke, vol.3 n° 1, 2004.], cette fois-ci à l’État belge, qui a pris forme sous le contrôle de Herman Baltia, décrit comme « le gouverneur d’une colonie qui est en contact direct avec la métropole[6.F. Cremer et W. Miessen, Spuren. Materialien zur Geschichte der Deutschsprachigen Gemeinschaft Belgiens, Einführung, Eupen, 1996, p. 9.]». Contrôle de presse, contrôle des élus qui devaient prouver leur « loyauté » pour effectuer leur mandat, contrôle de l’usage de la langue française dans l’administration et l’enseignement (même si l’emploi de l’allemand fût respecté). Malgré un adoucissement de l’acculturation après 1925, ces années ont laissé des traces dans une population tiraillée entre des régimes de pouvoir successifs.

La troisième phase intervient au moment de la Seconde Guerre mondiale et plus spécifiquement de l’occupation nazie qui amène de nouvelles divisions dans la population, tiraillée par des appartenances historiques allemandes d’un côté et par la nouvelle loyauté exigée de la Belgique de l’autre. Ces divisions se concrétisent par un accueil enthousiaste de la perspective du « retour à l’Allemagne » – donnant parfois lieu à certaines formes de collaboration – ainsi que par un enrôlement forcé massif comme soldats (souvent de première ligne en raison d’un manque de confiance des Allemands vis-à-vis de ces populations), par une faible résistance à l’envahisseur et par une prise de conscience relativement lente des horreurs du régime nazi.

Enfin, la quatrième phase fait suite à la défaite allemande qui entraine la restitution des cantons de l’Est à la Belgique en 1945. Comme le note l’historien anversois Selm Wenselaars[7.S. Wenselaers, De laatste Belgen. Een geschiedenis van de Oostkantons, Meulenhoff-Manteau, Anvers, 2008.], l’époque d’après-guerre est marquée par une volonté fortement partagée dans la population de prouver « qu’on est un bon Belge » en se distanciant avec le passé national-socialiste. Mais il apparaît que le comportement de ces nouveaux belges se caractérise, pour la grande majorité d’entre eux, par un repli sur la sphère privée et sur le travail et par une grande méfiance de la politique.

Notons encore rapidement – et sans évoquer les nuances complexes, ce que la taille de cet article ne permet pas – que lors du XIXe et XXe siècle, les trois cantons (Eupen, Saint Vith et Malmedy) montraient des répartitions changeantes en termes de pourcentages de francophones et germanophones. Après 1945, Eupen et Saint Vith sont composés d’une majorité de germanophones alors que Malmedy reste plutôt francophone. Les trois territoires ont dû faire face à des changements territoriaux impliquant des politiques « d’intégration » dans l’État nation qui passaient prioritairement par la langue. Aussi, durant ces derniers deux siècles, les populations locales des trois cantons ont vécu des moments plus ou moins douloureux d’acculturation vers l’allemand ou le français selon les époques et l’occupant. Dans leurs travaux, plusieurs historiens ont décrit les impacts de ces bouleversements sur les populations des territoires qui furent échangés comme « espaces tampons », voire comme espaces de réparation ou de représailles de guerre entre les grandes nations.

Les premières réformes d’État

Ce n’est qu’à partir de la fin des années 50, avec le retour de la langue allemande dans l’enseignement et la stabilisation des délimitations linguistiques que l’on peut penser le territoire dans ses frontières actuelles. Suite aux conflits linguistiques au sein de l’État belge entre les francophones et néerlandophones, une première reconnaissance officielle de l’allemand intervient en 1963 dans les cantons d’Eupen et de Saint Vith ainsi qu’une protection des minorités dans les communes de Waismes et de Malmedy (et inversement pour les francophones dans les cantons de l’Est). À la suite de la première réforme de l’État, est créé en 1973 le Conseil de la Communauté culturelle allemande (Rat der deutschen Kulturgemeinschaft). En 1983, il devient le Conseil de la Communauté germanophone. Cette décision s’inscrit dans une volonté affirmée de se démarquer d’une dénomination évoquant les « Allemands » pour œuvrer dans le sens d’une identité propre et distincte du pays voisin. En 2005, ce Conseil devient le Parlement de la Communauté germanophone.

L’autonomie des compétences communautaires (les matières culturelles, les matières personnalisables, l’enseignement y compris l’emploi des langues, les relations intercommunautaires et internationales) dans les cantons de l’Est fait suite aux négociations entre les deux grands champs culturels en Belgique. Les compétences personnalisables couvrent, dans le jargon de l’État belge, de vastes champs d’actions en lien avec l’intégration d’une personne dans un territoire (ou une communauté plutôt) comme l’aide aux personnes (aide ambulatoire), la politique familiale, de l’enfance et des seniors, l’aide et la protection de la jeunesse, l’aide aux personnes avec handicap, l’intégration des personnes étrangères, la prévention en santé, ainsi que les compétences liées à l’apprentissage et la formation professionnelles[8.F. Bouhon, C. Niessen et M. Reuchamps, « Die Deutschsprachige Gemeinschaft nach der sechsten Staatsreform : Bestandsaufnahme, Debatten und Perspektiven », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2266-2267, 2015, p. 5.].

L’histoire des compétences régionales et provinciales est quant à elle plus complexe. D’un point vue territorial, la CG fait partie de la Région wallonne et de la province de Liège, mais plusieurs compétences régionales (protection des sites et monuments, y compris les fouilles, politique de l’emploi, contrôle et financement des communes, fabrique des églises et gestion de leur patrimoine, funérailles et gestion des sites) ou provinciales ont été déléguées à la Communauté germanophone.

Concernant les compétences communautaires et d’autres léguées par la Région, une série d’observateurs notait déjà, bien avant la 6e réforme de l’État, que la Communauté germanophone pouvait déjà être vue comme un hybride Communauté-Région[9.C. Sägesser et D. Germani, « La Communauté germanophone : Histoire, institutions, économie », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 1986, 2008.].

La communauté germanophone depuis la sixième réforme de l’État

La 6e réforme de l’État a entrainé un transfert de compétences, soit directement par l’État fédéral, soit indirectement à travers des accords avec la Wallonie. Il s’agit de compétences liées au marché de l’emploi (contrôle des chômeurs, titres-services, crédits-temps), aux aspects de la politique des soins (maisons de repos et « long time care ») et de la santé, aux allocations familiales et de compétences touchant au domaine de la justice (surtout l’application des peines, droit de la jeunesse).

F. Bouhon, C. Niessen et M. Reuchamps ont analysé cette réforme en se basant sur l’étude des textes de référence et sur des entretiens réalisés avec une diversité d’acteurs politiques et administratifs. Ils notent que la Communauté germanophone n’a pas entrepris de grandes réformes ou de réorientation politique notables au niveau des compétences reçues, mais qu’elle a plutôt oeuvré dans l’optique d’une intégration dans la continuité. Étant donné que cette réforme a nécessité une charge de travail importante, la volonté a d’abord été de sécuriser l’implémentation en cours[10.F. Bouhon et al., op. cit., p. 24.]. Au-delà de celle-ci, la Communauté germanophone a oeuvré, à travers plusieurs groupes de travail, à un développement régional touchant à l’ensemble des compétences. Une actualisation récente met le focus sur sept champs de préférence en 2021[11.Ministerium der Deutschsprachigen Gemeinschaft Belgiens (DGB), Auswirkungen der Corona-Krise auf die Standortentwicklung in Ostbelgien Orientierungsnote, septembre 2020.] : santé, digitalisation, changement climatique, économie locale, solidarité, pôles d’innovation et enseignement. Chacun de ces pôles est évalué et annuellement mis en perspective.

En ce qui concerne le niveau administratif, la réforme n’a pas amené à une forte croissance de l’administration puisque celle-ci est passée de 237 à 240 personnes en 2015. Le ministère de la Communauté germanophone, installé à Eupen, est structuré en quatre directions : services généraux ; affaires culturelles ; enseignement et formation ; emploi, affaires sociales et formation. L’administration s’occupe plutôt des charges liées à la préparation, la mise en œuvre et la planification des politiques menées. Notons encore que les cabinets ministériels sont assez restreints en Communauté germanophone, comparativement à d’autres niveaux de pouvoir en Belgique.

Les règles de financement de la Communauté germanophone sont assez complexes. L’étude de B. Bayenet et S. Veiders[12.B. Bayenet et S. Veiders, « Le financement de la Communauté germanophone », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 1983-1384, 2007, p. 16.] datant de 2007 montre la grande diversité des sources de ce budget. Le financement principal n’est pas directement lié à des clés de répartition en fonction des impôts des contribuables (cela a changé partiellement avec la 6e réforme de l’État), mais provient en majeure partie de différentes dotations venant soit de l’État fédéral, soit des compétences léguées par la Région wallonne, soit de recettes qui ne proviennent pas de taxes (intérêts issus de réserves, dons, héritages, etc.), soit d’emprunts éventuels, de taxes éventuelles propres, de subventions liées à un projet. Le budget complet de la Communauté germanophone est passé de 165 millions en 2005 à 229 millions en 2016, après la 6e réforme de l’État[13.F. Bouhon et al., op. cit., p. 21.].

L’organisation des politiques germanophones

Comme déjà évoqué plus haut, la Communauté germanophone a plutôt opté pour une intégration des compétences dans la continuité. Concernant les allocations familiales, la Communauté germanophone a toutefois mis en place une réforme visant le principe « un enfant – un montant » avec certaines adaptations selon les profils des ménages (forme familiale ou statut socio-économique). Chaque enfant peut ainsi bénéficier d’une somme de 159,63 euros, ce montant pouvant être majoré d’un supplément « familles nombreuses » (137,26 euros à partir du troisième enfant), d’un supplément pour familles avec un revenu modeste (76,25 euros par enfant). Le supplément pour enfants en situation d’handicap peut quant à lui varier (entre 86,42 euros et 570,39 euros par enfant selon le degré d’inaptitude) et un supplément est également prévu pour semi-orphelins ou orphelins complets (122,01 euros ou 343 euros).

Concernant l’organisation des services, les transferts de compétences ont tout de même mené à plusieurs réformes de terrain visant une plus grande intégration des services existants. Ainsi, dans le domaine de l’aide aux personnes, les services destinés aux personnes handicapées, aux seniors et à toutes autres personnes nécessitant un accompagnement spécifique, ont été regroupés dans une agence pour une vie plus autonome (Dienststelle für Personen mit Autonomiebedürfnis). Les services liés à la politique familiale, à l’aide à la jeunesse, à l’accompagnement scolaire et/ou à la médecine scolaire ont été regroupés dans une agence nommée Kaleido. Les différents acteurs du logement social et du logement accompagné sont en cours d’intégration au sein d’un service global regroupant l’ensemble des parcs de logements et des services accompagnants. Les deux hôpitaux n’ont quant à eux pas fusionné, mais fonctionnent actuellement avec une direction conjointe.

Ces réformes ont été basées sur les conclusions d’études réalisées par des universités belges et/ou allemandes. Ces dernières ont été discutées au Parlement et approuvées par le gouvernement. Relevons que ces réformes ne se sont pas faites sans difficultés et que l’opposition de certains acteurs de terrain – issus du champ associatif et de celui du travail social et oeuvrant dans les services concernés – a parfois été très vive. Les craintes formulées concernaient notamment le risque de perdre la proximité avec les bénéficiaires ainsi que l’autonomie de gestion dans « des grands appareils ». En réponse, les arguments du ministère allaient dans le sens d’une amélioration des services par l’intégration d’une série de compétences dans des service parastataux. Une évaluation de ces réformes n’a pas encore eu lieu à ma connaissance. Il est donc trop tôt pour se prononcer sur la pertinence de celles-ci. Le débat reste ainsi ouvert, comme dans d’autres régions européennes, pour savoir si l’on est plutôt face à une réforme de type « nouveau management public » ou face à une intégration des services social-santé dans un petit territoire qui a vocation à améliorer, à long terme, l’offre de soins, de services et d’accompagnement. La 6e réforme de l’État a donc apporté une série de nouvelles compétences et la notion d’autonomie prend dans ce contexte une forme spécifique, comme le soulignent fort bien F. Bouhon, C. Niessen et M. Reuchamps : « La mise en oeuvre de la sixième réforme de l’État montre également que l’autonomie ne signifie pas qu’il faille tout faire soi-même. Consciente de ses atouts, mais aussi des inconvénients de sa petite taille, la Communauté germanophone conclut de nombreux accords de coopération avec les autres composantes du pays – notamment la Région wallonne et la Province de Liège – mais aussi avec d’autres États et entités infra-étatiques dans l’espace germanophone d’Europe[14.F. Bouhon et al., op. cit., p. 67.] ». À cela s’ajoutent de nombreux partenariats avec les territoires connexes, à savoirs les régions transfrontalières au sens large (Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas). En conclusion, nous pouvons donc arguer que la Communauté germanophone se présente comme une hybridation entre région et communauté avec un sens pratique pour les compétences qu’elle gère en son sein et pour laquelle elle coopère avec d’autres entités.

La communauté germanophone vue par ses habitants

Le conseil économique et social de la Communauté germanophone a publié récemment un rapport sur l’évolution économique et sociale du territoire[15.Wirtschafts- und Sozialrat der Deutschsprachigen Gemeinschaft (WSR), Wirtschafts- und Sozialbericht, septembre 2021.]. Au 1er janvier 2021, la Communauté germanophone compte 77 949 habitants. Environ 60 % d’entre eux habitent dans le canton d’Eupen dans le nord et 40 % dans le canton de Saint Vith dans le sud. Ces quinze dernières années, le territoire a connu une croissance démographique presque continue, avec une augmentation de 7,5 %, soit une évolution comparable à celle de la Wallonie et un peu moins importante que celle de la Flandre. 78,7 % des personnes ont la nationalité belge. Parmi les autres nationalités, on trouve 17,7 % d’Européens (dont 80 % d’Allemands) et 3,6 % de personnes qui viennent d’un pays hors Union européenne.

En 2018, le taux d’emploi (62,8 %) est moins important qu’en Flandre (68,9 %), mais la situation apparaît plus favorable qu’à Bruxelles (54,3 %) ou en Wallonie (59,2 %). L’indicateur est resté relativement stable ces quinze dernières années en Communauté germanophone tout en montrant un léger recul des personnes en activité professionnelle, passant de 63,9 % à 62,9 %. Concernant cet indicateur, on note une différence selon genre : le taux d’emploi des hommes a connu une baisse de 7 % (pour arriver à 66,1 %) pendant que celui des femmes a augmenté de 4,9 % (pour arriver à 59,3 %). Les taux d’emploi des hommes et des femmes ont donc tendance à se rapprocher[16.Une analyse plus poussée, qui prend en compte les données de la sécurité sociale du Luxembourg, montre d’ailleurs un taux d’emploi plus important (et plus réaliste) de 67,2 % en 2016 en ajoutant 2 700 navetteurs qui n’étaient pas pris en compte par Statbel.]. Notons tout de même que les femmes occupent 80 % des emplois à temps partiel. L’évolution par secteurs d’activité montre une légère augmentation dans les secteurs des soins et de l’enseignement (plus féminins) et une diminution dans les secteurs du transport, du commerce et de la production.

Le taux du chômage est relativement bas et tend à diminuer légèrement ces quinze dernières années. Il arrive à 6,8 % en 2020. Les taux entre femmes et hommes sont proches, même s’ils restent un peu plus avantageux pour les hommes. Les personnes bénéficiant du RIS représentent 2,9 % de la population active. Le nombre total de bénéficiaires a augmenté de 1 200 à 1 440 entre 2014 et 2018[17.Wirtschafts- und Sozialrat der DGB (WSR), Zwischenbericht Armut, 2019, p. 17.].

Selon une enquête menée en 2018 par un organisme de sondage reconnu, plusieurs thématiques spécifiques émergent assez nettement quand on interroge les citoyens sur ce qu’il est nécessaire de développer sur le territoire de la CG. Ainsi, l’amélioration de la mobilité – état des routes, des transports publics, etc. – est considérée comme un point essentiel. D’autres thématiques sont mises en avant, comme l’éducation, le système de santé publique, les affaires familiales et l’enfance, l’emploi des langues, et la vieillesse. Il convient de relever que près d’un tiers des personnes interrogées n’a aucun problème à mentionner dans le cadre de l’enquête. Pour les auteurs, il s’agit d’un indice parmi d’autres de la satisfaction plutôt exceptionnelle de la population[18.Forsa Politik- und Sozialforschung GmbH, Die Deutschsprachige Gemeinschaft Belgiens in der Einschätzung ihrer Bürger Ergebnisse einer Befragung (für das Ministerium der DGB), 2018, p. 5.]. 85 % des personnes interrogées envisagent le futur avec confiance, mais cette confiance diminue fortement en fonction de la catégorie sociale étant donné que ce chiffre baisse à 39 % lorsqu’on se base uniquement sur les personnes ayant des revenus plus modestes. L’optimisme apparaît également plus important parmi la jeunesse. En regardant par domaines de vie, la protection sociale apparaît parmi les moins bien cotés dans l’enquête, tout particulièrement les aides aux personnes âgées et à la petite enfance qui sont jugées insuffisantes.

Une identité germanophone ?

L’emploi des langues est caractérisé par 93 % des personnes qui déclarent l’allemand
comme langue maternelle, 7 % le français, 1 % le néerlandais et encore 1 % le dialecte allemand local[19.Ibid., p. 12.]. Notons encore que deux tiers des personnes parlent et comprennent le dialecte local, 30 % le comprennent passivement et seulement 7 % ne le comprennent pas.

D’un point de vue identitaire, les répondants sont 58 % à estimer se sentir « chez soi » dans la Communauté germanophone (ou « Ostbelgien »). À cela s’ajoute encore 19 % des personnes qui parlent de l’Eifel (le sud de la CG) et 11 % du nord, autour d’Eupen. Ce qui indique que, dans leur ensemble, 88 % des personnes mettent en avant leur attachement au contexte local. Les autres répondants indiquant se sentir chez eux en Belgique sont 7 % et en Europe 2 %. 3 % des personnes interrogées sélectionnent une autre entité géographique et aucune d’entre elles n’évoque la Wallonie[20.Ibid., p. 14.]. Ces chiffres révèlent une construction identitaire forte en lien avec le localisme en Communauté germanophone.

D’autres enquêtes ont par ailleurs démontré que l’identité des habitants de la Communauté germanophone ne se limite pas à ce localisme, mais qu’elle se combine à une grande ouverture vers d’autres cultures qui existent dans la région transfrontalière[21.G. Stangherlin et M. Jacquemain, « Eine kurze soziologische Betrachtung der deutschsprachigen Belgier » in K. Stangherlin (ed.), op. cit.]. La grande majorité des Belges germanophones se sentent attachés à la fois à la Belgique (97 %) et à la Communauté germanophone (95 %). Environ trois quarts des personnes sondées sont satisfaites des politiques en Communauté germanophone, c’est presque le même rapport pour la commune, mais seulement 45 % sont satisfaites des politiques belges.

Relation avec les territoires

Un tiers de la population active travaille dans les environs de leur lieu de résidence et presque deux tiers indiquent qu’ils sont contraints de faire la navette. Dans le sud de la Communauté germanophone, plus proche du Luxembourg, 75 % des personnes indiquent être « navetteurs ». Dans le nord, environ la moitié travaille à proximité de leur domicile. Pris globalement, la moitié des navetteurs travaillent en CG et 39 % en Allemagne ou au Luxembourg.

Tandis que 63 % des Belges germanophones estiment que les compétences actuelles de la CG sont suffisantes, 31 % estiment qu’il faut acquérir davantage de compétences et seulement 4 % estiment qu’il en faut moins. Parmi les personnes qui souhaitent plus de compétences, ce sont les compétences de l’entretien des routes, de l’environnement, de l’eau et de l’agriculture qui sont le plus souvent désignées. Plus loin suivent la politique économique, les pensions et la mobilité.

Lorsqu’est évoquée une future réforme de l’État belge, 47 % des répondants estiment que la CG devra rester part de la Wallonie dans le futur ; 45 % estiment qu’il serait préférable de devenir une région à part entière. Ce qui montre une image fort divisée concernant le lien avec la Wallonie. Les personnes se répartissent quasi à part égale entre ceux qui trouvent que la province de Liège a un rôle important à jouer (47 %) et ceux qui l’estiment moins important (ou pas du tout important, soit 50 % au total). Les Belges germanophones montrent un fort attachement au contexte local et à la Belgique. La Wallonie ressort moins comme un point d’attachement, mais reste un niveau politique important pour la moitié des personnes. La moitié des personnes interrogées reste plutôt en faveur du principe de la Belgique à quatre régions.

Entre l’autonomie régionale et communautaire

Les questions de l’autonomie s’inscrivent dans un passé tumultueux ponctué de violences, de processus d’acculturation et de conflits qui ont engendré, comme l’ont constaté beaucoup d’auteurs, un repli des habitants sur la vie privée ainsi qu’une méfiance très forte envers la politique durant les années d’après-guerre. Ces influences sont toujours à l’oeuvre de façon plus ou moins perceptibles car elles restent constitutives de l’historicité du territoire. C’est notamment ce qu’expriment ces questionnements exprimés par un sociologue : « Est-ce qu’on peut réellement viser plus d’autonomie pour la Communauté germanophone tout en restant un vrai Belge ? Est-ce que la retenue n’est pas en soi une séquelle de la guerre ?[22.G. Stangherlin et M. Jacquemain, op.cit., p. 3.] ».

Dans le passé, les notions d’autonomie, de culture et d’appartenance ont divisé la population entre différents camps de « pour » et « contre » selon les époques. Actuellement, la Communauté germanophone est entrée dans une forme de maturité quant à son cheminement sur ses fondements et son processus de projection dans le futur. Le localisme l’emporte fortement dans la construction identitaire des habitants et dans les enjeux politiques que ceux-ci relèvent, mais avec une spécificité : ce petit territoire est également fort ouvert sur les territoires voisins, que ce soit dans ses connexions politiques, économiques et sociales.

Ce localisme d’ouverture n’est cependant pas naïf. Par exemple, à chaque fois qu’un politicien wallon assimile les germanophones à des Wallons, il exprime peut-être une réalité d’organisation politique, mais il procède également à une dénégation de l’identité bien spécifique des populations concernées. En conséquence, les décideurs politiques des différents partis germanophones ne cessent de réaffirmer leur respect de la diversité des identités sur le territoire national et leur souhait d’assurer leur reconnaissance d’un point de vue culturel.

Donc prenons acte que la Communauté germanophone et ses habitants tiennent à leur spécificité et veulent qu’elle soit reconnue. Même s’ils n’ont pu acquérir cette reconnaissance indirectement qu’à travers les conflits entre Flamands, Wallons et Bruxellois, il apparaît que les réformes qui ont suivi ont pu être implémentées de façon plutôt satisfaisante pour la population. Cela ne tient bien évidemment pas seulement au contexte politique. La situation économique et transfrontalière, plutôt favorable d’un point de vue de l’emploi, offre des opportunités économiques évidentes et joue ainsi une influence importante.

Quant à l’ombre d’une septième réforme de l’État qui plane sur l’avenir de la Belgique, je reprendrai les mots de F. Bouhon, C. Niessen et M. Reuchamps : « Les politiciens de la Communauté germanophone se préparent même déjà à une éventuelle septième réforme de l’État : Ils ne veulent pas être pris au dépourvu par la dynamique du fédéralisme belge, qui peut être imprévisible. De ce point de vue, ils n’appellent pas vraiment à de nouvelles réformes, sauf en ce qui concerne le problème de leur représentation aux autres niveaux politiques. De plus, les revendications germanophones non encore satisfaites ne s’adressent guère au pouvoir fédéral, mais à la Région wallonne, qui pourrait lui confier l’exercice d’autres compétences en vertu de l’article 139 de la Constitution, et, dans une moindre mesure, à la Province de Liège pour ce qui est de l’approfondissement de la coopération[23.F. Bouhon et al., op. cit., p. 67.]». Les professionnels de la politique, tout comme les citoyens, semblent donc assez satisfaits de la répartition actuelle, ce qui ne les empêchent pas de se préparer aux scénarios futurs. En effet, le passé a laissé des traces et la crainte de subir à nouveau les impacts de négociations auxquels on n’aurait pas pris part en tant que partenaire à part entière, reste présente.

Une problématique centrale, propre à toute perspective régionaliste, réside dans le fait de parvenir à penser les différents systèmes d’organisation de l’activité économique comme le système de l’impôt et des revenus, en lien avec la viabilité d’un petit territoire et la nécessaire solidarité autour de ce qui formera alors le niveau fédéral. L’un des principaux questionnements que pose une réforme de l’État tient avant tout aux règles de financement des entités fédérées. Nous avons vu que la Communauté germanophone est principalement financée par les dotations issues des compétences qu’elle gère. Un changement des règles de financement allant dans le sens d’une plus grande responsabilité financière, qui irait de pair avec une diminution d’une certaine solidarité au niveau fédéral, risquerait fortement de pénaliser ce petit territoire. Compte tenu de la faible étendue de sa population et de ses activités économiques, il se trouverait en situation de vulnérabilité par rapport à d’éventuels changements socio-démographiques, économiques ou liés à la santé qui risqueraient de peser plus lourdement sur le budget. La clé de répartition reste donc le noeud central de toute réforme. Espérons donc qu’une nouvelle réforme de l’État ferait en sorte de maintenir les valeurs de solidarité et d’ouverture au monde qui caractérise ce territoire, tout en reconnaissant positivement ses différences…