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Regarder la France comme si on n’en était pas…

Mediapart s’est associé à cette publication. Son directeur explique pourquoi.

« L’étrange n’est pas toujours en pays étranger » : on trouve cette lucidité sous la plume de Charles Péguy, ce dreyfusard libertaire, irréductible et inclassable tant il fut à la fois rectiligne et contradictoire, accompagnant jusqu’au sacrifice de sa vie en 1914 l’aveuglement nationaliste qui fut à l’origine de la catastrophe européenne du XXe siècle.
Pourtant, moins de vingt ans plus tôt, en 1897, publiant sa première Jeanne d’Arc, immense poème d’un mythe national où il discernait « une nouveauté sans limite », il l’avait dédié « à toutes celles et tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle ».

Le conflit qui l’habitait intimement est celui de la France elle-même : cette prétention à revendiquer l’universel à son propre compte, pour le meilleur quand cette exigence l’élève vers la curiosité du monde, pour le pire quand cet aveuglement la rabaisse dans la peur de l’étranger. Afin d’y échapper, rien n’est plus profitable que de suivre ce conseil du même Péguy, maître en indiscipline : « Regarder la France comme si on n’en était pas ». C’est ce que propose ce numéro de Politique en confrontant le pays où prend source notre langue commune à la diversité de regards belges aussi informés que lucides.

Il est publié à l’enseigne d’une République qui, hélas, de la présidence de Nicolas Sarkozy à celle de François Hollande, a égaré en dix ans les deux adjectifs qui lui donnent vie et sens : « démocratique et sociale ». Une République dont la promesse originelle était d’égalité, ce droit d’avoir des droits, de les défendre, de les exiger et de les inventer, parce que égaux en droits, sans distinction d’origine, d’apparence, de croyance ou de sexe. Une République en mouvement et en déplacement, toujours inachevée, toujours à conquérir. Mais, en même temps, une République ne s’étant jamais défaite de la « Grande Nation » qui lui fut concomitante, cette prétention à la grandeur devenue aujourd’hui son insigne faiblesse.

C’est ainsi que, ces trente dernières années, de manière sourde, puis accélérée, l’idéal républicain fut saisi par le repli national, à mesure que le monde géopolitique ancien se dérobait tandis que s’ouvrait la crise de civilisation globale qui, désormais, nous défie sous toutes latitudes. Hégémonie culturelle promue par l’extrême droite, cette crispation sur le national a gangréné la droite dite républicaine et gagné la gauche prétendue socialiste. La célébration du même et de l’entre-soi y est à l’œuvre, faisant de l’Autre, sous ses diverses apparences ou ses multiples prétextes, le bouc-émissaire des inquiétudes. L’exigence de justice sociale en est la première victime, évacuée sous couvert d’un imaginaire identitaire.

La France sans la grandeur ?

La grandeur française nous est-elle, ici, de quelque secours ? Tout au contraire, elle nous entrave, fonctionnant à l’instar de l’« histoire antiquaire » de Nietzsche qui, soulignait-il, leste l’homme d’une antériorité paralysante au point qu’il n’a plus assez de légèreté ou de liberté pour inventer ou réinventer ses valeurs. Le mort saisit le vif et, dès lors, la conscience, malade du passé, ne peut pas se projeter dans le présent et l’avenir. « La France ne peut être la France sans la grandeur », disait de Gaulle. C’est l’une de ces injonctions paradoxales qui, selon certains psychiatres, font les schizophrènes. C’est ainsi que la France devient une nation malade. Car, si elle n’accède plus à ladite grandeur, ne serait-elle donc plus la France, c’est-à-dire elle-même ?

Se diffuse alors insidieusement l’illusion perverse d’une nation qui ne s’appartiendrait plus et qui ne se maîtriserait plus. Répandre l’idée de cette défaite imaginaire, prétendre que la survie est en jeu, c’est enfoncer encore plus la France dans ses replis et ses frayeurs. Et une nation qui a peur, qui se croit victime de l’Histoire, qui pense que la grandeur lui est due est une nation qui s’affole. Dès lors, la France finit par ressembler à un Titanic dont l’équipage irait droit vers l’iceberg, le sachant et le voyant mais ne trouvant rien pour l’empêcher.

Économique, sociale, démocratique, européenne, culturelle, écologique, etc. : les crises s’accumulent dans une confusion du sens et une perte de repère dont aucune force ne semble capable de dénouer décisivement et durablement les fils, à l’exception des tenants de la régression la plus obscure vers le plaisir de détester ensemble – les Juifs, les Musulmans, les
Arabes, les Noirs, les Roms, les étrangers, le monde, l’Europe, mais aussi les homosexuels, sans oublier les femmes, bref les autres, tous les autres. Passions tristes de l’inégalité, des hiérarchies et des discriminations ; passions dangereuses et ravageuses qui, inéluctablement, en viennent à trier, séparer et sélectionner, parmi notre commune humanité.

Or nous ne sommes pas condamnés à cette fatalité. Urbaine, diverse et mêlée, dynamique et inventive, la France telle qu’elle est et telle qu’elle vit n’est pas conforme à cette image de régression, de division et de repli. Mais, entre cette réalité vécue et la politique supposée la représenter, le gouffre ne cesse de se creuser. Aussi la crise française est-elle d’abord une crise politique, crise de représentation, essoufflement des institutions, fin de régime. Celle d’une République épuisée, à bout de souffle, impuissante et illisible, condamnée à vivre dans l’instant sans que le passage de l’hystérie sarkozyste à la dépression hollandaise change fondamentalement la donne. D’une République monarchique parce que présidentialiste, fatiguée à force d’avoir été confisquée, réduite au pouvoir d’un seul et, de ce fait, affaiblie, étouffant ses vitalités démocratiques, démobilisant ses forces vives, démoralisant son peuple souverain.

La question démocratique est, à elle seule, la question française. Associant le Grand Un du pouvoir personnel au Grand Même de l’identité uniforme, le système politique français s’épuise en proportion de sa basse intensité démocratique. Les régressions autoritaires, inégalitaires et identitaires qui, de la droite à la gauche, se proposent de démentir la trinitaire devise républicaine expriment une fuite en avant vers une catastrophe redoublée, dans l’espoir de sauver les possédants et leurs fondés de pouvoir. Elles sont d’époque, au-delà de l’Hexagone : de l’événement Trump aux États-Unis d’Amérique à
l’ordre poutinien en Russie en passant par le tournant autoritaire turc, sans compter les contre-révolutions qui agitent le monde arabe, nous sommes plus que jamais entrés dans une époque instable où tout est possible, y compris l’impensable.

Radicalité démocratique

Pour en relever les défis, nous n’avons qu’une arme, notre radicalité démocratique : prendre au sérieux cet idéal originel qui associe défense des libertés fondamentales et revendication de droits sociaux.
C’est parce qu’ils ont d’emblée renoncé sur ce terrain-là que, depuis 2012, les gouvernants issus de la gauche socialiste
n’ont rien su enrayer, au point de précipiter l’avènement d’une droite dure et conservatrice, voire une victoire aussi inédite qu’impensable de l’extrême droite en 2017.

La catastrophe qu’il nous faut conjurer, c’est donc la leur, celle de ceux qui s’accrochent à leurs habitudes et à leurs privilèges au lieu d’être au rendez-vous de leur époque, de ses attentes et de ses possibles. Ce n’est en rien la résultante de la confrontation de deux gauches « irréconciliables », comme a voulu le faire croire celui qui a symbolisé la conversion autoritaire, identitaire et inégalitaire de la gauche au pouvoir. C’est au contraire toute l’histoire de la gauche, depuis qu’elle associe revendication démocratique et exigence sociale, qui se dresse tel un passé plein d’à présent face à leur conversion à l’ordre des choses et du monde.

Un passé à l’enseigne de Gavroche, ce gamin des rues parisiennes à la figure de crieur de journaux, sonneur de tocsin et lanceur d’alerte – comme tente de l’être Mediapart – que portraiturait ainsi Victor Hugo, dans Les Misérables :
« Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Nul hasard évidemment : c’est en Belgique que Victor Hugo trouva refuge quand il s’en alla proclamer son « non » à ce mal français, qui y ruine la promesse républicaine : le pouvoir personnel.