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Roms, une autre histoire

Je me dois de réagir à l’article intitulé : « Roms, chronique d’un succès » paru dans le n°72 de Politique, signé par Pierre Verbeeren, le directeur général de Médecins du Monde-Belgique. Je le dois notamment à tous les travailleurs qui, au CPAS et à la commune, se sont mobilisés pour tenter d’apporter la meilleure réponse aux familles roms qui avaient trouvé refuge à la gare du Nord d’août à septembre 2011. L’article en question présente sous un angle particulièrement pernicieux un nouvel épisode de la triste saga ayant pour victimes des personnes venues des Balkans. Le CPAS de Schaerbeek y jouerait le rôle du mauvais tandis que, dans le rôle des gentils héros, on trouverait des associations sans qui, selon l’auteur, aucune issue heureuse n’eût été possible. Mais cela a-t-il du sens d’opposer ainsi les unes à l’autre ? Et faut-il pour cela réécrire l’histoire ? De cet épisode, je voudrais donc vous faire un autre récit.

« Chacun doit prendre sa part dans cette solidarité qui légalement ne nous incombe pas. Schaerbeek à elle seule ne peut gérer toute l’impuissance de l’État fédéral. »

10 août 2011. Le CPAS est saisi de la situation de trois familles roms slovaques résidant à la gare du Nord, côté Schaerbeek. Deux d’entre elles sont en possession d’une attestation délivrée par le CPAS de Bruxelles-Ville indiquant qu’il n’interviendra pas et les orientant vers l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (Fedasil). Celle-ci, saturée, ne les accueille pas et ne leur délivre pas de code 207 attestant qu’il les prend en charge. Elles se retrouvent ainsi à la gare du Nord. Le CPAS de Schaerbeek pourrait adopter la même attitude que le CPAS de Bruxelles, mais nous décidons d’envoyer une assistante sociale en chef pour analyser leur situation. Elle revient deux fois bredouille n’ayant pas trouvé les familles. 5 septembre. Retournant sur place à notre demande, l’assistante sociale en chef va rencontrer trois familles roms slovaques sur les six recensées depuis par le service communal. Il y a six adultes et dix enfants. Selon les familles présentes, deux des autres familles auraient quitté les lieux et elles affirment ne pas connaître la dernière. La responsable nous indique dans son rapport que ces personnes vivent dans des conditions déplorables et qu’il est nécessaire que des mesures soient prises. 6 septembre. L’assistante sociale en chef se rend à la gare du Nord pour amener les familles au CPAS afin d’introduire un dossier pour chacune d’entre elles. Elle ramène quatre familles, dont une bosniaque qui est arrivée entre-temps. Suite à cela, la famille bosniaque recevra une aide financière rapidement. À la demande des avocats qui suivent les familles, un certificat d’indigence est délivré aux autres dans le but de forcer l’accès à une structure Fedasil. Il est donc totalement inexact de prétendre que nous nous sommes cantonnés à un travail humanitaire sans remplir notre rôle social. La consultation du registre national indique que les familles slovaques sont déboutées d’une première demande d’asile. À ce moment-là, nos informations indiquent qu’elles retournent alors au statut de « touristes ». Ce statut n’ouvre en principe le droit à aucune aide du CPAS. Néanmoins, nous nous renseignons, notamment auprès de l’Association de la ville et des communes de la Région de Bruxelles-Capitale (AVCB), pour étudier ce que nous pourrions quand même faire pour soulager la détresse de ces personnes. Ce jour-là, les familles nous disent avoir faim et se sentir mal faute de possibilité de se laver. Du 7 septembre à aujourd’hui. Le CPAS organise la distribution de colis alimentaires pour ceux qui n’ont aucune ressource. Un minibus, un chauffeur, la directrice de la maison de repos et une infirmière bénévole sont mobilisés pour conduire près de 30 personnes aux douches du Neptunium et apporter les soins nécessaires. Il y a 35 personnes le vendredi 9. Ils sont 72 le dimanche 18. Parmi les nouveaux arrivés, la plupart sont bosniaques et ont introduit une demande d’asile. Ceux à qui Fedasil n’a pas attribué une place dans un centre d’accueil peuvent demander l’aide au CPAS dès qu’ils ont une résidence sur le territoire. Ils viennent d’arriver et n’ont pas à proprement parler de résidence. 19 septembre. La bourgmestre décide de faire évacuer la plateforme pour cause d’insalubrité. Ce n’était certes pas la bonne réponse, nous avons échangé à ce propos. Mais il n’est pas correct non plus de ne pas voir qu’un certain nombre d’autres communes poussent les personnes vers la gare du Nord. C’est vers le CPAS de Bruxelles-Ville que les premières familles se sont d’abord tournées. Elles ont reçu une fin de non-recevoir et ont été renvoyées vers Fedasil saturée. Ce genre de décision répond à une logique que tous les CPAS ont défendue jusqu’il y a peu. Mais je crois pour ma part que cette logique rencontre ses limites aujourd’hui.

Un filet de sécurité

On ne peut sans fin se renvoyer la balle : Europe, État fédéral, communes et CPAS et par ricochet, régions. Chaque année, les mêmes flux de demandeurs frappent à nos portes et les structures fédérales peinent à donner la réponse qu’ils devraient à toutes les demandes. Pragmatiquement, je pense que les CPAS devront structurellement jouer ultime « filet de sécurité » des centres fédéraux. Pour cela, deux conditions : le plan de répartition des demandeurs d’asile doit être mis en oeuvre sans tarder et les CPAS doivent recevoir des moyens supplémentaires suffisants en fonctionnement et en personnel. Ce plan a bien été décidé par le nouveau gouvernement, mais ne sera activé que sur base volontaire dans un premier temps ! Étonnante demidécision qui ne fera que retarder la mise en place d’une solution d’envergure qui déchargerait les communes bruxelloises de la première couronne et leur permettrait en outre de mieux faire face aux nombreux défis sociaux qu’elles doivent relever. On a déjà perdu tellement de temps. Nous sommes aux portes de l’hiver, il y a fort à parier que la frilosité du gouvernement générera une nouvelle crise humanitaire. C’est forte de cette conviction que j’ai plaidé pour que la Commune et le CPAS prennent en charge la situation de ces familles, mais de ces familles-là seulement. Chacun doit prendre sa part dans cette solidarité qui légalement ne nous incombe pas. Schaerbeek à elle seule ne peut gérer toute l’impuissance de l’État fédéral. 19 septembre. En fin d’après-midi, une partie de ces personnes se retrouvent place Gaucheret. Un lieu peu propice à ce genre d’accueil s’il en est. Là, la situation semble encore beaucoup plus insupportable qu’à la gare du Nord et cela provoque bien normalement l’émoi de nombreuses associations. Cette présence semble avoir généré beaucoup de tensions dans le quartier. La mobilisation citoyenne s’organise. Des voisins, des travailleurs se montrent solidaires, mais d’autres très agacés. 21 septembre. Je réponds à l’invitation de Benoît Van der Meerschen, président de la Ligue des droits de l’Homme et vais au rassemblement de solidarité organisé par les associations. La rencontre et la communication franche me semblent toujours préférables à l’injure. Je considère que nous sommes plutôt partenaires qu’adversaires dans les combats et projets que nous menons au jour le jour. Cependant, si nous sommes mus par le même souci de solidarité, le champ de contraintes des uns et des autres diffère fondamentalement.

« Les Roms font partie de la plus grande minorité discriminée d’Europe. »

Selon Pierre Verbeeren, dans le communiqué de presse que nous distribuons ce 21, « le CPAS se demande pourquoi il devrait aider ceux venus d’ailleurs alors qu’on peine déjà à aider ceux venus d’ici ». Il se fait que c’est le genre de propos que je ne peux imaginer tenir. Voilà ce qui était écrit : « Nous sommes tous touchés par cette détresse visible. Nous ne voulons pas oublier non plus celle, moins visible, moins médiatique, à laquelle nous répondons aussi tous les jours. » Le sens de cette déclaration ? Depuis 2004, à Schaerbeek, nous sommes passés de 3000 à 8000 dossiers d’aide : revenus d’intégration, équivalents revenus d’intégration, aides médicales urgentes. Cette situation génère des défis organisationnels hors du commun et une pression croissante sur les travailleurs malgré les nombreux engagements de personnel. Nous devons répondre à toutes les demandes dans un délai d’un mois et nous sommes aujourd’hui malheureusement loin du compte. Cela crée des difficultés importantes pour nos usagers et nous ne ménageons pas nos efforts pour réaliser les réformes nécessaires. Dans ce contexte, toute nouvelle situation d’urgence de cette ampleur pèse lourdement sur tout le système et oblige à repenser les priorités du travail quotidien. Qui peut nous dire comment choisir quels désespérés aider d’abord ? Malgré tout, depuis l’annonce de la décision de la bourgmestre début septembre, nous n’avons cessé de prendre des contacts et d’analyser les possibilités d’hébergement temporaire sur le territoire de la Commune. Il n’y a quasi pas de terrains libres à Schaerbeek. Le CPAS n’est pas un grand propriétaire immobilier. Les logements que nous possédons sont mis en gestion dans une agence immobilière sociale, manière de participer à l’accroissement de logements à loyers modérés. La Commune ne l’est pas davantage. Les règles du logement social ne permettent pas de déroger aux conditions d’attribution dans ce cas de figure. Il a fallu du temps et de la créativité tant de la Commune, du Foyer schaerbeekois que du CPAS pour finalement dégager une solution et permettre à 13 familles au départ, composées au total de 48 personnes, d’être hébergées et d’échapper temporairement à la rue. Ne pouvant attendre l’accord de la Société du logement de la Région bruxelloise (SLRB) pour occuper cette maison du Foyer schaerbeekois, la bourgmestre l’a réquisitionnée sur base d’un plan d’urgence humanitaire et non de la loi Onkelinx inapplicable en cas d’urgence. Aujourd’hui, il reste dix familles dans la maison mise à disposition. Le CPAS coordonne désormais tout le dispositif. La moitié des familles reçoit une aide financière ; l’autre, une aide en nature. Certains enfants ont pu trouver une place à l’école. Certains parents cherchent un logement, un travail, suivent des cours de langue ou cherchent à en suivre. Très peu d’entre eux vraisemblablement verront leur demande d’asile acceptée. Que deviendront-ils après le 31 mars 2012, date de la fin du dispositif hivernal ? Ils connaissent la limite de ce dispositif. Les Roms font partie de la plus grande minorité discriminée d’Europe. Beaucoup quittent leur pays cherchant légitimement une vie meilleure que les politiques nationales de leur pays d’origine ne leur permettent pas d’espérer. Schaerbeek a pu trouver, comme Ixelles, une solution temporaire pour quelques-uns d’entre eux. Je ne parlerais pas de succès, mais de contribution modeste à une problématique complexe qui dépasse largement le niveau communal.