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Racisme en Europe Vieux démons, nouveaux oripeaux ?

ll n’y a guère, l’antisémitisme était la seule catégorie particulière à avoir droit de cité à côté du racisme comme catégorie générale. aujourd’hui, de nouvelles terminologies apparaissent et font leur chemin, avec des fortunes diverses, dans la conscience populaire.

S’agit  agit-il pour autant de nouvelles formes de racisme ? En vérité, l’ancien et le nouveau s’entremêlent de manière complexe rendant illusoire toute réponse directe à cette question. Il serait plus juste de dire que la reconnaissance sociétale et/ou politique de ces formes spécifiques de racisme est liée à l’émergence, d’abord au sein des communautés potentiellement victimes de chacune de ces formes, puis plus largement au sein de la communauté majoritaire, de la conscience de l’existence de caractéristiques spécifiques qui font que l’islamophobie, l’afrophobie, l’antitsiganisme[1.Certains de ces termes sont encore disputés au sein des communautés concernées. Par exemple, l’afrophobie est en concurrence avec le racisme antinoir et la négrophobie, tandis que l’antitsiganisme l’est avec la romaphobie et le racisme antirom. Pour le réseau Enar, il est fondamental que le terme soit porté a priori par les communautés potentiellement victimes elles- mêmes, qu’elles y reconnaissent le racisme et les discriminations connexes dont elles font l’expérience au quotidien. Aucun de ces termes, y compris l’islamophobie, ne jouit de l’adhésion communautaire complète, car aucun ne capture adéquatement la multidimensionalité et la profondeur des processus d’exclusion concrets au travers desquels opèrent ces formes de racismes, et tels qu’ils sont perçus par les victimes elles-mêmes. Tordons le cou immédiatement au canard des « phobies » : de la même manière que le terme antisémitisme n’est pas réductible à la somme de ses composés étymologiques, l’afrophobie et l’islamophobie ne sont pas réductibles non plus à un ensemble de peurs irraisonnées (quoique cette dimension n’en soit pas totalement absente. Ainsi, pour l’islamophobie, certaines franges des populations anglaises et autrichiennes, par exemple, ont peur de se convertir à l’islam, contre leur volonté, par la simple ingurgitation de viande halal). Ces termes ont acquis un sens propre pour définir une forme spécifique de racisme à l’encontre de groupes particuliers, socialement construits comme des races.], le nativisme, le racisme « de droit » (entitlement racism) viennent peu à peu prendre place aux côtés de l’antisémitisme comme catégories particulières du racisme. L’émergence de chacun de ces concepts est le résultat de processus complexes. Contexte socioéconomique et politique, qualité des relations historiques entre le pays de résidence et le pays d’origine, taille de la communauté potentiellement victime, statut socioéconomique général de cette dernière, degré de marginalisation, de conscientisation et/ou de structuration politique, sont un ensemble de paramètres qui influent sur les processus de re- connaissance d’une forme spécifique de racisme. Enfin, le fait qu’un terme rassemble l’assentiment plus qu’un autre dans les discours intra- et extracommunautaires dépend également d’un nombre important de facteurs : dynamisme et légitimité des personnalités ou des institutions qui le mettent « sur le marché » des idées ou qui s’en saisissent, qualité des relais politiques, des relais au sein des organisations antiracistes et de défense des Droits de l’Homme majoritaires, simplicité ou non du terme lui-même…

Du fait des interactions complexes de ces différents paramètres, le temps nécessaire pour l’acceptation d’un concept au sein de la population majoritaire varie considérablement. S’il a fallu près d’une quarantaine d’années après Auschwitz pour que le terme d’antisémitisme finisse par s’imposer dans le sens que nous lui connaissons aujourd’hui (à savoir désigner uniquement le racisme spécifique à l’encontre des personnes juives ou supposées telles, à l’exception d’autres peuples dits « sémites »), l’islamophobie s’est imposée en une quinzaine d’années après son introduction dans le vocabulaire antiraciste anglophone par le Runnymede Trust en 1997[2.Voir : www.runnymedetrust.org/ publications/17/32.html. L’islamophobie était déjà attestée dans la littérature francophone dès 1921 sous la plume du peintre orientaliste Etienne Dinet, dans un des sens reconnus aujourd’hui. Voir Vincent Geisser, Islamophobie, in Dictionnaire critique des racismes et des discriminations, Larousse, 2008.].

Quant à l’afrophobie, la négrophobie, l’antitsiganisme ou encore la romaphobie, ces termes semblent être de fabrication plus récente bien que les réalités auxquelles ils renvoient ont au moins une existence millénaire.

Une précision indispensable

Ces termes sont-ils indispensables à la lutte antiraciste ? Certaines voix remettent en effet en cause la pertinence de cette terminologie inflationniste sous prétexte que cela favoriserait la communautarisation et la fragmentation de la lutte antiraciste. Elles soutiennent que l’on devrait s’en tenir au racisme sans autre distinction. Ce raisonnement présente une aporie : à moins de ne confondre l’ensemble du racisme avec l’antisémitisme, l’existence de ce terme comme catégorie particulière du racisme, démontre a posteriori l’urgence sociétale qui a existé de nommer ce type de racisme très spécifique qui a mené à un génocide.

La reconnaissance de l’antisémitisme a donc permis sa métabolisation politique : sa réalité a été finalement reconnue comme un problème politique dont devait se saisir la société dans son ensemble, notamment au travers de ses instances délibératives, en particulier le législateur, mais également l’Exécutif et le judiciaire, pour définir et faire appliquer des moyens d’action précis pour lutter contre ce fléau : crédits à la recherche, développement de modules éducatifs, adaptation des curricula, muséographie, expositions, reconnaissance du caractère aggravant de certains délits et crimes, criminalisation de l’apologie et de la négation du régime nazi et ses crimes…

C’est en se fondant sur cette expérience que d’autres communautés et organisations de lutte contre le racisme ont décidé de soutenir la reconnaissance communautaire, sociétale puis politique d’autres catégories de racisme. Ce que l’on ne nomme pas n’existe pas. Et n’est donc pas traité adéquatement par l’attribution de moyens financiers et humains précis.

Vous avez dit « islamophobie» ?

L’exemple de l’islamophobie est très révélateur par la similitude de son processus de reconnaissance, car plus contemporain. Dès l’après 11 septembre 2001, certains milieux ont mené une bataille rangée, largement perdue aujourd’hui, pour délégitimer le terme même d’islamophobie, en le confondant sciemment avec le refus de toute critique de l’islam, à l’encontre même de toutes les définitions déjà existantes de ce terme. En effet, la critique de l’islam en tant que religion relève du domaine de la liberté d’expression et n’est pas en soi concernée par l’islamophobie. Il n’empêche que ce combat de tranchée, mené médiatiquement par des intellectuels tels qu’Alain Finkielkraut en France, a considérablement retardé la reconnaissance politique du phénomène et, par extension, de la réalité raciste et discriminatoire vécue par des dizaines de milliers de nos concitoyen-ne-s musulman-e-s ou perçu-e-s comme tel-le-s dans leur quotidien. Ce qui n’a pas manqué de renforcer le sentiment d’aliénation des victimes face à l’absence de volonté de la puissance publique d’assurer leur légitime protection ainsi que les voies de réparation qui font partie des droits fondamentaux de tout individu. Fort heureusement, la situation a radicalement évolué vers sa reconnaissance depuis 2013[3.Mentionnons à ce propos la proposition de résolution sénatoriale déposée par huit sénateurs belges issus de différents groupes politiques, tant de gauche que de droite, suite, entre autres, au rapport alternatif d’Enar sur la situation de l’islamophobie en Europe et au premier rapport de Muslims Rights Belgium (MRB) ; ou encore, la prise en compte par le Président Hollande, la même année, de la réalité des discriminations vécues par les musulmans suite, entre autres, au travail du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France).], en particulier dans les pays d’Europe de l’Ouest les plus touchés par ce phénomène.

Quant à l’afrophobie et l’antitsiganisme, la tectonique du progrès commence à se mettre en mouvement, mais il faudra probablement encore quelques années avant d’arriver à des résultats réellement satisfaisants pour les victimes. Paradoxalement, c’est la reconnaissance de l’afrophobie qui tarde à décoller, alors que le racisme envers les Noirs semble consubstantiel aux représentations communes en matière de lutte contre le racisme (cf. les nombreux logos noirs/blancs). Pourtant, il n’en est rien : que ce soit au travers d’enquêtes judiciaires bâclées, de refus d’enquête, de violences policières non poursuivies, de déni systématique de service et de sou- tien, de discrimination à l’embauche ou de plafond de verre, la noirceur de peau demeure étrangement synonyme de transparence de la problématique. Au plus haut niveau de représentation politique nationale ou européenne, il est courant d’entendre que «Oui, bien sûr, il y a du racisme envers les Noirs. On a déjà fait plein de choses à ce propos. Le vrai problème, c’est… », ou encore « Dans notre pays, la question prioritaire, c’est les Roms ». Ce qui contribue à renforcer l’invisibilité du racisme et des discriminations subies au quotidien par les Noirs, que leurs communautés ne soient composées que de quelques dizaines d’individus comme en Lettonie ou de quelques millions comme en France ou en Angleterre.

L’adoption en 2011 par l’Union européenne de stratégies nationales pour l’inclusion sociale des Roms est a contrario en train de faire émerger plus rapidement cette métabolisation politique de l’antitsiganisme. Pourtant, les autorités nationales et européennes avaient refusé, au moment de l’adoption de cette stratégie-cadre, d’inclure toute référence claire au besoin de mettre en place un plan renforcé de lutte contre l’antitsiganisme comme condition de succès de l’inclusion sociale des Roms. Trois ans plus tard, sous la pression continue de la société civile, et le constat d’échec partiel d’une politique axée uniquement sur des processus d’activation, la Commission européenne commence à réfléchir au renforcement de la lutte contre l’antitsiganisme, ce qui finira par avoir un impact à moyen terme sur les politiques nationales et leur prise en compte de la réalité de ce phénomène.

Au-delà de ces formes de racisme dirigées à l’encontre de communautés précises, d’autres concepts sont en train d’émerger pour tenter de désigner le plus adéquatement possible certaines formes nouvelles de racisme qui empruntent en particulier à la dialectique des droits fondamen- taux. Ces nouveaux concepts sont jusqu’à présent plus descriptifs qu’opérationnels, à la différence de ceux discutés ci-dessus. Le plus évident d’entre eux, c’est le racisme « de droit » (entitlement racism). L’universitaire néerlandaise Philomena Essed[4.Voir Philomena Essed, Entitlement Racism: License to Humiliate, in Recycling Hatred: Racism(s) in Europe Today, A Dialogue Between Academics, Equality Experts and Civil Society Activists, (ENAR Anti-Racism in Focus, 1), Brussels, Enar, 2013, pp. 62-77, sous www.enar-eu.org/IMG/pdf/ symposiumreport_lr_final_final.pdf.] le définit comme un permis d’humilier, à savoir une utilisation retorse de la liberté d’expression qui se transforme en droit à l’offense et à l’humiliation. Une liberté d’expression hypertrophiée en droit de dire n’importe quoi, à n’importe qui, sans aucune restriction ou limite, sachant bien sûr que ce « droit » s’exerce en particulier de la part d’individus issus de la communauté majoritaire envers des personnes ou des communautés minoritaires, la réciproque n’étant pas, dans la pratique médiatique et politique, conçue comme légitime. Un bel exemple est celui du « gâteau raciste » suédois[5.Voir rt.com/news/screaming-cake-scandal-sweden-352] : le droit d’offenser fut pleinement reconnu à l’artiste et la ministre suédoise de la Culture, tandis que les protestations des activistes noirs furent perçues comme une atteinte à la liberté d’expression et considérablement marginalisées dans les champs médiatique et politique.

Un droit au mépris ?

Ce racisme « de droit » s’entrelace intimement avec les autres catégories de racisme. Comme le montre l’exemple suédois, si la violation de l’intégrité du corps noir n’est pas chose nouvelle, le fait que les auteurs savent pertinemment, ou pourraient à tout le moins avoir conscience, que leurs propos sont offensants, mais ne voient aucune raison de s’en excuser et d’amender leur comportement, démontre que l’on est dans une nouvelle dimension du racisme[6.À cet égard, la polémique grandissante, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre, autour de la figure raciste du Zwarte Piet, relève à la fois du registre de l’afrophobie et de celui du racisme « de droit », en ce que les partisans de la soi-disant tradition de la figure de l’esclave noir de Saint-Nicolas refusent obstinément de prendre en compte la violence symbolique de cette tradition envers nos concitoyens noirs, la perpétuation de stéréotypes racialistes et esclavagistes envers les Noirs ainsi que la contribution concrète de cette tradition à la ruine postérieure des efforts d’éducation des enfants en matière d’antiracisme et d’égalité. Le simple fait que « Zwarte Piet » soit utilisé comme insulte raciste envers les Noirs devrait suffire à souligner la dimension profondément afrophobe de cette tradition. Voir l’article de Sarah Demart et Nicole Grégoire dans ce numéro.]. Car, dès lors que le droit à la liberté d’expression est reconnu, il importe de passer à l’éducation à la responsabilité de son usage. Offenser les autres n’est pas un droit, mais une forme d’abus, que soit au niveau individuel ou collectif. Une autre catégorie est le nativisme[7.Voir Liz Fekete, Reverse Racism and the Manipulation of White Victimhood, in Recycling Hatred, op. cit., pp. 77-87; et Sindre Bangstad, On Xenophobia and Nativism, in Recycling Hatred, op. cit., pp. 87-95.]. Selon l’universitaire norvégien Sindre Bangstad et l’activiste britannique Liz Fekete, il s’agit d’une opposition discursive à tonalité libérale construite sur une prétendue irréductibilité entre, d’une part, la population majoritaire, « traditionnelle » d’un pays, d’une région, considérée comme décente, civilisée, respectant les lois, la liberté d’expression, le principe d’égalité entre femmes et hommes ainsi que les droits des personnes ho-mosexuelles ou trans et, d’autre part, des outsiders qui varient se- lon les régions : à l’Est, les Roms ; au Sud, les migrants ; et au Nord- Ouest, les musulmans. Les populations majoritaires sont élevées au rang de victimes dont les droits seraient constamment érodés par l’attention excessive portée aux droits des minorités culturelles (le racisme antiblanc[8.Voir une discussion succincte de ce terme par Naïma Charkaoui, Tommy Bui et Michael Privot : 3.1.6. Le racisme, privilège des « blancs » ?, in Rapport 2013 du Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations : Discrimination, Diversité, Pour un plan d’action interfédéral contre le racisme, pp. 40-42, sous www.diversite.be/rapport-annuel-discriminationdiversite-2013. Voir aussi Henri Goldman, «De l’antiracisme des “Blancs”», dans ce numéro.] ou racisme inversé étant des versions ex- trêmes de ce type de rhétorique). Cette catégorie de racisme « en creux » a permis en particulier aux nouvelles droites populistes et aux partis d’extrême droite enquête de normalisation d’élargir leur audience en désignant des groupes bien identifiés, par leurs publics cibles, dans les métadiscours, sans tomber dans les travers d’un discours ouvertement raciste.

Affiner les concepts

En conclusion, le monde de l’antiracisme connaît un bouillonnement intellectuel visant à affiner ses concepts et ses outils pour mieux s’attaquer aux formes à la fois les plus subtiles et les plus profondes du racisme, à savoir les racismes institutionnel et structurel ou systémique. De la même façon que le mouvement féministe est confronté depuis plusieurs décennies à l’analyse complexe des structures de pou- voir et de leur modelage par les représentations machistes et patriarcales pour en montrer l’impact disproportionné, durable, et le plus souvent invisible tant pour les victimes elles-mêmes qu’a fortiori pour les perpétrateurs, le mouvement antiraciste s’est largement engagé dans des ana- lyses parallèles en prenant l’ethnicité et ses critères alternatifs (culture, religion, nationalité…) comme clé de lecture. La nécessité de concepts plus fins que le seul « racisme » s’est donc imposée, tant pour les académiques que les activistes. Loin de déplorer un éclatement ou une communautarisation de la lutte antiraciste, il convient au contraire de se réjouir de ce foisonnement intellectuel et militant, ancré dans une approche matérialiste des relations de pouvoir et non culturaliste ou romantique. Il apporte un véritable saut qualitatif dans la lutte contre le racisme et ses discriminations connexes, tout en s’ouvrant plus encore aux intersectionnalités avec d’autres motifs de discrimination.