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Royaume-Uni : horizontaux contre verticaux

Outre-Manche, l’autonomie, plus marquée qu’ailleurs en Europe, des associations altermondialistes par rapport aux partis de gauche, engendre une critique très radicale du fonctionnement «vertical», hiérarchique, de ces derniers. Illustration à travers deux cas concrets : l’organisation du FSE de Londres en 2004 et la mobilisation contre le sommet du G8 de 2005 en Écosse.

«Mobilisation massive», «réussite sidérante», «moment révolutionnaire», «fin de l’impérialisme», bingo ! Les militants du Forum social européen, hilares, dressaient une liste de ces tournures prévisibles au moment où allait monter à la tribune le porte-parole du Socialist Workers Party une des formations de la gauche radicale anglaise les plus importantes, trotskyste mais pas membre de la 4e Internationale. Ils s’apprêtaient à les barrer au fur et à mesure qu’il les aurait martelées. C’était là un petit jeu qui permettait une critique humoristique du caractère prévisible, répétitif, uniforme et hiérarchisé du discours tenu par les partis de la gauche traditionnelle. C’était aussi un signe de la division politique à l’intérieur de la gauche au Royaume Uni, division qui s’était renforcée lors du FSE au moment où l’on s’est mis à parler des «horizontaux» d’un côté et des «verticaux» de l’autre. Le conflit entre ces deux groupes s’est focalisé sur la question du processus et a représenté un glissement dans la stratégie du mouvement de l’attente d’un changement politique par le biais de représentants élus à l’émergence de nouvelles façons de faire de la politique.

Londres, 2004

Le terme choisi par les «horizontaux» n’est pas un hasard et l’on y trouve la clé qui permet de comprendre non seulement un objectif important du mouvement altermondialiste, mais aussi les moyens par lesquels le mouvement cherche à l’atteindre. Au Royaume Uni, les acteurs du mouvement ont souligné l’importance politique d’un processus de prise de décision horizontal en mettant en cause l’approche hiérarchique du Socialist Workers Party quand il s’était agi de tenter de contrôler le FSE. Les horizontaux ont perçu la relation étroite entre le SWP et les pouvoirs publics londoniens – la Greater London Authority (GLA) – comme un désastre pour le Forum dans la mesure où cela signifiait que l’organisation serait confiée à quelques individus bien placés au lieu de procéder de structures horizontales comprenant des militants aux objectifs et aux convictions différentes. Ce conflit entre horizontaux et verticaux était peut-être plus profond au Royaume Uni qu’ailleurs en Europe à cause de la force des ramifications autonomes dans le mouvement alter et la faiblesse relative de la gauche traditionnelle. Le Royaume Uni a une véritable tradition d’actions directes, indépendantes, à petite échelle comme les anti-roads campaigns, campagnes contre la construction d’autoroutes (qui rassemblent militants et habitants concernés), Earth First! (mouvement écologiste de gauche) et Reclaim the Streets (mouvement d’action non violente où des manifestants investissent les rues en fêtes politiques, empêchant tout trafic automobile). Par ailleurs, comparé à ses homologues de la gauche européenne, le SWP dispose d’une base électorale très limitée et d’un nombre de membres encore plus restreint. Il n’a gardé son rôle de figure de proue de la gauche radicale qu’en se plaçant à la tête de grands mouvements de masse comme l’opposition à la guerre, une manoeuvre qui avait déjà suscité l’hostilité de la gauche indépendante. Quand le SWP a essayé de répéter l’opération à l’occasion du FSE, la gauche indépendante a organisé sa résistance. En 2003, ces acteurs plus horizontaux avaient resserré leurs liens en développant un réseau de forums sociaux locaux qui créaient un espace politique où pouvait s’exprimer la gauche indépendante boycottée sinon par le SWP et d’autres partis politiques. Beaucoup d’acteurs du mouvement ont perçu que la façon de prendre des décisions au sein du SWP allait à l’encontre des idéaux poursuivis par le mouvement et que ce manque de cohérence était une raison suffisante de s’alarmer et même de mettre en cause le droit d’organiser le FSE en Angleterre. Les horizontaux ont mis en ligne un «registre des preuves» pour faire voir les nombreuses manières dont le SWP, dans leur collaboration avec les autorités londoniennes, violait les principes de base du forum social tels que définis dans la charte des principes du FSM La charte des principes du Forum social a été rédigée par le comité organisateur brésilien et le conseil international du FSM entre avril et juin 2001. (voir http://www.forumsocialmundial.org.br/main.php?cd_language=3&id_menu=4) . S’il tend à accentuer l’écart entre la politique des partis et celle des associations, ce clivage a contribué à développer des liens entre objectifs politiques apparemment divers au sein de la gauche indépendante. On retrouve parmi les horizontaux des membres actifs de grandes ONG comme Les amis de la Terre ou World Development Movement à côté de militants plus radicaux comme ceux de Wombles White Overalls Movement Building Libertarian Effective Struggles, groupe d’anarchistes qui s’inspirent des tactiques de confrontations des Tute Bianche en Italie (littéralement Mouvement des combinaisons blanches en train de construire des luttes libertaires efficaces) et d’Indymedia. Ces liens en ont amené plus d’un à repenser, à mettre en pratique des idéaux politiques en dehors de toute structure gouvernementale. Ces nouveaux liens plus solides entre mouvements indépendants au Royaume Uni (et d’ailleurs partout en Europe) dépassent de loin le FSE. On peut observer les retombées positives du conflit dans certaines relations privilégiées qui se sont concrétisées dans le réseau Dissent! lors de la campagne contre le G8 comme dans celles qui sont à la base du mouvement Climate Camp et de l’actuelle campagne appelée Plane Stupid contre les extensions d’aéroports Un nom qui joue sur l’homophonie entre plane (avion) et plain (adverbe intensif).

Gleneagles, 2005

Le réseau Dissent! est une des trois branches qui ont contribué à la mobilisation contre le G8 de Gleneagles (Écosse) en 2005, chacune oeuvrant en parallèle mais de façon indépendante. Les deux autres étaient G8 Alternatives, dirigée par le SWP, et Make Poverty History (MPH), une coalition d’ONG et de stars du rock qui se tournaient vers la politique. MPH entretient des liens étroits avec le gouvernement, mais à chaque contact avec une personnalité politique, la coalition perdait en crédibilité auprès des acteurs de terrain. MPH a pu faire parler du G8 dans les médias et mobiliser des centaines de milliers de gens dans les rues d’Edimbourg, mais n’a pas réussi à développer en parallèle une véritable critique du G8. L’objectif de MPH était d’amener les dirigeants à prêter plus d’attention à la pauvreté en Afrique. Mais en utilisant la mobilisation contre le G8 pour faire pression dessus plutôt que d’en contester la légitimité, MPH a reconnu le G8 de facto et s’est ainsi coupé de la partie la plus significative du mouvement altermondialiste. La plupart des acteurs de terrain rejettent le G8 comme symbole de la centralisation du pouvoir endémique dans la structure actuelle de la gouvernance mondiale où des représentants nationaux imposent leurs décisions aux populations. Pour le réseau Dissent!, le G8 est symptomatique de décisions prises de façon centralisée et hiérarchique, à l’opposé de l’autonomie et de la démocratie. Il ne s’agit pas de dire que le G8 serait légitime si seulement les dirigeants avaient été élus, mais que toute représentation est fondamentalement faussée parce qu’elle repose sur la centralisation du pouvoir. Le but du réseau Dissent! était de combiner une critique radicale du G8 avec la construction d’alternatives viables reposant sur l’horizontalité comme préfiguration d’une forme plus globale de gouvernance mondiale – basée non sur la représentation mais sur une large participation par le biais de réseaux décentralisés.

Innovation politique

Dans le cadre de cette stratégie pour un changement mondial, le réseau Dissent! a construit trois vastes espaces de convergence organisés chacun sur base de réunions fondées sur le consensus. Le réseau Dissent! a utilisé ces espaces de convergence non pas comme des outils logistiques mais comme la matérialisation de ces «autres mondes» qu’ils voudraient voir émerger. Plutôt que d’organiser ces espaces de façon centralisée et hiérarchique et prendre des décisions par voie représentative, les acteurs du mouvement ont préféré construire des structures politiques où la prise de décisions s’organise autour de groupes de travail décentralisés et de «quartiers». L’idéologie qui sous-tend pareille organisation, c’est le refus des structures politiques existantes pour en créer de nouvelles. Il s’agit là d’une innovation cruciale dans le monde politique britannique. Cette approche innovante des espaces de convergence et le conflit qui s’est focalisé sur le FSE en tant que processus représentent un glissement dans la stratégie du mouvement : les changements politiques ne sont plus le résultat d’une interaction avec la bureaucratie technocratique mise en place par une politique via des représentants. La division entre les verticaux et les horizontaux au Royaume Uni met en lumière la tendance de plus en plus nette à percevoir la politique représentative comme faisant partie du problème en ceci qu’elle dérobe à la population la capacité de décider pour elle-même. Les horizontaux ont tout au contraire construit un projet politique à partir de nouvelles pratiques et structures politiques dans le mouvement même de l’organisation contre le statu quo politique.