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Regards décalés sur les États généraux de la culture

En lançant les États généraux de la culture à l’automne 2004, la ministre Fadila Laanan souhaitait, selon ses propres termes, répondre à une série d’urgences. La première étant sans doute de donner la parole et d’offrir l’écoute aux artistes, aux associations, à tous ces «opérateurs culturels» qui se démènent sous les projecteurs ou dans l’ombre, que ce soit pour préserver un patrimoine ou faire émerger la nouveauté qui nous bouleversera demain. La culture en Communauté française, compétence trop souvent «éclatée» par le passé entre une série de responsables, est enfin entre les mains d’un seul ministère, qui reçoit par ailleurs aussi la compétence de l’audiovisuel. C’est certainement une bonne chose. Même si, dans la complication de la construction institutionnelle belge, il faut aussi tenir compte des Régions et du Fédéral, sans oublier le rôle indispensable des communes dans un travail de proximité. Mais que doit-on attendre d’un ministère de la Culture? Une simple répartition de (maigres) subsides, dans un certain souci d’équité et de transparence? Ou une vision à long terme, avec une ambition qui dépasse les «querelles de village»? Trop souvent, la culture n’est considérée qu’en termes de coûts, alors qu’elle joue un rôle économique non négligeable : que l’on songe à l’attrait d’un festival de cinéma ou de musique, au prestige d’un musée… sans même parler, en termes économiques les plus terre-à-terre, de la fabrication et la distribution de «produits culturels». Elle est aussi, ou devrait être, un moyen privilégié de rencontrer l’autre, à commencer par l’autre communauté linguistique; elle peut être vue comme un outil de cohésion sociale, une façon, comme l’écrit la ministre, de se donner «les moyens de comprendre, de militer contre le pire, d’armer l’intelligence pour combattre la bêtise et inventer de nouvelles possibilités d’existence». Aussitôt surgit la question : en évoquant ce terme très général de «culture», de quoi parle-t-on exactement? Met-on sur le même pied les activités «socio-culturelles» et l’expérimentation la plus audacieuse? Faut-il – et c’est la différence que fait le philosophe Michel Onfray entre une politique culturelle de droite et de gauche – «rabaisser» la culture au niveau supposé du public (et quel public exactement?) ou au contraire, avoir l’ambition – et se donner les moyens, les outils – de «hausser» ce même public au niveau d’une culture «de pointe»? Doit-elle servir une cause – que ce soit comme outil d’insertion ou comme «arme de destruction massive contre la barbarie», selon les termes de la ministre – quand elle ne sert pas simplement de cache-nez à cette «arme de distraction massive» qu’est devenue l’industrie des loisirs, dont elle serait simplement une sous-section? Toute autre est la vision de la culture comme expression d’une liberté, ce qu’il y a de plus intime, de moins contrôlable, de plus humain dans l’humain : la capacité de créer, et de partager cette création. Ce qui ne dispense pas de se demander comment on peut favoriser ce partage, encourager cette création, financièrement bien sûr, mais pas seulement. Toutes ces questions traversent ce dossier, qui se veut un apport complémentaire au processus des États généraux de la culture. Il se divise en deux parties. Dans la première, la plus longue, s’aligne une série de neuf contributions qui réagissent aux intentions de la ministre de la Culture pour l’avenir, à court/moyen/long terme, des politiques culturelles de la Communauté française. Ici, nous avons voulu privilégier la diversité des genres en sollicitant des personnes extérieures à la sphère culturelle au sens strict mais dont la formation, la fonction et/ou l’expérience les amènent, ou les ont amenées, à jouer, implicitement ou explicitement, un rôle dans le champ culturel au sens large. Ces contributions expriment l’avis de leur auteur-e. C’est leur diversité même, voire parfois leur côté provocant, qui en font toute la richesse. La seconde partie de ce dossier éclaire quant à elle deux enjeux cruciaux; à savoir, d’une part, le lien, de moins en moins ténu, entre la culture et le marché et, d’autre part, les dangers que court le monde culturel devant les attaques, parfois à peine voilées, de l’extrême droite. La question des rapports entre culture et marché rassemble les interventions d’acteurs plus ou moins proches de l’un ou l’autre de ces deux pôles. Le second sujet est introduit par un texte auquel d’autres intervenants répondent, faisant aussi surgir cette question inconfortable : l’extrême droite est-elle la seule à se méfier de la création? Où l’on voit d’ailleurs la question de la «consommation culturelle», donc du marché, revenir par la bande… Enfin, le dossier est complété par quatre brefs portraits illustrant autant d’enjeux relevés dans les différents textes : la transversalité, l’interculturalité, l’accessibilité et la rencontre avec la communauté flamande. De quoi, espérons-nous, nourrir de futurs débats. Ce dossier a été coordonné par Jérémie Detober, Irène Kaufer et Hugues Le Paige, et réalisé avec la collaboration de Julie Carlier.