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Réformer la vieille institution scolaire ?

L’apparition d’Internet – comme le langage, l’écrit et l’imprimé avant lui – marque une rupture historique majeure qui reconfigure la société et ses institutions. L’École est en première ligne. Elle va voir – elle voit déjà – ses structures se modifier considérablement. Pour l’auteur, nous vivons un moment charnière de recomposition qu’il faut absolument investir avec de nouvelles idées.

Si, comme j’en fais l’hypothèse, nous quittons la période moderne pour entrer dans une « nouvelle société », nous ne devons pas nous étonner que l’institution scolaire soit en grande difficulté. Nous ne devons pas davantage écarter l’idée qu’elle puisse céder la place à une tout autre institution éducative… ou à une nuée d’organisations éducatives disparates n’ayant plus en commun que le marché sur lequel elles proposeraient leur offre.

L’apparition d’Internet est une innovation de même ampleur que l’imprimé. Elle constitue donc aussi une « catastrophe » pour les structures sociétales mises progressivement en place suite à l’imprimé.

Les temps que nous vivons sont donc des temps à gros enjeux. C’est maintenant que se joue la structuration durable de la « nouvelle société » et de l’École du futur. Pour les acteurs porteurs des valeurs de démocratie, d’égalité, d’émancipation et de solidarité, c’est donc l’heure de s’interroger sur leur stratégie. Doivent-ils encore et encore chercher à réformer un modèle essoufflé ou créer le récit utopique et inspirant d’une tout autre institution éducative largement émancipée du modèle scolaire ? Telle est la question que je pose dans l’essai Une tout autre École[1.B. Delvaux, Une tout autre École, Pensées libres, Girsef, 2015.]. Ma réponse est annoncée dès la couverture : « Il est temps de tourner la page du projet scolaire de la modernité, de penser les contours d’une nouvelle institution éducative, d’endiguer l’invasion des marchands d’éducation ».

Catastrophes et mutations

Mais commençons par le début du raisonnement et étayons l’idée que nous changeons de société, ou plus précisément de période historique. M’inspirant d’auteurs allemands (Luhman, Baecker) ou français (Serres), je considère que les grandes ruptures historiques ont été consécutives aux innovations majeures dans le domaine des modes de communication. Ces innovations ont constitué chaque fois une « catastrophe » (Baecker) pour les structures sociétales en place. Le langage, ensuite l’écrit, puis l’imprimé ont chaque fois mis en péril les structures sociétales jusqu’alors instituées et les frontières qui allaient avec. Car ces innovations ont généré des flux d’informations transgressant ces frontières, rendant celles-ci de plus en plus poreuses, jusqu’à les dissoudre. L’invention de l’imprimé a ainsi progressivement fragilisé la stratification rigide en castes hiérarchisées et a conduit à la recomposition de nouvelles structures. L’apparition d’Internet est une innovation de même ampleur que l’imprimé. Elle constitue donc aussi une « catastrophe » pour les structures sociétales mises progressivement en place suite à l’imprimé, à savoir les entités territorialisées (les États) et fonctionnelles (les secteurs), qui caractérisaient la période moderne et structurent encore nos sociétés. Il n’est dès lors pas étonnant que nombre d’institutions liées à ce double découpage perdent leur statut d’évidence. Il n’est pas davantage surprenant que les organisations qui les composent soient en recherche puisque les institutions ne les protègent plus des interpellations externes. C’est ainsi qu’au sein de l’institution scolaire, nombre d’écoles expérimentent et innovent. Elles le font en fonction de leur histoire propre et de leur public spécifique. Elles se différencient dès lors de manière croissante, en dépit des tentatives de l’acteur politique de consolider l’institution à travers des outils de « nouvelle gouvernance », telles les épreuves externes certificatives. Les écoles commencent ainsi à se constituer en réseaux informels selon la nature des réponses qu’elles apportent aux défis actuels et ces réseaux s’affranchissent peu à peu des frontières des « vieux » réseaux catholique, officiel subventionné et « de la Communauté ».

Quel sens cela a-t-il, dans un monde regorgeant de connaissances toujours plus débattues, de définir une longue liste de savoirs jugés à ce point indispensables qu’il est justifié de les imposer à tous ?

Ces évolutions me font penser que l’enjeu majeur porte aujourd’hui sur la nature des structures sociétales qui, à terme, remplaceront les structures actuellement précarisées. Les contours de ces structures dépendront de la manière dont les acteurs interprètent la situation actuelle (interprétations que j’essaie d’influencer à travers mon essai). Elles dépendront aussi des jeux d’acteurs et des rapports de force entre ces acteurs (sur lesquels j’essaie modestement de peser en contribuant à l’organisation des débats du 27 septembre du mouvement Tout autre chose[2.Voir page 65.] ). Elles dépendront enfin de la manière dont les actions visant à instituer de nouvelles structures tiendront compte des évolutions sociétales majeures : non seulement de celles affectant les flux d’informations mais aussi de celles affectant les individus. Il importe par exemple qu’elles tiennent compte de la manière dont les individus considèrent désormais, comme le décrit si bien Rosa dans L’accélération[3.H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2013.], qu’une vie bonne est une « vie bien remplie, .…. où l’on profite autant que possible de tout ce que le monde peut offrir, et où l’on exploite aussi largement que possible ses potentialités et ses propositions ». Ce qui suppose des stratégies plus adaptatives, des identités plus volatiles, des parcours de vie moins prédéfinis, caractéristiques auxquelles nous ne sommes pas vraiment prêts à renoncer, même si elles nous poussent à accélérer notre rythme de vie, nous soumettent au stress ou nous font trop souvent éprouver le sentiment d’urgence et de manque de temps.

Scénarios

En cette période de transformations sociétales profondes, trois scénarios peuvent être identifiés pour l’avenir de l’École. Dans le premier d’entre eux, que j’ai intitulé « dispersion à tous vents », l’institution scolaire se dissout peu à peu, les écoles se différencient et reconstituent de nouveaux réseaux. Parallèlement, des acteurs externes au système scolaire offrent un nombre croissant de services éducatifs. Entre ces offres, dont certaines s’inspirent de la forme scolaire tandis que d’autres s’en écartent, les « clients » choisissent en fonction de leurs priorités et de leurs capacités financières. C’est, aujourd’hui, le scénario qui paraît avoir la plus grande probabilité de s’imposer. Nous sommes en effet déjà engagés dans un tel processus, et toute la rhétorique néolibérale nous pousse à poursuivre dans cette direction, à travers notamment l’appel à l’autonomie des établissements et la multiplication des outils d’évaluation et de management. Ce scénario tient d’autant plus la corde que la pluralisation de nos communautés nationales ainsi que l’affaiblissement des États et des acteurs politiques rendent difficiles l’élaboration et la mise en œuvre d’un consensus politique sur des finalités éducatives communes et substantielles. Face à un tel scénario, peut-on croire encore à un scénario perpétuant la forme scolaire que nous avons tous expérimentée durant notre jeunesse ? Ce n’est pas mon opinion. Je considère au contraire que ce scénario réformiste constitue une forme d’« acharnement thérapeutique » vain. Car chacun des traits majeurs de ce qu’on nomme la « forme scolaire » est en trop profond décalage avec des caractéristiques fondamentales de la « nouvelle société » pour que cette forme puisse constituer la matrice d’une réponse durable aux évolutions sociales en cours. Quel sens cela a-t-il par exemple de continuer à faire fond sur une transmission essentiellement intergénérationnelle intégrant si peu l’apprentissage de pair à pair alors qu’une part sans doute croissante des apprentissages extrascolaires se fait entre pairs ? Quel sens cela a-t-il, dans un monde regorgeant de connaissances toujours plus débattues, de définir une longue liste de savoirs jugés à ce point indispensables qu’il est justifié de les imposer à tous ? Quel sens cela a-til de planifier des cursus sur plusieurs années dans un monde où l’investissement dans la durée et le projet de long terme perdent leur légitimité au profit de stratégies adaptatives ? Et qu’en est-il de la clôture de l’École alors que les éducateurs sont quotidiennement confrontés à la prégnance des vies parallèles de l’apprenant et aux sollicitations que celui-ci reçoit d’une multitude d’acteurs ? Ces questions, et les réponses implicites que je leur donne ici, m’amènent à privilégier un troisième scénario, celui d’une tout autre École. Un tel scénario – à ce stade le moins probable des trois – consiste, comme le précédent, à préserver une institution éducative commune, mais, au contraire du précédent, à prendre distance vis-à-vis de la « forme scolaire ».

À la place, je propose le déploiement parallèle d’un cursus commun et d’un cursus individualisé. Le premier, commencé dès le plus jeune âge, s’étendrait au-delà de 16 ans tandis que le cursus individualisé débuterait à un âge précoce.

Ce scénario peut comporter des variantes, notamment en fonction du type d’Homme et de société privilégié par leurs promoteurs. La variante que je promeus cherche à s’adapter aux évolutions sociétales sans pour autant s’y soumettre, tentant de concilier la prise en compte de ces transformations et la fidélité à un projet de société clairement inspiré de valeurs « progressistes ». Sur le premier plan, il prend acte du fait que la nouvelle structure sociétale prendra durablement la forme d’un système mondialisé et complexe d’interdépendances entre des individus et des collectifs soucieux de ne plus être assignés à vie à des espaces, des communautés ou des croyances déterminées. Sur le second plan, il cherche à proposer une nouvelle institution éducative qui se réfère aux balises du mouvement Tout autre chose, autrement dit contribue à une société démocratique, solidaire, coopérative, écologique, juste, égalitaire, émancipatrice, créative, apaisée et réjouissante.

Quels changements au juste ?

Sur cette base, j’esquisse les finalités, les principes pédagogiques et la structure curriculaire de cette nouvelle institution. Je ne décrirai pas ici en détail les raisons qui me poussent à proposer comme horizons du travail éducatif deux finalités apparemment en tension : l’émancipation et la responsabilisation. Je soulignerai simplement qu’au plan pédagogique, de telles finalités exigent une relation maître-apprenant très différente de celle qui prévaut dans la forme scolaire, mais proche de celle en vigueur dans des mouvements pédagogiques ayant pris distance vis-à-vis de certains traits de la forme scolaire et constituant dès lors une boîte à outils où puiser les manières de concrétiser trois grands principes pédagogiques : accompagner l’apprenant plutôt que le guider ; parier sur l’égalité d’intelligence des apprenants ; organiser le rapport à l’autre différent de soi, en se donnant pour mission essentielle de structurer cette confrontation pour qu’elle soit bénéfique pour tous. Mais l’École que j’imagine ne diffère pas seulement de l’actuelle par ses objectifs et sa pédagogie. Elle diffère aussi par la manière dont serait organisé le cursus. L’idée que je défends est d’abandonner l’approche séquentielle, qui prévoit un tronc commun jusqu’à 14, 15 ou 16 ans et des filières et options par la suite. À la place, je propose le déploiement parallèle d’un cursus commun et d’un cursus individualisé. Le premier, commencé dès le plus jeune âge, s’étendrait au-delà de 16 ans tandis que le cursus individualisé débuterait à un âge précoce. L’un et l’autre cursus seraient donc suivis en parallèle de 3 à 22 ans (les jeunes travailleurs ou sans emploi n’étant tenus qu’à suivre le cursus commun au-delà de 18 ans). Le cursus commun au-delà de 16 ans est nécessaire puisque les compétences complexes à acquérir par tous dans une perspective d’émancipation et de responsabilisation ne peuvent toutes s’acquérir avant 14 ou 16 ans. Quant à l’individualisation du cursus dès le plus jeune âge, plusieurs raisons la justifient : d’abord l’arbitraire des choix de ce qui, dans l’énorme masse des savoirs, doit être imposé à tous ; ensuite, la nécessité de doper la motivation des jeunes pour ce qu’ils apprennent ; enfin, les fortes inégalités liées au report actuel des parcours individualisés dans le champ de l’extrascolaire (que l’on sait fortement dépendant des capitaux économiques et culturels des parents). L’idée de base est donc la suivante : un cursus commun dégraissé et décroissant avec l’âge, conjugué à un cursus individualisé, le tout pouvant couvrir un temps annuel de scolarisation plus large qu’actuellement puisque des plages aujourd’hui dévolues aux activités extrascolaires pourraient être intégrées dans le temps « scolaire ». L’une des questions cruciales et inévitablement controversées porte sur le contenu du cursus commun. Selon moi, le cursus commun devrait se limiter à trois éléments : les langages (le langage que l’on parle, les langages formalisés tels que mathématique et le langage psychomoteur), les compétences transversales de mobilisation de ces langages (synthétiser, analyser, exprimer…), et la relation à l’altérité (aux autres savoirs, croyances, intérêts, personnes, cultures…).

En proposant une telle esquisse, j’espère inciter chacun à libérer son imaginaire du carcan de cette forme scolaire prétendument incontournable et immuable.

Ce cursus commun, surtout en raison du troisième objectif, suppose des groupes d’apprentissage hétérogènes en termes socio-économiques, culturels et de genre, et, entre 18 et 22 ans, la constitution de groupes mixtes mêlant étudiants, sans-emplois et travailleurs.

Ouvrir les fenêtres

On l’aura compris : un tel curriculum diverge fort des programmes actuels. Il intègre en effet des compétences actuellement peu assumées par l’École et déplace vers les cursus individualisés des pans entiers des savoirs scolaires empilés dans les programmes communs, à savoir les langues étrangères et anciennes, les sciences « exactes » et humaines, l’éducation physique et artistique, la littérature française, la partie non basique des mathématiques, les savoirs techniques… Ces « matières » seraient retirées du cursus commun mais pas de l’éducation. Car, pour chaque âge, l’École composerait des menus au sein desquels les élèves devraient choisir. Ils seraient par exemple obligés, à tel âge, de choisir un module en sciences sociales, une activité sportive, une activité artistique, une activité sociale et une langue étrangère. Les élèves d’une classe ne suivraient donc pas nécessairement les mêmes cours de sciences sociales ou de sports mais seraient contraints d’en suivre. Et ces cours ne seraient pas nécessairement suivis dans leur école ou sous une forme scolaire. Pour que ce cursus individualisé ne soit pas une jungle et ne génère pas d’inégalités, divers dispositifs devraient être mis en place. Parmi eux, une forte articulation entre les cursus commun et individualisé, le premier devant être en partie consacré à un travail sur et à partir des expériences vécues et des savoirs acquis dans le cursus individualisé. Le cursus individualisé serait ainsi travaillé au sein du cursus commun à quatre niveaux. Il s’agirait d’abord de mûrir les choix que devraient opérer les élèves dans le large éventail d’offres au sein du cursus individualisé. Il s’agirait aussi de développer les transmissions latérales, entre élèves, des savoirs et compétences acquis dans le cursus individualisé. Le cursus commun serait aussi l’occasion de développer la réflexivité et la pensée critique à propos des expériences vécues dans le cursus individuel. Il permettrait enfin, via des projets collectifs et coopératifs multidisciplinaires, la mise en commun et en discussion des savoirs et compétences spécifiques acquis dans le cursus individualisé. Une telle esquisse est assurément utopique et certainement pas la seule option possible dans le respect des balises définies par Tout autre chose. Mais, en la proposant, j’espère inciter chacun à libérer son imaginaire du carcan de cette forme scolaire prétendument incontournable et immuable. C’est, selon moi, la seule voie à suivre si l’on veut éviter que l’institution éducative commune cède la place à une nuée d’organisations éducatives disparates, et donne (enfin) aux jeunes le pouvoir de s’émanciper dans une société tout autre que celle qui a vu s’imposer le modèle scolaire.