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Révolutionner le travail pour sauver la planète

(Shivendu Shukla. Unsplash)
(Shivendu Shukla. Unsplash)

Pour contenir l’emballement climatique et l’érosion des écosystèmes, le contrôle collectif des moyens de production apparaît comme un enjeu vital. Et si la réponse aux grands défis écologiques résidait dans le communisme ? En compagnie de Dominique Méda, Isabelle Ferreras, Frédéric Lordon et Hélène Landemore, tentons d’explorer les contours d’un communisme à la hauteur de l’époque, reconfiguré sur des bases démocratiques.

Alors que la démocratie constitue une valeur suprême dans notre société, comment pouvons-nous accepter que la production échappe totalement à la délibération collective ? À l’heure de l’écocide global, une des plus grandes menaces qui ait jamais pesé sur l’humanité, face à la destruction des écosystèmes terrestres et à l’emballement climatique, n’est-il pas inconscient d’abandonner les moyens de production à celles et ceux qui ont pour seul objectif la maximisation des profits ?


Compris comme propriété commune ou collective des moyens de production, le communisme1 retrouve timidement, ces derniers temps, une place dans le champ de la réflexion politique, sans pourtant toujours être nommé comme tel. À mesure que le capitalisme accélère son entreprise de destruction des conditions d’existence de l’humanité, la nécessité de reconsidérer la production matérielle comme un enjeu commun (re)gagne peu à peu en légitimité.

Sens et non-sens de la production

En son temps, on le sait peu, Karl Marx pointait avec justesse ce qui allait être la racine du désastre écologique : au sein du mode de production capitaliste, la « valeur d’échange » d’un bien prend le dessus sur sa « valeur d’usage ». En effet, dans la grande valse de la finance, l’actionnaire ou l’algorithme ne se préoccupe absolument pas des « contenus » de la production. C’est uniquement dans la mesure où un produit trouve sa place sur un marché et augmente le capital d’investisseurs qu’il sera fabriqué. Détaché de toute préoccupation humaine à part celle du profit, le capitalisme encourage la production… pour la production. L’accumulation du capital n’ayant dès lors aucune limite théorique, la production, soumise à la valeur d’échange, est infinie suivant la logique capitaliste. Cette anticipation faite par Marx du caractère illimité et autodestructeur du capitalisme nous amène à une évidence : il n’y a pas de « sobriété » généralisée possible dans un système dont la logique intrinsèque est de croître sans cesse.

Quelles infrastructures de production héritées du capitalisme décidons-nous de garder ou d’abandonner ?

Aujourd’hui, il est clair que cette indifférence envers le contenu de la production est intenable, dans un contexte où les limites planétaires, notamment la finitude des ressources naturelles, nous imposent d’opérer des choix de société : que devrions-nous produire en priorité ? Quelles infrastructures de production héritées du capitalisme décidons-nous de garder ou d’abandonner ? Quelles approches technologiques, sobres en matières premières, faut-il privilégier ? Mais aussi : dans quels moules institutionnels allons-nous fondre de nouveaux rapports sociaux de production, des rapports non plus hiérarchiques, mais égalitaires et démocratiques ?


Entrons dans le vif du sujet : à notre époque, le communisme, en tant que recherche de souveraineté démocratique des travailleurs et des travailleuses sur la production, fait l’objet d’une réflexion et d’une expérimentation autour de deux axes : la démocratie au sein de l’entreprise et l’organisation macrosociale des moyens de production. Pour aborder ces deux axes, nous partirons de deux ouvrages récents : Le Manifeste travail et Figures du communisme.

De la démocratie en entreprise

Dans Le Manifeste travail, écrit notamment avec Dominique Méda et Hélène Landemore, Isabelle Ferreras propose que toutes les finalités d’une entreprise fassent l’objet d’une délibération interne entre les détenteurs de capitaux et les travailleuses et les travailleurs. « Pour démocratiser le travail, il convient d’injecter le principe de la négociation collective jusqu’au cœur même de l’entreprise, en permettant aux investisseurs en travail d’exercer une voix collective sur les finalités de l’entreprise commune. Quel service rendu ? Quel produit développé ? Au service de qui ? Avec quels moyens ? Quelle juste répartition des efforts fournis ? Et, ajoute-t-elle : Celles et ceux qui investissent leur travail dans l’entreprise, leur santé, en bref leur vie, doivent aussi pouvoir collectivement valider ces décisions2. »

Pour ce faire, Isabelle Ferreras propose, comme dispositif institutionnel à l’intérieur des entreprises, l’existence de deux chambres dotées d’un pouvoir égal, l’une avec les représentant·es des actionnaires, l’autre avec les représentant·es des travailleurs et des travailleuses. Toute prise de décision concernant l’organisation de la production nécessiterait alors l’obtention d’une double majorité. Les travailleurs pourraient alors exercer leur droit de veto sur toute politique liée à la production qui impacterait négativement leurs conditions de vie et les écosystèmes dans lesquels s’inscrivent les outils de production.

Le pouvoir absolu des actionnaires mis à mal par l’existence de cette seconde chambre des représentants, l’autrice imagine alors que les travailleurs et les travailleuses pourraient progressivement racheter les parts de l’entreprise et la faire muter vers un modèle démocratique, autogestionnaire ou coopératif : « Une fois que les travailleur·euse·s et leurs représentants auront appris à gouverner l’entreprise, il.elle.s pourraient, par la création d’un trust, gouverner l’entreprise, racheter leurs parts aux détenteurs de capital et détenir la propriété collective de l’entreprise. On ouvrirait ainsi la voie à des entreprises démocratiques que ce soit des formules d’organisation hybrides, d’autogestion, de coopératives, de “communs”, ou d’autres formules encore […]. »

Partant de l’idée que, contrairement aux actionnaires, les travailleurs et les travailleuses vivent à proximité de leur lieu de travail et subissent, dès lors, de plein fouet les potentielles nuisances de l’entreprise, la prise de pouvoir démocratique des moyens de production permettrait, selon Hélène Landemore, d’avoir des effets écologiques positifs : « Les travailleur.euse.s réfléchiront à deux fois avant de s’imposer à elles-mêmes et à leur communauté des coûts environnementaux et de santé importants. De manière générale, il est frappant de voir que la prise en compte du changement climatique par la gouvernance d’entreprise actuelle est d’abord le fruit de la pression des employé.e.s ainsi que de manifestations d’activistes externes à l’entreprise et de l’opinion publique, plutôt que des actionnaires. »

L’écueil du local

Certes, les différentes initiatives locales de souveraineté interne des travailleurs et des travailleuses sur les collectifs de production ont plusieurs vertus. Elles permettent notamment de regagner des territoires, même morcelés, sur le capitalisme. Elles créent aussi un habitus démocratique, c’est-à-dire un ensemble de comportements et de modes de pensée, dans le monde du travail qui peut faire tache d’huile. Toutefois, ces transformations locales, dont on pourrait souhaiter une multiplication, ne constituent pas un plan d’action suffisant au regard de l’ampleur des catastrophes écologiques.

Comme le souligne Dominique Méda, la catastrophe climatique n’impose pas simplement une conversion écologique interne de chaque activité prise isolément, mais également la suppression de secteurs entiers de l’économie. Le caractère limité des ressources planétaires nous impose des choix. Nous ne pouvons pas tout produire. Des secteurs d’activités que l’on peut juger collectivement néfastes doivent disparaitre. Il est évident que ce genre de décision ne peut être prise que de l’extérieur des entreprises, à un autre niveau, car on imagine mal des travailleuses et des travailleurs décider volontairement de la suppression de leur emploi.

L’approche locale ne prend pas en considération la division du travail qui est un fait macrosocial.

Un autre écueil de l’approche locale est qu’elle ne prend pas en considération la division du travail, qui est un fait macrosocial. Comme l’explique très bien Frédéric Lordon, aucun collectif autonome, autogestionnaire, communaliste ou démocratique ne peut internaliser l’ensemble de la division du travail. Toute Zad3 ou collectif autonome de production qui voudrait produire ses propres moyens de subsistance aurait toujours besoin d’être branché sur un ensemble plus grand pour pouvoir subsister. Concrètement, si les habitant·es d’une Zad veulent produire leur propre logement, iels vont avoir besoin de matériaux et d’outils qui auront été produits ailleurs, dans d’autres ensembles. De la même manière, une entreprise, même démocratique, produit des biens finaux à partir de machines, c’est-à-dire des biens intermédiaires produits ailleurs. N’importe quel objet du quotidien, comme un stylo ou un téléphone portable, s’inscrit dans une chaine de production très complexe dont l’approche locale fait l’économie de la réflexion.

Voyons les choses en face : dans le contexte actuel, l’initiative locale, aussi louable et admirable soit-elle, reste liée au système de production capitaliste, sans que son pouvoir nuisible ne soit profondément affecté. Comme Lordon l’écrit, « si la question de la division du travail est macrosociale, alors toute proposition d’alternative au capitalisme doit se porter à l’échelle macrosociale, ou bien se résigner à n’occuper que les marges – et laisser le gros milieu en l’état4 ». Même avec un grand niveau de renoncement matériel, avec huit milliards d’êtres humains sur Terre, il est difficile d’imaginer que cohabitent une myriade de collectifs autonomes de production, sans dispositifs institutionnels pour les coordonner ou les chapeauter. Le fait macropolitique est incontournable. Il s’agit donc de hisser une réflexion politique à cette échelle.

Le communisme : une révolution macrosociale

Dans Figures du communisme, Frédéric Lordon propose de reconfigurer l’idée communiste sur une base radicalement démocratique et macrosociale, tout en intégrant les limites écologiques de la production matérielle : « La collectivité doit s’organiser pour déterminer l’ensemble des biens sur lesquels une tranquillité absolue doit régner sur tous : alimentation de qualité, logement de qualité […], énergie, eau, moyens de communication, médecine et pharmacie, et “quelques autres choses encore” (Marx et Engels). Le renoncement et la substitution ne commencent qu’à partir de ce socle. Il ajoute : Toute la question du communisme a donc pour préalable celle des renoncements matériels rationnellement consentis, et de leur ampleur. Ceci est un sujet éminemment politique. Dans le capitalisme, le périmètre des satisfactions matérielles est abandonné à la croissance spontanée, anarchique, de la division du travail sous la conduite aveugle et folle de la valeur de l’échange. Dans le communisme, ce périmètre redevient une question de délibération collective. »

Mais dans quel dispositif institutionnel pourrait-on organiser la démocratie en ce qui concerne la production économique ? De façon concrète, Lordon, inspiré par le travail de l’économiste Bernard Friot, imagine tout d’abord une suppression complète de la finance et du monde actionnarial. À la place, pourrait être développé un système de caisses de cotisation générale alimentées par l’ensemble de la plus-value économique des entreprises. Ces caisses seraient entièrement contrôlées par les citoyens et citoyennes.
Elles assureraient à la fois une garantie économique générale pour chacun·e (ou un « salaire à vie » selon la formule de Friot), la création de services publics de qualité et le subventionnement d’activités économiques riches de sens, dont les limites et les contours seraient déterminés au préalable en fonction de leur valeur écologique et sociale.

Suppression de la finance. A la place, un système de cotisation alimentée par la plus-value.

Avec ce dispositif communiste redessiné, on renverse les priorités du capitalisme : la valeur d’usage d’un bien importe davantage que sa valeur d’échange. Pour autant, un dispositif macrosocial chapeautant toute la production n’implique pas nécessairement un État planificateur totalisant, empêchant toute forme d’initiative locale. « Le communisme, donc, n’est pas un monde qui abolit la proposition privée, ou, pour le dire comme une demi provocation, l’“initiative privée”. Que des gens, dans le cadre de la division du travail, aient envie des faire des choses, c’est en soi une excellente idée. Ce qui est odieux dans le régime capitaliste de l’initiative privée, c’était d’abord qu’elle faisait n’importe quoi […], c’est-à-dire des saletés inutiles dont le seul critère était qu’elles se vendent. »

Avec le système de garantie économique générale ou salaire à vie, toute personne pourrait se lancer dans une activité de production riche de sens, sans la crainte que sa survie matérielle en dépende. Mais alors, que faire des activités de production jugées ingrates, mais nécessaires, que personne ne voudrait prendre en charge spontanément ? Frédéric Lordon imagine que ces tâches seraient tenues à tour de rôle.
Comme dans une colocation d’étudiant·es, des projets collectifs stimulants seraient menés sur une base purement volontaire, d’autres, importantes pour la collectivité mais moins attractives, comme les corvées, feraient l’objet d’une rotation. Et pour les tâches qui nécessitent un haut degré de qualification ? La collectivité compenserait la pénibilité des tâches par une revalorisation salariale.

Une histoire à écrire

Alors, faut-il étendre la démocratie à l’intérieur ou à l’extérieur des collectifs de production ? Il y a fort à parier que les deux dimensions devront s’articuler pour être à la hauteur des enjeux écologiques contemporains. Nul doute aussi que cet article laisse en suspens de nombreuses questions, qu’elles soient éthiques (est-ce la transition la plus souhaitable ?) ou tactiques (comment fait-on pour y parvenir ?). Ce texte est une porte d’entrée pour un nouveau champ de recherche et d’action militante.
C’est bien tout l’intérêt de se pencher sur ce qu’est réellement le communisme du point de vue de la production économique. Les tenant·es de l’économie (néo)classique vivent dans la fiction selon laquelle l’économie relève de lois naturelles, immuables, indépendantes de la politique et que, dès lors, les décisions économiques devraient être soustraites à la délibération collective. « C’est la-loi-du-marché », elle ne se discute pas. Ce tour de force idéologique a tellement imprégné les consciences qu’aujourd’hui, peu nombreux sont les espaces où l’on s’autorise à élaborer un nouveau modèle macroéconomique souhaitable alternatif au capitalisme. La radicalité des menaces écologiques présagées dans les années qui viennent ne nous laisse pourtant pas le choix : à notre génération d’écrire l’histoire.