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Santé pour tous ?

On ne s’en rend plus compte tant ça semble naturel : le système solidaire de santé en vigueur, dénommé « sécurité sociale », qui profite à tout le monde, est une des principales conquêtes de la civilisation et un des principaux marqueurs du développement humain.
Mais ce système n’est pas tombé du ciel. Et, malheureusement, il n’est pas forcément éternel.

(Article paru dans le n°101 « Pour une gauche médicale« , septembre 2017)

L’instauration d’un système général de « sécurité sociale » (en Belgique, elle a lieu en 1944) n’est pas un évènement soudain. Ses différentes composantes se sont progressivement développées, par des luttes sociales, depuis la fin du XIXe siècle et elles ont manifesté l’émergence d’une conception de l’État comme redistributeur de richesses, avec pour objectif de réduire les inégalités sociales. Le but de l’assurance maladie-invalidité étant de rendre les soins médicaux financièrement accessibles pour tous, elle est un pilier essentiel de cette réduction.

Un système de sécurité sociale pour tous et le droit à la santé comme condition du « bonheur des peuples » : c’est dans l’immédiat après-guerre que sont consacrés ces deux évènements fondateurs concernant la santé et ses relations à la médecine, dans une perspective d’égalité sociale. L’expérience de deux guerres mondiales en un demi-siècle force en effet à rechercher les conditions d’un monde meilleur.

La santé est politique

La découverte de la pénicilline puis le développement des antibiotiques nourrissent, à juste titre, l’optimisme d’après-guerre, au niveau international. En 1945, une organisation internationale de la santé est proposée dans le cadre de l’Organisation des Nations-Unies. Cette initiative est l’œuvre des délégations du Brésil et de la Chine. Elle ne vient pas de grandes puissantes telles que les États-Unis ou la Grande-Bretagne qui, au départ, n’avaient pas souhaité inclure la question de la santé dans les objectifs prioritaires de l’après-guerre.
La Constitution de l’Organisation mondiale de la santé, votée en 1946, consacre son préambule à quelques principes « à la base du bonheur des peuples, de leurs relations harmonieuses et de leur sécurité ». Parmi ceux-ci, la définition de la santé des individus comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et […] pas seulement une absence de maladie ou d’infirmité », ainsi que l’idée d’envisager la santé des peuples comme « une condition fondamentale de la paix du monde ». Le texte confie aux gouvernements nationaux la responsabilité de prendre les « mesures sanitaires et sociales appropriées » pour la santé de leurs peuples.

En donnant à sa définition cette triple dimension (physique, mentale et sociale), l’OMS prend l’option de ne pas décrire la santé simplement comme l’un des pôles d’un continuum entre santé et maladie. Si elle avait défini la santé uniquement comme l’absence de maladie, l’OMS en aurait fait une matière exclusivement biomédicale. Or, dans la perspective des Nations-Unies, la santé n’est pas un simple ressenti : elle est produite, elle est un résultat et, par conséquent, elle est de nature politique. Dans un contexte où la
question de la solidarité et de la réduction des inégalités sociales anime l’État-Providence, c’est un changement de perspective important, même s’il mettra longtemps à s’implanter.

L’organisation de l’accès aux soins, de même que le développement pour la santé, s’inscrivent à l’époque dans une perspective fataliste. Le système de soins de santé se met en place dans un cadre épidémiologique encore très marqué par les maladies infectieuses et transmissibles. La révolution pasteurienne[1.C’est-à-dire le bouleversement causé par les découvertes de Louis Pasteur (1822-1895) sur les germes pathogènes, réduisant à néant la théorie de la génération spontanée.] récente a produit le modèle « une maladie = un germe », un modèle dont l’efficacité se révèle avec le développement de vaccins et de nouveaux médicaments. Ce modèle est également porteur d’une représentation selon laquelle les risques d’atteintes à la santé sont distribués de manière aléatoire (les germes circulent) et où les citoyens sont donc égaux face aux maladies.

De son côté, l’OMS développe, au cours de ses premières années, des programmes verticaux, dont les interventions sont ciblées chacune sur un problème de santé limité, choisi par des techniciens.
Après une trentaine d’années de ces expériences aux effets parfois controversés, l’organisation modifie cette optique lors de sa conférence d’Alma Ata (1978) et promeut désormais la notion de « soins de santé primaires », financièrement accessibles et disponibles pour les populations, dans une conception de droit à la santé pour tous.

Objectif égalité

Un basculement des représentations sur l’égalité en santé se produit dans les années 1980, avec des conséquences sur les nécessités de changement social.
Au Royaume-Uni, le rapport d’une commission d’experts présidée par Douglas Black établit clairement que si le niveau général de santé s’est effectivement amélioré depuis l’instauration du Welfare State dans l’après-guerre, les inégalités sociales de santé en revanche se maintiennent et même s’accroissent, et cela quel que soit le système de mesure utilisé. Ce résultat paradoxal crée un grand trouble. En effet, le système de santé britannique, financé par l’impôt[2.Selon le modèle préconisé en 1942 par le rapport de la commission présidée par Lord Beveridge.], assure une couverture universelle à tous les résidents.
Il coûte cher et sa légitimité tient à ses deux objectifs : l’amélioration générale de la santé et l’égalité sociale devant la santé. Si le premier objectif est rencontré, le second est visiblement en échec et nécessite d’autres approches.

Le rapport Black sera à l’origine de multiples recherches, d’abord dans l’ensemble des pays riches puis, après les années 2000, dans les pays émergents et à faible revenu. Ces recherches ont, à chaque fois, confirmé la conclusion initiale, à savoir que la distribution sociale de la santé est intrinsèquement liée aux inégalités dans la société et qu’elle reflète ces dernières, sous la forme du « gradient social de santé ». Ces recherches mettent toutes en évidence le poids décisif sur la santé des facteurs spécifiques à un contexte, qu’il s’agisse de facteurs favorables (support social, régime alimentaire de qualité, utilisation d’infrastructures et services publics…) ou de facteurs de risques (sédentarité, faible niveau de connaissances populaires en santé, sous-équipement des services publics, environnement dégradé…).

Ces déterminants agissent à quatre niveaux : l’incidence des problèmes de santé (avant tout, le besoin de soins), l’accès aux soins, la prise en charge sanitaire et les conséquences durables de la maladie. Les recherches révèlent surtout que la distribution de ces déterminants reflète les inégalités sociales : l’exposition à la plupart des facteurs de risques est plus fréquente et plus importante dans les groupes sociaux qui sont au bas de l’échelle sociale, et c’est l’inverse pour les facteurs de protection, plus fréquents et plus nombreux dans les groupes favorisés.

Quels sont dès lors les changements sociaux à mettre en place ? La Commission sur les déterminants sociaux de la santé, créée par l’OMS au début des années 2000, rassemble les observations et soutient les développements théoriques permettant de comprendre ce qu’elle appelle des « inégalités évitables, inacceptables et injustes ». Selon cette Commission, la réponse doit aussi passer par des actions systémiques pour « s’attaquer à la répartition inéquitable du pouvoir, de l’argent et des ressources et aux causes structurelles de ces conditions de vie ». Autrement dit, les changements à mettre en place pour lutter contre les inégalités en matière de santé passent par des politiques intersectorielles et transversales. Ils ne peuvent pas relever du seul secteur de la santé.

Insécurité sociale

Cette thématique émerge au moment où, dans les pays comparables à la Belgique, les paramètres de la problématique de la santé ont changé. Le contexte épidémiologique s’est modifié (avec, par exemple, les maladies chroniques). La médicalisation de certains problèmes sociaux (comme le vieillissement) ou de phénomènes physiologiques normaux (comme l’accouchement) est remise en cause. Des approches alternatives à la biomédecine ont bouleversé le système de soins, construit au départ sur une
approche curative et un modèle pasteurien. De nouveaux acteurs ont émergé, parfois difficilement, tels que les associations de patients, les services communautaires ou les observatoires de la santé. En outre, la remise en question de certains principes de l’État-providence s’accompagne de coupes budgétaires et modifie les perspectives du financement public.
Et la société attend de plus en plus des individus qu’ils soient conscients des
risques internes ou externes qui les menacent, les rendant en quelque sorte responsables de leur situation sociale et de leur santé.

Même s’ils gardent une légitimité politique importante à gauche, les objectifs d’égalité de santé pour tous ne vont plus de soi face à l’insécurité sociale et à l’instabilité de l’emploi. Or celles-ci sont intrinsèquement liées à la santé. Didier Fassin[3.Cf. D. Fassin, Faire de la santé publique, Paris, Presses de l’EHESP, 2008.] propose de considérer la santé comme un « rapport au monde social », ce qui en fait un enjeu politique permanent : « Ce rapport n’est pas un donné du vivant, préexistant dans la normalité d’un ordre physiologique, biologique ou sensible et conduisant à parler de bonne ou de mauvaise santé. Il est au contraire historiquement construit, objet de concurrences et de luttes entre des agents s’efforçant d’imposer des visions différentes de ce qui relève de la santé, c’est-à-dire de ce qu’il faut socialement et politiquement traiter comme un problème de santé. » Cette perspective inclut la question des inégalités sociales de santé, une question qui est également contextuelle et politique.

En matière d’inégalités de santé, on observe une tendance semblable à celle qui se manifeste dans la lutte contre la pauvreté : la perspective néolibérale s’accommode aisément de pratiques d’assistance aux plus pauvres, mais elle fait obstacle à une lutte contre les inégalités sociales sur un plan global. En Belgique, la prise de conscience de la nécessité d’agir contre les inégalités de santé a pris du retard et elle est encore insuffisante. Elle reste sectorielle, ciblée surtout sur les populations les plus précaires, faisant l’impasse sur le gradient régulier qui différencie progressivement le niveau de santé des différents groupes, des plus démunis aux plus riches. L’individualisation des pratiques isole et stigmatise les groupes sociaux « à risques » tout en épuisant les professionnels, mis dans l’incapacité de mettre en place des environnements « soutenants » et solidaires.

La santé apparaît ainsi de plus en plus nettement comme une des nombreuses facettes des rapports entre groupes sociaux, tant dans la lutte entre les groupes d’acteurs et les institutions que dans l’action au sein de la société civile. Comme pour la pauvreté, une vision progressiste sur les inégalités de santé rend impératives des modifications structurelles dans le sens d’une plus grande égalité sociale.

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