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Rosa Luxembourg et les gilets jaunes

15 JANVIER 2019 : IL Y A UN SIÈCLE, À BERLIN, ROSA LUXEMBOURG ÉTAIT ASSASSINÉE

[Chronique sociale publiée dans le numéro 108 de Politique, juin 2019]

Le mouvement des gilets jaunes s’est imposé par sa durée et sa radicalité. En mettant en avant le pouvoir d’achat et la justice fiscale, il a fait une urgence de la question sociale, occultée depuis près de 40 ans par les gouvernants néolibéraux. Leur mobilisation a rendu « la fin du mois » et « la fin du monde » inséparables.

Alors que la scène politique est monopolisée par les professionnels de la politique et les experts, les gilets jaunes ont aussi posé la question démocratique. Ils ont mis le doigt là où ça fait mal. Ils ont soutenu que la différence entre droite et gauche s’était estompée par la marchandisation des services publics, les concessions aux investisseurs supposés, la limitation des libertés publiques, l’exclusion des pauvres et l’expulsion des étrangers. En France, la répression violente exercée à leur encontre, les limitations aux libertés (loi « anti-casseurs », restrictions graves au travail journalistique) ont mis à jour l’autoritarisme et la violence propres au néolibéralisme.

Les remèdes proposés par les gilets jaunes laissent cependant perplexe. Rejeter la représentation politique et proposer le RIC (référendum d’initiative citoyenne) ou le tirage au sort pour combler le gouffre démocratique suppose le peuple comme une addition d’individus libres dont on va recueillir l’opinion sans médiation (ni droite ni gauche). Cette démarche ignore les clivages sociaux, les intérêts opposés des groupes et les divisions partisanes et idéologiques. La crainte justifiée de ne pas se laisser récupérer par la politique politicienne ne doit pas faire oublier le risque de réduire les problèmes politiques à des solutions techniques et à un gouvernement des experts dans le droit fil des politiques néolibérales.

Les 25 et 26 avril, à l’occasion du centenaire de son assassinat, un colloque sur Rosa Luxembourg s’est tenu à l’ULB. Sa pensée radicale se révèle curieusement bien utile pour notre époque. Rosa Luxembourg utilisait la métaphore du noyau et de l’écorce pour défendre la démocratie. L’écorce est constituée, disait-elle, par les libertés formelles et le noyau par le contenu social réel de la démocratie. On ne peut se contenter de l’écorce, mais il faut la défendre pour élargir et transformer le noyau. La démocratie a été une conquête bourgeoise.
Mais, soutenait Rosa Luxembourg, c’est à présent la classe ouvrière qui doit la défendre contre la bourgeoisie elle-même. La démocratie, selon elle, est conflictuelle, instable et liée à la révolution.

La société démocratique de Rosa Luxembourg est toute différente de celle des néolibéraux qui la considèrent comme une collection d’individus. Dans leur société, les individus expriment leurs préférences lors des référendums comme les consommateurs sont censés le faire sur le marché, sans considération des rapports de pouvoir et des oppositions sociales. La démocratie proposée par le référendum et le tirage au sort est une démocratie de consensus. Le conflit et l’antagonisme, qui motivent précisément le mouvement des gilets jaunes, se trouvent ainsi évacués. Il n’est pas étonnant que tant « d’experts » se rallient à des solutions susceptibles de s’imposer indépendamment des divisions politiques. Ce colloque nous a rappelé combien Rosa Luxembourg reste précieuse pour penser aujourd’hui la démocratie.